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traditions, de besoins et d'aspirations. L'humanité, a-t-on dit, est faite de plus de morts que de vivants; la nation est faite elle aussi de plus de morts que de vivants. Le souvenir des luttes entreprises, des triomphes remportés et surtout des défaites subies en commun a contribué puissamment à créer et à préciser la conscience de la solidarité nationale. Pour ne citer qu'un fait, la guerre de Cent Ans et les souvenirs ineffaçables qu'elle a laissés dans les consciences françaises ont été une des causes les plus actives de la formation du sentiment national. La communauté des traditions a joué dans tous les pays un rôle capital, et en ce sens on a dit, très justement, que la nation était une formation historique. Cf. Renan, Qu'est-ce qu'une nation? dans Discours et conférences, p. 307.

La communauté des aspirations et des besoins présents, le sentiment du rôle que les hommes d'une même nation doivent jouer en commun dans le monde, le besoin de défendre un patrimoine commun d'idées, de richesses intellectuelles et matérielles, tout cela maintient et accroît chaque jour la cohésion nationale. D'autre part, les membres d'une même nation sont particulièrement unis entre eux par les liens de la solidarité par division du travail; car, étant plus près les uns des autres, ils échangent naturellement plus fréquemment et plus facilement les services qu'ils peuvent se rendre à cause de leurs aptitudes diffé

rentes.

La nation, forme générale actuelle des collectivités politiques, n'exclut pas cependant le maintien des formes sociales antérieures, la famille et la cité. Le membre de la nation peut être aussi encadré dans une famille et une cité. Mais qu'on le regrette ou non, on est obligé de reconnaître que dans la nation moderne, la famille, en tant que groupe social, est en train de se désagréger, et que la commune moderne, pour des raisons qu'il n'y a pas lieu de rechercher, est impuissante à fonder des groupements cohérents

et forts au sein de la nation. Mais en même temps se forment d'autres groupements. Les corporations professionnelles encadrent les hommes dans une nouvelle hiérarchie sociale. La formation, au sein de la nation moderne et particulièrement au sein de la nation française, de groupements fondés sur la communauté des intérêts professionnels, industriels, commerciaux, des travaux scientifiques, des œuvres artistiques, littéraires ou autres et aussi sur les promesses d'assistance mutuelle, est incontestablement le fait social le plus saillant de ces trente dernières années. Le législateur n'a pu le négliger, et ses lois, comme les lois de 1884 sur les syndicats professionnels, de 1898 sur les sociétés de secours mutuels, de 1901 sur les associations en général, la nouvelle loi annoncée sur les syndicats professionnels, provoquées par le mouvement associationniste, le favorisent par un effet en retour, le dirigent et lui donnent un relief particulièrement frappant.

Ces associations, ainsi formées dans le sein de la nation, ne compromettent point, bien au contraire, l'unité nationale. Ç'a été la grande erreur de la Révolution de croire que l'unité nationale était incompatible avec les associations de citoyens appartenant aux mêmes état et profession, et la loi Le Chapelier (14 juin 1791), qui peut-être à cette époque pouvait se justifier, a été en quelque sorte abrogée par les faits avant de l'être par le législateur. L'homme moderne, membre de la nation, se trouve ainsi uni aux autres membres de la même nation par des liens infiniment complexes: similitude générale des traditions, des aspirations et des besoins, diversité des aptitudes et des intérêts, échanges réciproques de services fondés sur les différences des besoins et des aptitudes. Cette multiplicité et cette complexité des liens sociaux iront sans aucun doute en s'accroissant et, par là même, l'homme deviendra plus homme en devenant plus social. Cf. Boncourt, Le fédéralisme

économique, 1899; Duguit, L'Etat, le droit objectif et la loi positive, 1901, chap. I.

Au moment où nous écrivons ces lignes, une polémique très vive est engagée entre publicistes et hommes politiques sur l'idée de patrie. Elle a eu pour point de départ la propagande des pacifistes en vue de la suppression de la guerre, et les déclarations tapageuses de M. Hervé niant l'idée de patrie et prêchant la grève des militaires au cas de guerre (cf. son livre intitulé: Leur patrie, 1905). De nombreuses polémiques de presse ont eu lieu pendant toute l'année 1905. V. les articles de M. Clémenceau dans l'Aurore, et de M. Jaurès dans l'Humanité, l'article de M. Goblet jetant un cri d'alarme dans la Revue politique et parlementaire, avril 1905. Ces idées pacifistes paraissent avoir pénétré dans le corps des instituteurs. Cf. l'ordre du jour voté à Lille, 1er septembre 1905, dans Le Temps, 2 septembre, qui semble faire de la patrie une chose subsidiaire. Rap. l'ordre du jour voté le 7 septembre 1905 sur la proposition de M. Buisson par le Congrès de la libre pensée (Le Temps, 9 septembre 1905). A la suite de la publication au mois d'octobre, sous l'inspiration de la Bourse du travail de Paris, de brochures et d'affiches antimilitaristes, une interpellation a été adressée au ministère « sur l'incessante propagande internationaliste ou antimilitariste des bourses du travail ». Cette interpellation a provoqué une longue discussion, qui a occupé les séances des 27 novembre, 1er décembre, 8 décembre et 15 décembre 1905, 19 janvier 1906. Nous citerons particulièrement les discours de M. Deschanel dans la séance du 27 novembre, de M. Sembat dans la séance du 8 décembre poussant à l'extrême la théorie antipatriote, et de M. Jaurès, séances des 8 et 15 décembre, essayant de concilier l'internationalisme et le patriotisme, et les déclarations très nettes de M. Rouvier, président du conseil dans la 2 séance du 4 décembre 1905: « Je n'ai pas à revenir sur les déclarations maintes fois faites dans toutes les circonstances où les membres quelconques du cabinet ont eu à s'expliquer sur ces questions, aussi bien en dehors de cette enceinte qu'à cette tribune. Ces doctrines antimilitaristes, le gouvernement les répudie, et il est sûr en cela d'être l'organe de l'immense majorité de la représentation nationale. » (J. off., Débats parlement., Chambre, 1905, p. 3694). - Cf. la déclaration ministérielle lue aux Chambres le 12 juin 1906. En nous plaçant au point de vue purement scientifique, et en mettant par conséquent de côté toute préoccupation de politique électorale, tout intérêt de parti, toute considération sentimentale, nous dirons : en fait, au stade d'évolution auquel sont parvenues les sociétés modernes, la solidarité nationale est la forme par excellence de la solidarité sociale; par conséquent si l'homme veut vivre, il ne peut vivre que dans la nation, parce que la vie sociale est la condition de la vie individuelle. Affirmer la prédominance de l'idée de patrie, c'est affirmer un fait auquel est attachée l'existence

