Page images
PDF
EPUB

électoral, et c'est au législateur constituant à déterminer les conditions que l'individu doit réunir pour pouvoir exercer la fonction électorale.

"

L'idée a été très nettement exprimée par les orateurs les plus qualifiés de l'Assemblée. Thouret, dans la séance du 11 août 1791 : La qualité d'électeur est fondée sur une commission publique. dont la puissance publique du pays a le droit de régler la délégation ». Le texte définitif de la constitution de 1791 fut voté, on le sait, sur le rapport général de Thouret. Dans la même séance du 11 août 1791, Barnave disait : « La qualité d'électeur n'est qu'une fonction publique, à laquelle personne n'a droit, que la société dispense ainsi que le lui prescrit son intérêt; la fonction d'électeur n'est pas un droit. » (Archives parlem., 1re série, XXIX, p. 356 et 366).

L'idée dominante à l'Assemblée de 1789 est bien que l'électorat n'est pas un droit, mais une fonction. Il faut ajouter que dans la pensée de l'Assemblée cette idée se combine avec celle du droit de citoyen. A tout individu vivant en société on reconnaît un droit individuel, supérieur à toute loi positive, s'imposant au législateur, le droit de citoyen. Ce n'est point le droit de voter; c'est le droit d'être reconnu comme partie composante de la nation, seule titulaire de la puissance publique; et le citoyen ne peut voter que si le législateur lui a conféré cette fonction. Finalement le citoyen électeur est à la fois titulaire d'un droit et investi d'une fonction : le droit, c'est le droit qui lui appartient, avant toute loi, comme membre de la nation française; la fonction, c'est la fonction électorale qui consiste à participer à l'expression de la volonté nationale et qui lui est conférée par la loi.

Cette combinaison, faite par l'Assemblée nationale, du droit de citoyen et de la fonction électorale, ressort très nettement de nombreux textes. Elle n'est autre chose que la distinction faite en 178991 entre les citoyens actifs et les citoyens passifs. Tous les Français sont citoyens passifs: voilà le droit. Quelques-uns, qui réunissent certaines conditions, votent soit dans les assemblées primaires, soit dans les assemblées électorales; ils sont citoyens actifs, électeurs voilà la fonction. Pour bien saisir la pensée de l'Assemblée, qu'on rapproche d'une part les art. 2 et 6 du titre II de la constitution de 1791, qui déclarent que tous les Français sont citoyens, et d'autre part les art. 1 et 2 de la section II du chapitre I,

du titre III, qui déclarent que les citoyens actifs se réuniront pour former l'assemblée nationale législative et déterminent les conditions exigées pour être citoyen actif.

Ne pourrait-on pas opposer l'art. 6 de la Déclaration des droits : «La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation »? N'est-ce pas l'affirmation que tous les citoyens ont le droit, supérieur à la loi elle-même, de participer à la puissance publique? La contradiction n'est qu'apparente. La pensée de l'Assemblée est celle-ci : la loi est l'expression de la volonté collective, c'est-à-dire la volonté de la nation personnifiée; tous participent à la formation de cette volonté collective, à la formation de la loi, puisque tous sont citoyens, c'est-à-dire parties composantes de la nation, et les électeurs expriment bien la volouté de tous, puisqu'ils sont agents investis par la loi de la fonction d'exprimer cette volonté.

A la Convention, les idées de J.-J. Rousseau triomphent et le droit électoral de tout citoyen est affirmé comme conséquence nécessaire du principe de la souveraineté nationale. L'art. 27 de la Déclaration des droits girondine, votée par la Convention, porte: «< Elle (la souveraineté) réside essentiellement dans le peuple entier et chaque citoyen a un droit égal de concourir à son exercice ». Même solution dans la Constitution montagnarde de 1793. L'électorat est un droit, n'est qu'un droit, se confond avec le droit de citoyen; tout homme né et domicilié en France, âgé de 21 ans, est citoyen; tout citoyen est électeur et a le droit de prendre part au referendum législatif (Const. de 1793, art. 4, 7, 8 et 11). Cependant, la Convention n'établit point le suffrage des femmes; elle n'était pas logique avec elle-même. On sait que la constitution de 1793, quoique votée par la Convention et approuvée par le peuple, ne fut jamais appliquée. Avec la constitution de l'an III, la Convention revient au système de 1791. Sa pensée reste cependant un peu flottante. A prendre la lettre des art. 8 et 17 de la constitution, il semble que tout citoyen est électeur et que quiconque n'est pas électeur n'est pas citoyen. Mais, en réalité, on reproduit le système de 1791 tout Français est citoyen; mais l'électorat est une fonction dont le

citoyen n'est investi que sous certaines conditions spéciales.

Pendant le Consulat et le premier Empire, l'électorat n'existe à vrai dire plus, car malgré leur nom les collèges électoraux du sénatus-consulte de thermidor an X font plutôt des présentations que des élections. La Restauration et le gouvernement de Juillet reviennent au suffrage effectif et direct, mais limité par un cens élevé. D'après les lois électorales des 5 février 1817, 29 juin 1820 et 10 avril 1831, l'électorat est essentiellement une fonction; le mot citoyen lui-même disparaît des lois électorales; l'électeur est un fonctionnaire, n'est qu'un fonctionnaire et la loi est considérée comme souverainement compétente pour déterminer les conditions qui ouvrent l'accès de cette fonction.

