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constitue un élément de la personnalité de l'Etat français. L'Etat français est la corporation nationale, en tant qu'elle est investie de la souveraineté. On verra plus loin (§§ 24-27) quel rôle joue le territoire à côté de la nation. Mais ici se pose cette question capitale : la nation étant le substratum de la personnalité juridique de l'Etat, a-t-elle prise en elle-même une personnalité distincte de celle de l'Etat et possède-t-elle des droits supérieurs et antérieurs à ceux de l'Etat?

Dans la doctrine française, telle qu'elle ressort des textes des Déclarations des droits et des constitutions de l'époque révolutionnaire, la réponse à cette question ne peut faire de doute. La théorie française peut ainsi se résumer : la nation est une personne distincte de l'Etat, comme elle est distincte des individus qui la composent; elle est titulaire de la souveraineté originaire par cela seul qu'elle est la collectivité et qu'elle est la volonté générale, supérieure comme telle aux volontés individuelles. Cette volonté générale est la volonté souveraine. La nation personne possède la souveraineté originaire, une, indivisible et inaliénable. Les textes qui consacrent ce principe sont : l'art. 3 de la Déclaration de 1789 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément »; l'art. 1er du titre III, préamb. de la constitution de 1791 : « La souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la nation; aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice »; l'art. 25 de la Déclaration des droits de 1793: « La souveraineté réside dans le peuple; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable »; l'art. 7 de la Constitution de 1793; les art. 17 et 18 de la Déclaration des droits de l'an III; l'art. 2 de la constitution de l'an III; les art. 1 et 18 de la constitution de 1848, la résolution du 17 février 1871 et le préambule de la loi du 31 août 1871. On a montré dans l'introduction (§ 11)

les grandes lignes de l'évolution historique de laquelle est sortie cette théorie.

La nation personnifiée est donc titulaire de la souveraineté dans son essence. Elle ne peut point l'aliéner, parce qu'en le faisant, elle s'aliénerait ellemême. Mais peut-elle, en retenant l'essence de la souveraineté, déléguer cette souveraineté à des gouvernants mandataires, qui l'exerceront par représentation? Sur ce point, nos textes constitutionnels ne sont plus unanimes. La constitution de 1793, sans le dire expressément, avait écarté cependant l'idée de la représentation et ses auteurs, s'inspirant surtout de J.-J. Rousseau, étaient dominés par l'idée que la souveraineté ne peut pas plus être représentée qu'elle ne peut être aliénée. A cause de cela, ils avaient fait une large part au gouvernement direct (cf. § 51). Au contraire, la constitution de 1791 avait posé le principe de la représentation: « La nation, de qui seule émane tous les pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation. La constitution française est représentative; les représentants sont le corps législatif et le roi » (tit. III, préamb., art. 2). Le même principe a été adopté explicitement ou implicitement par les constitutions de l'an III, de 1848, la loi du 20 novembre 1873 sur le pouvoir exécutif (loi dite du septennat) et les lois constitutionnelles de 1875. Mais suivant les idées qui ont inspiré ces textes et qui sont encore dominantes dans la doctrine française, par la représentation la nation ne délégue que les prérogatives de la souveraineté; elle en conserve la substance.

On verra plus loin ce qu'il faut penser de la théorie ainsi comprise de la représentation politique (§ 52). On a montré aussi précédemment (§ 12) les graves objections auxquelles se heurte la conception de la souveraineté nationale. Il n'y a pas à y revenir; nous la prenons ici comme une institution positive du droit français et comme un postulat de la doctrine juri

A cette conception de la nation-personne, certains publicistes opposent un théorie que l'on peut appeler théorie de la nationorgane. Elle est exposée surtout par M. Jellinek, Allgemeine Staatslehre, 2o édit., 1905, p. 409 et p. 566. — Rapp. Saripolos, La démocratie et l'élection proportionnelle, 1899, II, p. 67 et suiv. ; — Orlando, Revue du droit public, 1891, I, p. 1; — Gierke, Genossenschaftstheorie, 1887, p. 689 et Jahrbücher de Schmoller, 1883, p. 1882. Les auteurs précités partent de l'idée que considérer la nation comme une personne titulaire de la souveraineté primaire, c'est créer une dualité dans l'Etat et c'est ruiner toute théorie juridique de l'Etat. Dès lors, ils affirment que l'Etat seul est titulaire de la souveraineté, que l'Etat est une collectivité corporative territoriale investie d'un droit de puissance, que le peuple, coordonné à l'effet de former un élément constitutif de l'Etat, sujet de droit, n'a point un droit distinct de celui de l'Etat et antérieur à lui, que l'Etat seul est sujet du droit de puissance et que c'est une erreur de parler, comme le font les auteurs français, de la souveraineté originaire de la nation. On ajoute que si la nation n'est pas un sujet de droit distinct de l'Etat, elle est un organe de l'Etat (cf. § 50, théorie de l'organe juridique). Dans les pays démocratiques, comme la France, la nation est organe direct primaire, en ce sens qu'elle prend sa qualité d'organe directement dans la constitution même de la collectivité et qu'il n'y a personne dans l'Etat à qui elle soit subordonnée en sa qualité d'organe. Elle est organe suprême parce que réside en elle l'activité même de l'Etat et que, la nation disparaissant comme organe, l'Etat lui-même disparaîtrait ou subirait une transformation radicale. C'est ainsi qu'on peut dire que la nation, conçue comme organe, est un élément constitutif de l'Etat. Mais si la nation est simplement un organe de l'Etat, il faut lui appliquer la théorie de l'organe. L'organe ne fait qu'un avec la collectivité dont il est l'organe; la nation ne fait qu'un avec l'Etat dont elle est l'organe; la nation n'est donc point une personne distincte de l'Etat ; elle est un instrument de vouloir et d'agir de l'Etat; elle exerce des droits de puissance dont le seul titulaire est l'Etat. La nation, simple organe de l'Etat, n'a d'autre compétence que celle que lui attribue la constitution, et cette compétence varie suivant les pays. Tantôt la nation est organe pour décider, ayant même quelquefois, comme en Suisse, un droit d'initiative; tantôt elle est organe pour sanctionner, par exemple dans les pays qui pratiquent le referendum populaire; le plus souvent dans les pays modernes, comme en France, elle est seulement organe pour élire; les organes qu'elle institue prennent alors le nom, inexact d'ailleurs, d'organes représentatifs (cf. §§ 52 et 53).

