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La compétence du sénat est facultative; c'est le gouvernement qui apprécie souverainement si tel crime d'attentat à la sûreté de l'Etat doit être soustrait à la juridiction ordinaire et remis à la connaissance du sénat, juridiction politique. Il y a là évidemment un pouvoir extrêmement dangereux donné au gouvernement et qui rappelle singulièrement l'ancien droit d'évocation des monarchies absolues. C'est une arme politique mise par la constitution entre les mains du gouvernement, d'autant plus dangereuse que le sénat, par suite de son recrutement, est plus facilement docile aux inspirations gouvernementales.

Quelque étendu que soit le pouvoir du gouvernement de soustraire aux tribunaux de droit commun la connaissance des attentats à la sûreté de l'Etat, il arrive cependant un moment où il ne le peut plus, c'est quand la cour d'assises est définitivement saisie, c'est-à-dire quand est rendu par la chambre des mises en accusation l'arrêt de renvoi. On lit en effet à l'art. 12, § 4 de la loi du 16 juillet 1875 : « Si l'instruction est commencée par la justice ordinaire, le décret de convocation du sénat peut être rendu jusqu'à l'arrêt de renvoi ». Ici encore la compétence du sénat est facultative et préventive.

Il faut que le décret qui constitue le sénat en haute cour de justice pour juger une personne prévenue d'un crime d'attentat à la sûreté de l'Etat soit rendu en conseil des ministres et porte, comme tout décret pour lequel la loi exige cette formalité, qu'il a été délibéré en conseil des ministres. C'est une garantie évidemment bien fragile.

Les deux textes précités, art. 9 de la loi du 24 février 1875 et art. 12, § 3 de la loi du 16 juillet 1875, ne parlent que des attentats à la sûreté de l'Etat. On s'est demandé s'il fallait interpréter ce mot dans son sens étroit et si le sénat n'était compétent que pour juger les crimes que le code pénal qualifie d'attentats à la sûreté de l'Etal. ou si au contraire il fallait prendre le mot attentat dans un sens large et décider que le sénat serait compétent pour connaitre des faits qui, sans être des attentats proprement dits, constitueraient un

complot contre la sûreté de l'Etat. La condition pour qu'il y ait attentat est nettement déterminée par l'art. 88 du code pénal : « L'exécution ou la tentative constitueront seules l'attentat ». Et M. Garraud écrit: « Ainsi, pour qu'il y ait attentat, il faut qu'il y ait eu au moins commencement d'exécution; pour qu'il soit punissable comme tel, il faut qu'il n'ait été suspendu ou qu'il n'ait manqué son effet que par une circonstance indépendante de la volonté de son auteur. S'il n'y a pas au moins commencement d'exécution, s'il n'y a que préparation, il peut y avoir complot contre la sûreté de l'Etat, il peut y avoir un autre crime; mais il n'y a pas attentat contre la sûreté de l'Etat. La distinction entre le commencement d'exécution et un fait de préparation peut être délicate; mais la loi pénale l'a faite certainement » (Garraud, Droit pénal, 2e édit., 1899, III, p. 305 et suiv. Lire les deux art. 88 et 89 du C. pén, dont le rapprochement fait nettement apparaître la condition nécessaire pour qu'il y ait attentat).

En matière pénale, les textes doivent être interprétés restrictivement. C'est un principe d'interprétation qui est incontestable et éminemment protecteur de l'individu. Les art. 9 de la loi du 24 février el 12 de la loi du 16 juillet 1875 sont des textes de droit pénal; ils sont de plus exceptionnels puisqu'ils établissent une compétence exceptionnelle; il y a donc double raison pour les interpréter resFictivement. Ils ne parlent que d'attentat à la sûreté de l'Etat ; donc le sénat n'est compétent que pour juger l'attentat à la sûreté de l'Etat tel qu'il est défini par l'art. 88 du code pénal. Lorsqu'il y a simplement préparation, complot, le sénat n'est pas compétent. Cette solution nous parait s'imposer.