Le décret du gouvernement provisoire du 5 mars 1848 établit le suffrage direct, universel et égalitaire. La constitution de 1848 (art. 1, 18, 23, 24 et 25) en fait un principe constitutionnel; et la loi du 15 mars 1849 l'organise et le réglemente. Ces lois forment le point de départ de toute la législation électorale encore en vigueur. Quel est, dans cette législation, le caractère de l'électorat? Nous croyons qu'il est resté ce qu'il était en 1791, à la fois un droit et une fonction. Quand on lit les discussions de 1848, on est frappé par la similitude des pensées, des principes, des raisonnements, des formules en 1789-91 et en 1848. Comme au début de la Révolution, on reconnaît le droit de cité à tous les Français, mais on accorde l'électorat dans des conditions très larges. Cependant l'électorat n'est point considéré comme un droit inhérent à la qualité de Français et accordé à tous sans distinction. Il n'est point donné aux femmes ; et l'art. 28 de la constitution de 1848 porte que la loi électorale déterminera les causes qui peuvent priver un Français du droit d'élire et d'être élu. L'électorat n'est donc point un droit inhérent à la qualité de

Français, il reste une commission accordée par la loi au citoyen français. Rien dans les lois postérieures (décret-loi du 2 février 1852, loi du 30 novembre 1875) ne vient contredire cette conception.

Notre conclusion sera donc celle-ci : Dans la conception française, cadrant au reste parfaitement avec la théorie de la nation-personne, l'électeur est à la fois titulaire d'un droit et investi d'une fonction; l'électorat est en même temps un droit et une fonction. Le droit est le droit à la reconnaissance de la qualité de citoyen, droit qui entraîne le pouvoir de voter, si la qualité de citoyen est accompagnée des autres qualités exigées par la loi positive pour pouvoir voter. La fonction est le pouvoir conféré à un certain individu, investi de la qualité de citoyen, d'exercer une certaine fonction publique qui s'appelle le

vote.

La conséquence principale qui résulte de ce que l'électorat est fonction, c'est que l'électeur est obligé de voter comme tout fonctionnaire est obligé de remplir la fonction dont il est investi. Cependant en France l'obligation du vote n'a pas été encore sanctionnée par la loi positive. Mais on peut dire que cette obligation existe déjà dans la conscience des hommes; et certainement elle sera consacrée par la loi positive dans un avenir très prochain. La loi du 2 août 1875 (art. 18) a établi le vote obligatoire pour l'élection des sénateurs. L'obligation du vote est consacrée par la constitution belge revisée en 1893, art. 86, § 2: « Le vote est obligatoire ».

Puisque l'électorat est une fonction, il appartient au législateur de déterminer les conditions qui doivent être réunies pour pouvoir exercer cette fonction. Ces conditions peuvent être modifiées à tout moment par le législateur, être notamment rendues plus sévères sans que ceux qui se trouvent privés de l'électorat par cette modification législative puissent se plaindre. Il appartient en effet toujours au législateur de régler

et de modifier les conditions nécessaires pour l'exercice d'une fonction publique.

L'électorat étant une fonction, l'électeur ne peut pas y renoncer. C'est une fonction dont il est investi et qu'il exerce dans l'intérêt de tous; elle implique une charge sociale à laquelle il ne peut pas se soustraire définitivement. Il ne peut même pas, on l'a vu, négliger momentanément de la remplir.

Pour la même raison, le législateur peut, sans porter atteinte au principe de la souveraineté nationale, accorder aux citoyens une participation différente à la puissance publique. Il peut, par exemple, établir le suffrage à deux degrés ou le vote plural. Une loi qui, comme la constitution belge revisée en 1893 (art. 47), accorde un vote à tous les citoyens âgés de 25 ans accomplis, un vote supplémentaire à raison de l'âge. (45 ans) et de l'impôt payé joint à la qualité de chef de famille, et deux votes supplémentaires à raison de la capacité intellectuelle attestée par certains grades universitaires (nul ne pouvant cependant cumuler plus de trois votes), n'est point une loi contraire au principe de la souveraineté nationale.

Mais l'électorat est aussi un droit. Cela explique comment toutes les législations positives organisent une procédure pour permettre au titulaire de ce droit de le faire reconnaître et de remplir les formalités nécessaires pour son exercice (inscription sur les listes électorales, v. §§ 101 et 102). Mais le procès se présente dans des conditions un peu particulières et cela tient à ce que l'électorat qu'on invoque est non seulement un droit subjectif, mais encore une fonction publique. Ainsi, la question qui se pose n'est pas seulement une question de droit subjectif, mais aussi une question de droit objectif, une question de légalité violée. Le procès électoral rentre dans la catégorie du contentieux que nous appelons contentieux objectif et dont la nature sera déterminée plus loin (cf. §§ 44-46). Cela explique notamment comment la

« PreviousContinue »