Page images
PDF
EPUB

La doctrine individualiste doit être rejetée aussi parce qu'elle ne répond pas au désideratum que doit réaliser toute doctrine sur le fondement du droit établir le principe d'une limitation juridique, négative et positive des pouvoirs de l'Etat. Si la doctrine individualiste peut déterminer ce que ne peut pas faire l'Etat, elle ne peut lui imposer des obligations juridiques positives, et par exemple fonder son devoir d'assistance (V. infra, § 93).

D'autre part la doctrine individualiste, partant de cette idée que l'homme naturel est libre et indépendant des autres hommes, isolé, doit expliquer comment les hommes, par leur nature même indépendants les uns des autres, vivent en société; elle se trouve de ce fait en présence d'un problème insoluble, dont ses partisans n'ont donné qu'une seule solution implicitement ou explicitement, la solution du contrat social. Les hommes, dit-on, forment une société parce qu'ils ont par un contrat renoncé à une partie de leur indépendance naturelle pour acquérir en retour la sécurité. Cf. Locke, Du gouvernement civil, édit. franç., 1691, ch. VII, p. 122; — J.-J. Rousseau, Contrat social, liv. II, ch. VIII. On s'accorde aujourd'hui à reconnaître que l'hypothèse du contrat social est insoutenable. Il est facile de le montrer. Pour que l'homme ait fait un contrat avec d'autres hommes, et un contrat obligatoire, il faut qu'il ait eu l'idée du contrat, et l'idée de pouvoir limiter son indépendance par un contrat conclu avec d'autres hommes. Or cette idée, il n'a pu l'avoir que parce qu'il était en rapport avec d'autres hommes. Mais s'il était en rapport avec d'autres hommes, quelque lâches, quelque incertains que fussent ces rapports, ils formaient un lien social, et les hommes n'ont pu penser faire un contrat qu'au moment où ils vivaient déjà en société; ainsi donc ce n'est pas un contrat qui a donné naissance aux sociétés humaines, puisque l'idée du contrat n'a pu naître dans l'esprit humain qu'au moment où les hommes vivaient déjà en société. Cela ruine la doctrine du contrat social et en même temps la doctrine individualiste, puisque celle-ci, sans l'hypothèse du contrat social, est impuissante à expliquer la formation des sociétés humaines.

5. Doctrines du droit social. Nous qualifions ainsi toutes les doctrines qui partent de la société pour arriver à l'individu, du droit objectif pour arriver au droit subjectif, de la règle sociale pour arriver au droit individuel, toutes les doctrines qui affirment l'existence d'une règle s'imposant à l'homme vivant en société, et qui font dériver ses droits subjectifs de ses obligations sociales, toutes les doctrines qui affirment. que l'homme, être naturellement social, est par cela même soumis à une règle sociale, qui lui impose des obligations vis-à-vis des autres hommes, et que ses

droits ne sont que des dérivés de ses obligations, les pouvoirs qu'il a de remplir librement et pleinement ses devoirs sociaux.

Ces doctrines, que nous avons appelées doctrines du droit social, devraient être appelées plus exactement doctrines socialistes par opposition aux doctrines individualistes précédemment exposées. Nous n'employons pas cependant cette expression, parce qu'elle est à la fois trop vague et trop précise: trop vague parce que l'on qualifie de socialistes des doctrines infiniment diverses par leurs principes et par leurs tendances, et trop précise parce que le mot socialiste désigne surtout aujourd'hui en France un parti politique qui tend, par des moyens divers, évolutifs d'après les uns, révolutionnaires d'après les autres, à la suppression de la propriété individuelle. Il va sans dire que si, dans la suite de l'exposition, nous opposons à la doctrine individualiste la doctrine socialiste, dans notre pensée cette expression désignera seulement la doctrine qui fonde le droit sur le caractère social et les obligations sociales de l'homme.