Cependant en 1889 et en 1899 le sénat constitué en haute cour de justice s'est déclaré compétent pour connaître de simples complots. Le 14 août 1889, il rendait un arrêt par défaut où on lit : « Attendu que le mot attentat est évidemment pris ici dans un sens générique..., que cette disposition empruntée aux Chartes de 1814 el de 1830 a été constamment interprétée en ce sens que la haute cour était compétente pour connaître de tous les actes attentatoires, notamment le complot... » Pierre, Droit politique et parl., 2o édit., 1902, p. 721). En 1899, la question s'est posée de nouveau; elle a été l'objet d'une discussion devant la haute cour, aux audiences des 10 et 11 novembre 1899. M. Devin avait déposé au nom de son client, M. de Ramel, des conclusions tendant à l'incompétence de la haute cour pour juger les complots. Le procureur général, M. Berrard, conclut à la compétence. M. Wallon, le principal auteur de la constitution de 1875, affirma comme « ancien membre de la commission parlementaire qui prépara la loi constitutionnelle de 1875 que la volonté des auteurs de cette loi avait été de rejeter de la compétence de la haute cour le complot et de ne lui déférer que l'attentat». « Juger autrement, ajouta-t-il, serait de notre part une forfailure ». M. le sénateur Chaumié soutint énergiquement, en se

plaçant au point de vue exclusivement politique, la compétence de la haute cour. Et en effet elle se déclara compétente pour connaitre des complots par un arrêt rédigé dans des termes analogues à celui de 1889 précité (André Daniel, Année politique, 1899, p. 332 . Cette compétence de la haute cour en matière de complot a été acceptée et l'arrêt la reconnaissant a été approuvé par M. Esmein (Note sous arrêt de la haute cour, S., 1901, II, p. 1 et Droit cons til., 4o édit., p. 896) et par M. Moreau (Revue du droit public, 1902, II, p. 492 et suiv.). Nos deux savants collègues ne nous paraissent point avoir renversé la raison pour laquelle nous refnsons à la haute cour compétence pour connaître des complots. M. Moreau fait justement observer que le texte de l'art. 33 de la Charte de 1814, que les précédents du 26 août 1820 et du 21 février 1821 ne sauraient être invoqués, que la distinction entre le complot et l'attentat n'est faite que depuis la revision de 1832, que cette dislinction y est nettement et rationnellement faite, que la constitution de 1848 (art. 91) et la constitution de 1852 (art. 54) donnaient à la haute cour connaissance des attentats et des complots, que le rapprochement avec le texte de 1875, qui ne parle que des attentals, est caractéristique. M. Moreau ne nous paraît point avoir réfuté toutes ces raisons si bien déduites par lui-même. M. Moreau s'atlache à démontrer à la p. 498 que la distinction entre l'attentat et le complot, quelque logique et juste qu'elle soit, n'a pas été voulue par le législateur constituant de 1875. C'est possible; mais en matière de droit pénal on n'a point à chercher ce qu'a voulu le législateur, mais à lire ce qu'il a écrit: or il a écrit attentat et seulement attentat. Que sa terminologie soit souvent incertaine, peu importe; le mot attentat est défini par l'art. 88 du code pénal; on ne peut le prendre que dans le sens que lui donne ce texte. M. Moreau arrive à celle conclusion, qui nous parait ruiner son système, que la haute cour pourrait être compétente pour juger de simples délits, par exemple ceux prévus par les art. 82 in fine, 89, § 4, 91, § 2. M. Esmein n'ose pas aller jusque là. Il a raison. Mais alors où s'arrêter? Nous persistons à penser que si l'on sort du texte, on tombe dans l'arbitraire. C'est à la fois un texte exceptionnel et un texte de droit pénal. Il ne parle que d'attentat, donc le sénat ne peut connaître que des attentats.

En 1899, s'est posée aussi la question de savoir si la haute cour était compétente pour connaître des infractions de droit commun, connexes des crimes d'attentat ou de complot dont elle était saisie. Il s'agissait de M. Guérin, qui était inculpé de crime de complot, et en outre de crimes et de délits de droit commun qu'on soutenait être connexes du complot. Son défenseur déposait des conclusions tendant à faire décider que ces faits n'étaient pas connexes du complot et que, d'ailleurs, la haute cour était incompétente pour en connaître. Par son arrêt du 4 janvier 1900, la cour déclara ces fails connexes du complot et reconnut en fait sa compétence en acquit

tant M. Guérin du chef de tentative d'homicide volontaire et en le condamnant sur les autres chefs comme sur le chef de complot. Nous estimons que par là la haute cour a encore excédé sa compétence. Il est de principe qu'une juridiction pénale d'exception n'est point compétente pour connaître des infractions connexes de celles pour laquelle elle a reçu exceptionnellement compétence. Une loi qui soustrait certaines infractions à la juridiction de droit commun doit s'interpréter deux fois restrictivement, puisqu'elle est une loi pénale et une loi d'exception. Cf. en ce sens Moreau, Revne du droit public, 1902, II, p. 506. M. Esmein approuve l'arrêt de la haute cour retenant la connaissance des infractions connexes, S., 1901, II, p. 2. Pour la doctrine et la jurisprudence sur les questions de connexité et de compétence criminelle, cons. Répert. Sirey, vis Conmerité, nos 371 et suiv., et Compétence criminelle, nos 288 et suiv.