même des hommes modernes. Maintenant la forme nationale estelle la dernière forme des groupements humains? L'idée de patrie n'est-elle pas destinée à disparaître, comme beaucoup d'idées, qui ont rempli le monde à un certain moment? La nation fera-t-elle place un jour à un groupement plus large, plus compréhensif ? C'est possible, c'est même très probable. Mais quand, comment cette transformation se produira-t-elle ? Nul ne le sait, et il faut se garder de faire le prophète. Il n'y a pas de plus sot ni de plus dangereux métier.

22. La nation élément subjectif de l'Etat. Dans une formule employée surtout par les auteurs allemands, on dit que la nation est à la fois un élément subjectif et un élément objectif de l'Etat. On veut dire par là que la nation est d'abord un élément de la personnalité juridique de l'Etat, c'est-à-dire un élément constitutif de l'Etat conçu comme sujet de droit; et que d'autre part la nation est aussi objet du droit de puissance, qui appartient à l'Etat, sujet de droit. Que la nation soit un élément subjectif de l'Etat, c'est le point essentiel de la théorie française, et c'est aussi le point essentiel de la théorie dominante dans la science moderne.

Mais il ne nous semble pas vrai de dire que la nation soit aussi objet de la puissance publique. En effet, cette puissance publique ne s'exerce pas à vrai dire sur la nation prise comme telle, mais sur les individus qui composent la nation. Le postulat, aujourd'hui à peu près unanimement admis, est celui de l'entité nationale. Or, incontestablement, ce n'est pas sur cette entité que s'exerce la puissance publique, mais bien sur les individus pris séparément. L'observalion a son importance. D'abord on ne comprend pas très bien comment logiquement la nation prise comme entité pourrait être en même temps objet de la puissance publique et élément constitutif du sujet titulaire de cette puissance.

D'autre part la puissance publique de l'État s'exerce sur beaucoup d'individus qui ne font pas partie de la nation considérée. On ne peut dire que la nation comme telle soit objet de la puissance publique,

puisque la somme des individus, sur lesquels s'exerce cette puissance, ne coïncide pas avec la somme des individus composant la nation. Chacun sait notamment que tout État exerce des droits de puissance, qui peuvent varier suivant les pays, mais qui sont partout reconnus, sur tous les individus, même n'étant pas ses nationaux, qui se trouvent sur son territoire. D'autre part beaucoup d'individus peuvent être et sont en fait sujets d'un pays sans être nationaux de ce pays. En considérant particulièrement la France, tous les indigènes des colonies sont sujets, mais non citoyens français, tant que le caractère de citoyens ne leur a pas été expressément reconnu, suivant certaines règles spéciales déterminées par notre législation coloniale. Il y a donc là une quantité considérable d'individus, qui sont subordonnés à la puissance publique française, mais qui ne font point partie de la nation française. Quant aux habitants des pays de protectorat, ils ne sont certainement pas même Français, et cependant ils sont subordonnés, en une mesure variable d'ailleurs, à la puissance française.

Cf. Giraud, Legislation coloniale, 2 vol., 2o édit. 1903 et 1905; Despagnet, Les protectorats, 1896.

Ainsi, dans la plupart des grands États modernes, il y a des populations qui sont distinctes de la nation proprement dite, qui sont soumises à la puissance de l'État, mais qui ne concourent point à former la personnalité juridique de l'État. Cela permet d'écarter une objection parfois faite à la théorie de l'État exposée ici. Dans beaucoup d'Etats, dit-on, le peuple se compose de populations diverses, qui certainement ne forment pas une nation, et par conséquent on ne peut pas prétendre que la nation soit un élément constitutif général de l'État. On répond à cela que, malgré la diversité des populations soumises à une même puissance politique, il peut exister un noyau central de population, qui forme une nation unifiée, et que l'existence de cette nation est indispensable pour qu'il y ait un État; que si par exemple on considère la France, la nation française forme le substratum de l'État français sujet de droit; et les populations distinctes de la nation française ne concourent pas à la formation de l'unité subjective de l'État français. Ces populations sont simplement l'objet d'une puissance dont le titulaire est l'État français.

La nation française, au contraire, prise telle quelle,

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