Les doctrines du droit social sont à l'heure actuelle en voie d'élaboration; la conception socialiste du droit tend à remplacer partout, dans la doctrine, dans la jurisprudence et même dans la loi positive, la conception individualiste. Dans cette période de transition, il est difficile de saisir d'une manière précise les doctrines des divers publicistes et nous devons nous borner à tenter d'édifier une doctrine personnelle cohérente.

6. La solidarité sociale. Nous partons de ce fait incontestable que l'homme vit en société, qu'il a toujours vécu en société et qu'il ne peut vivre qu'en société avec ses semblables, que la société humaine est un fait primaire et naturel, et non point le produit d'un vouloir humain. Tout homme fait donc partie, a toujours fait et fera toujours partie d'un groupe humain. Mais en même temps l'homme a toujours eu une conscience plus ou moins claire de son individualité ; l'homme se saisit comme personne individuelle ayant des besoins, des tendances, des aspirations. Il comprend aussi que ces besoins il ne les peut satisfaire, que ces tendances, ces aspirations il ne les peut réaliser que par la vie commune avec d'autres hommes.

L'homme en un mot a la conscience, plus ou moins nette suivant les époques, de sa sociabilité, c'est-à-dire de sa dépendance d'un groupe humain, et de son individualité. Ce n'est pas là une affirmation a priori, mais bien une constatation positive.

Il y a donc et il y a toujours eu des groupes sociaux et les hommes qui en font partie ont à la fois conscience de leur individualité propre et des liens qui les unissent aux autres hommes. Quels sont ces liens ? On les désigne d'un mot, dont on fait à l'heure actuelle un étrange abus, mais qui reste, malgré le discrédit que les politiciens ont quelque peu jeté sur lui, le plus exact et le plus commode. L'homme, dirons-nous, est uni aux autres hommes par les liens de la solidarité sociale.

Cette solidarité sociale embrasse-t-elle tous les membres de l'humanité? Assurément oui. Mais ces liens sont encore bien lâches et bien incertains; l'humanité est actuellement encore divisée en un certain nombre de groupes sociaux plus ou moins étendus, et l'homme ne se conçoit guère que solidaire des autres hommes appartenant au même groupe que lui. Viendra-t-il un jour où la solidarité humaine absorbera les solidarités locales, régionales ou nationales, un jour où l'homme se considèrera comme citoyen du monde ? N'est-ce là qu'un beau rêve ou une réalité en marche ? Nul ne le sait. Quoi qu'il en soit, l'homme s'est considéré jusqu'à présent, et se considère encore comme plus particulièrement solidaire des membres d'un groupe déterminé. L'humanité est divisée en un nombre considérable de groupes sociaux.

Ces groupes ont revêtu diverses formes contingentes, dont les principales sont dans l'ordre chronologique : la horde, où les hommes vivent ensemble, sans demeure fixe, réunis les uns aux autres par les besoins de la défense et de la subsistance communes; la famille, groupe plus intégré, parce qu'à la solidarité née de la défense et de la subsistance communes s'ajoutent

les liens du sang et la communauté de religion; la cité, groupement de familles ayant une origine, des traditions et des croyances communes; enfin la nation, forme par excellence des sociétés modernes civilisées, et dont la constitution est due à des facteurs très divers, communauté de droit, de langue, de religion, de traditions, de luttes, de défaites et de victoires.

Mais quelque diverses qu'aient été dans le passé et que puissent être dans l'avenir les formes sociales, quelque variables et divers que soient, suivant les temps et les pays, les liens de solidarité qui unissent entre eux les membres d'un même groupe social, nous croyons cependant que la solidarité sociale peut se ramener à un des éléments essentiels et irréductibles, qui sont les suivants. Les hommes d'un même groupe social sont solidaires les uns des autres : 1o parce qu'ils ont des besoins communs auxquels ils ne peuvent assurer satisfaction que par la vie commune; 2° parce qu'ils ont des besoins différents et des aptitudes différentes, et qu'ils assurent la satisfaction de leurs besoins différents par l'échange de services réciproques, dus au développement et à l'emploi de leurs aptitudes différentes. La première espèce de solidarité est la solidarité par similitudes; la seconde, la solidarité par division du travail.