Il faut enfin décider, en vertu des mêmes principes, que le sénat haute cour de justice n'est pas compétent pour statuer sur les réparations civiles. C'est d'ailleurs une règle constamment suivie que la juridiction d'exception, à la différence des juridictions de droit commun, ne sont pas compétentes pour statuer sur l'action civile en même temps que sur l'action pénale. On fait l'application de cette règle notamment aux conseils de guerre. La question ne s'est pas posée en 1899 devant la haute cour de justice. Mais elle se posa en 1830 devant la cour de Paris, au moment du procès des ministres de Charles X : certains commerçants de Paris demandaient à être indemnisés du préjudice à eux causé par l'émeute provoquée par les ordonnances de juillet. La cour des pairs, très justement à notre avis, déclara non recevables les actions civiles portées devant elle. Il est vrai qu'elle n'en donna pas la raison juridique, se bornant à dire dans son arrêt « Considérant que la cour des pairs... ne se trouve pas constituée de manière à statuer sur les intérêts civils » (Pierre, loc. cit., p. 732).

133. Des pouvoirs du sénat haute cour de justice. Le principe essentiel est celui-ci. Le sénat constitué en haute cour de justice cesse d'être une assemblée politique; il devient une juridiction. Cette proposition est la conséquence naturelle et logique des textes qui donnent au sénat une compétence juridictionnelle. Elle a été exprimée formellement par le législateur constituant de 1875 à l'art. 4 de la loi du 16 juillet « Toute assemblée de l'une des deux chambres qui serait tenue hors du temps de la session commune est illicite et nulle de plein droit, sauf le cas... où le sénat est réuni comme cour de justice; et dans ce dernier cas, il ne peut exercer que des fonc

tions judiciaires ». Ainsi le sénat a tous les pouvoirs d'une juridiction judiciaire; et il a seulement les pouvoirs d'une juridiction judiciaire. De nombreuses conséquences découlent de cette double proposition.

1o Le sénat haute cour de justice a tous les pouvoirs d'une juridiction judiciaire. - C'est ainsi qu'il peut faire citer des témoins et condamner ceux qui ne se présentent pas. Les témoins doivent déposer sous la foi du serment, et le refus de prestation de serment entraîne l'application des peines prévues au code d'inst. crim. (art. 304, 307).

D'ailleurs l'art. 32 de la loi du 10 avril 1889, réglant la procédure devant le sénat constitué en haute cour de justice pour juger toute personne inculpée d'attentat contre la sûreté de l'Etat, porte: « Les dispositions du code d'inst. crim. et de toutes autres lois générales d'instruction criminelle, qui ne sont pas contraires à la présente loi, sont appliquées à la procédure s'il n'en est autrement ordonné par le sénat ». Cf. § 134.

Le sénat haule cour de justice peut juger immédiatement toutes les infractions qui seraient commises à son audience, suivant le droit qui appartient à toute juridiction, conformément aux art. 88 et suiv. du code de proc. civile, 281 du code d'inst. crim. En 1899, la haute cour a fait usage de ce pouvoir par un arrêt du 18 novembre, elle a condamné M. Déroul de pour outrages au président de la république, et par arrêt du 29 novembre, M. Barillier pour injures aux membres de la haute cour.

Le sénat constitué en haute cour peut exercer le droit que l'art. 10 de la loi du 9 septembre 1835 donne à la cour d'assises et que l'art. 12 de la même loi déclare applicable au jugement de tous crimes et délits devant toutes les juridictions : « La cour peut faire retirer de l'audience et reconduire en prison tout prévenu qui, par des clameurs ou par tout autre moyen propre à causer du tumulte, met obstacle au libre cours de la justice.... ». En 1899, la haute cour a fait usage de ce droit à plusieurs reprises. La haute cour a aussi à l'égard des avocats le pouvoir que l'art. 41, § 3 de la loi du 29 juillet 1881 donne à toule juridiction: « Les juges pourront faire des injonctions aux avocals et officiers ministériels et même les suspendre de leurs fonctions; la durée de cette suspension ne peut excéder 2 mois, et 6 mois en cas de récidive dans l'année ». Le 6 décembre 1899, la haute cour a prononcé la peine de la suspension contre un avocat d'un des accusés; mais elle a eu le tort d'invoquer l'ordonnance du 20 novembre 1822 au lieu de l'art. 41, § 3 précité de la loi du 29 juillet 1881.

La haute cour peut évidemment ordonner toutes les

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