Cette théorie de la nation-organe n'est qu'une application de la théorie très ingénieuse de l'organe juridique; mais elle se heurte à de graves objections. D'abord, elle contient en elle-même une contradiction. D'une part on affirme que la nation comme telle est le

substratum de l'Etat; d'autre part on dit qu'elle est organe de l'Etat; mais pour cela il faut qu'elle ait elle-même des organes, car comme telle elle est incapable de vouloir et d'agir. Dès lors apparaissent en quelque sorte deux nations: la nation comme telle élément constitutif de l'Etat, et la nation munie d'organes, organe elle-même de l'Etat. D'autre part la théorie de la nation-organe aboutit en réalité à la personnification de la nation. Un individu comme tel peut être organe d'une corporation; mais une collectivité ne peut être organe d'une corporation qu'à la condition qu'elle soit une personne collective elle-même organisée. Par conséquent, la nation ne peut-être organe de l'Etat qu'à la condition qu'elle soit une personne collective organisée, et nous voilà revenus à la personnification de la nation.

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23. Situation des individus membres de la nation. L'électorat. La nation personnifiée étant titulaire de la souveraineté primaire, en résulte-t-il, pour tous les individus, membres de la nation, le droit de participer sous une forme ou sous une autre à la puissance publique? La question est célèbre. Comme le plus habituellement aujourd'hui la participation à la puissance publique a lieu sous la forme de participation à une élection, la question est posée habituellement sous la forme suivante : L'électorat est-il un droit ou une fonction?

Du principe de la souveraineté nationale, il ne résulte point nécessairement et logiquement que les membres de la nation, pris individuellement, aient un droit quelconque de participer à la puissance publique. En effet la nation en corps est une personne distincte des individus qui la composent; c'est elle qui est titulaire de la souveraineté et point les individus ; par conséquent les individus n'ont comme tels aucune part de la souveraineté; et ils n'ont aucun droit comme tels de participer à la puissance publique. Le législateur doit déterminer les conditions les plus favorables pour dégager la volonté nationale, et désigner les personnes qui seront chargées d'exprimer cette volonté. On peut leur donner le nom d'électeurs; et ainsi l'électorat est une fonction, la fonction créée par la constitution et qui consiste à dégager la volonté nationale.

Telle est en réalité la conséquence qui dérive logiquement du principe de la souveraineté nationale.

Mais une pareille conséquence ne pouvait donner satisfaction aux tendances démocratiques, qui ont rempli tout le XIXe siècle et qui ont aboutit dès 1848 à l'établissement en France du suffrage universel direct et égalitaire, et dans les pays étrangers ou bien au suffrage universel ou bien à l'extension chaque jour plus grande du suffrage. De là l'incertitude, les tâtonnements de notre législation positive et de la doctrine française et étrangère relativement à la nature. de l'électorat.

Du principe que la souveraineté réside dans la collectivité, J.-J. Rousseau, par une contradiction certaine, tirait cette conséquence que tout individu membre de la collectivité possède comme tel un droit intangible de participer à l'exercice de la souveraineté. « J'aurais, dit Rousseau, bien des réflexions à faire sur le droit de voter dans tout acte de souveraineté, droit que rien ne peut ôter aux citoyens ». Et encore : « Supposons que l'Etat soit composé de 10.000 citoyens. Le souverain ne peut être considéré que collectivement et en corps; mais chaque particulier en qualité de sujet est considéré comme individu. Ainsi le souverain est au sujet comme 10.000 est à un, c'est-à-dire que chaque membre de l'Etat n'a pour sa part que la 10.000 partie de l'autorité souveraine » (Contrat social, liv. IV, chap. 1, et liv. III, chap. 1). — Il saute aux yeux que cette solution est contradictoire avec la doctrine de la souveraineté une et indivisible de la collectivité, développée au Contrat social. Avec le raisonnement de J.-J. Rousseau, on arrive non seulement au suffrage universel, mais au suffrage universel égalitaire; tous les membres de la nation doivent avoir un droit égal de participer à l'exercice de la puissance publique.

L'Assemblée nationale de 1789, tout en proclamant à la suite de Rousseau le dogme de la souveraineté nationale, plus logique que lui, ne crut point que cela impliquât nécessairement la participation active de tous les membres de la nation à la puissance publique. On ne doit considérer que la volonté de la nation une, comme personne, et non point la volonté de l'électeur; celui-ci n'est qu'un fonctionnaire chargé de dégager cette volonté de la nation. Tous les membres de la nation n'ont donc point comme tels le droit

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