Ces deux espèces de solidarité peuvent se traduire en des formes infiniment diverses, suivant les époques et les pays; l'une peut prédominer sur l'autre; mais qu'on observe une société quelconque et on constate que la force, qui en maintient la cohésion, est cette solidarité par similitudes ou par division du travail; la société est d'autant plus forte que les liens de la solidarité qui en unit les membres sont plus étroits. L'observation démontre en outre qu'avec le progrès, la solidarité par division du travail grandit de plus en plus, la solidarité par similitudes restant au second plan. Les hommes deviennent de plus en plus différents les uns des autres, différents par leurs aptitu

des, leurs besoins, leurs aspirations; par suite, les échanges de services deviennent plus fréquents et plus complexes, et par là les liens de solidarité sociale deviennent plus forts.

C'est M. Durkheim, dans son beau livre la Division du travail social, 1893, qui le premier a déterminé la nature intime de la solidarité sociale el a su en montrer les deux formes essentielles : la solidarité par similitudes et la solidarité par division du travail; il appelle aussi la première la solidarité mécanique, et la seconde la solidarité organique. M. Durkheim a épuisé le sujet; et si l'on peut critiquer quelques points de détail dans son livre, ses conclusions générales nous paraissent hors de toute contestation.

Nous disons avec M. Durkheim que les membres d'un même groupe social sont unis naturellement les uns aux autres par une double solidarité, mécanique et organique. Mais à notre sens on ne saurait aller plus loin. Les sociologues modernes discutent beaucoup la question de savoir si la société a une réalité véritable distincte des individus qui la composent; toute une série de systèmes ont été édifiés sur ce point. Ils n'ont rien de scientifique, et sont purement artificiels. Les uns ont dit la société est une réalité psychologique; il y a une conscience sociale distincte des consciences individuelles (Espinas, Être ou ne pas être, Revue philosophique, 1901, 1, p. 478). Les autres ont dit: la société est un organisme vivant dont les individus ne sont que les cellules, et on a voulu démontrer que dans le corps social se retrouvent des tissus et des organes identiques à ceux des individus vivants. Herbert Spencer, Principes de sociologie, II, 1882 et Schäffle, Bau und Leben des sozialen Körpers, 2 vol., Tübingen, 1896 sont les promoteurs contemporains de ces doctrines; ils ont cependant déclaré l'un et l'autre qu'en parlant d'organes et de tissus sociaux, ils avaient simplement usé de métaphore, de comparaison (Schäffle, Zeitschrift de Tübingen, 1903, p. 294 et suiv., et 1904, p. 103 et suiv.). D'autres auteurs enseignent que les sociétés sont véritablement, réellement des êtres vivants et organisés. De même que l'on fait de la psychologie sociale, ils veulent faire de la biologie et de la pathologie sociales. Cf. R. Worms, Organisme et société, 1896; Lilienfeld, La pathologie sociale, 1896. Une bonne réfutation de l'idée de la société-organisme par Tarde, Revue philosophique, 1896, I, p. 637; Jellinek, Allgemeine Staatslehre, 2o édit., 1905, p. 143. Cf. Annales de l'Institut de sociologie, 1897, I, p. 170. Tout cela n'a rien de scientifique; il y a là jeux d'esprit et pas autre chose. On n'a jamais démontré qu'en dehors des consciences individuelles il y eût une conscience sociale distincte d'elles. Les hommes d'une même société, à un moment donné, pensent une même chose; le contenu de leur conscience est un contenu social; leur conscience est individuelle. Quand on parle de conscience

[ocr errors]
« PreviousContinue »