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No 10.

Lausanne, le 25 Mai 1874.

XIXe Année. SOMMAIRE. La neutralisation de la Savoie. Etude politique, géographique et stratégique, par le lieut.-colonel fédéral G. de Charrière. (Suite.] Nécrologie. De Salis, Gleyre, de Gingins. Rassemblement de troupes de 1874. Nouvelles et chronique.

ARMES SPÉCIALES.

Hygiène militaire, par L. Rouge, médecin de division. (Suite.) Tir fédéral de 1874.- Bibliographie. Histoire du siège de Strasbourg en 1870, par M. Reinhold Wagner, capitaine du génie prussien. Nouvelles et chronique

LA NEUTRALISATION DE LA SAVOIE

Etude politique, géographique et stratégique.

Travail présenté à la Société fédérale des officiers, sous-section de Lausanne, dans ses réunions des 23 et 30 mars 1874, par M. le lieut.-colonel fédéral G. de Charrière. (Suite.)

L'accueil bienveillant que Pictet reçut de la diplomatie, les encouragements qu'il reçut du baron de Stein, de Capo-d'Istria, ainsi que du général de la Harpe qui représentait à Vienne le nouveau canton de Vaud, lui firent espérer un bon succès pour sa mission. Il fit aussitôt une tentative auprès de lord Castelreagh, diplomate qu'il avait déjà vu précédemment à Bàle, et qui lui avait alors, par son attitude indifférente, donné peu d'espoir de compter sur l'appui de l'Angleterre. Mais dès lors sir Straffort Canning, ministre anglais en Suisse, ayant dans une note du 4 août précédent témoigné du bon vouloir du cabinet anglais pour Genève, et d'autres avis officieux ayant confirmé ce fait, Pictet crut pouvoir tenter auprès de lord Castelreagh une démarche officielle. Celui-ci, assez indifférent aux destinées d'une petite république comme Genève, reçut sa visite d'un air froid et distrait, mais consentit cependant à accepter un mémoire dans lequel Pictet développait ses idées, et qu'il communiqua ensuite aux autres diplomates. Nous parlerons tout à l'heure de ce document. Animé d'un esprit bienveillant envers la Suisse, le comte de Capo-d'Istria proposa et obtint du congrès la formation d'un comité chargé spécialement d'examiner tout ce qui concernait ce pays. Le comité fut composé du baron de Wessenberg, de Guillaume de Humboldt, du baron de Stein, du duc de Dalberg et de lord Steward. A ce comité étaient encore adjoints, à titre d'experts, les ministres de Russie et d'Angleterre en Suisse, Capo-d'Istria et sir Straffort Canning. Ce comité se partagea les travaux qui concernaient spécialement les rectifications de frontière de manière à ce que ce fut Humboldt qui fut chargé des frontières de l'ancien évêché de Bâle, le duc de Dalberg des autres frontières entre la Suisse et la France, et Wessenberg de celles entre la Suisse et l'Italie.

Le comité suisse s'occupa d'abord des questions constitutionnelles, puis il aborda, le 10 décembre, la réunion du pays de Gex à la Suisse. Talleyrand se montra d'abord disposé à cette cession, et offrit même de céder une partie de la Savoie restée française, avec une popula

tion de 10 à 12,000 âmes, afin de réunir entre elles les enclaves genevoises, demandant en échange la cession définitive à la France de la vallée des Dappes et du pays d'Ajoie, la restitution de l'Argovie au canton de Berne, la renonciation de la Suisse à tout agrandissement de territoire du côté de la Sardaigne, le libre exercice de leur religion pour les populations catholiques réunies à Genève, et enfin le droit de navigation accordé à la France sur le lac Léman. Mais le lendemain il retira toutes ses propositions de la veille, et s'opposa même à la cession de Versoix et des parcelles de territoire nécessaires pour désenclaver Genève. Tous les efforts du comité et de la députation suisse furent en vain et une démarche tentée le 24 décembre suivant, auprès du roi Louis XVIII lui-même, n'obtint pas un meilleur résultat.

L'impossiblité d'obtenir pour Genève le pays de Gex, but officiel de sa mission, constituait pour Pictet-de Rochemont un grand échec. Mais il se ravisa bientôt et voua désormais ses efforts à la réalisation de son projet favori, celui d'obtenir pour Genève un arrondissement de territoire sur la rive gauche du lac Léman, et si possible l'annexion du Chablais et du Faucigny. Nous avons mentionné tout à l'heure le mémoire qu'il avait remis à lord Castelreagh, peu après son arrivée à Vienne. Dans ce mémoire, Pictet faisait ressortir l'importance de la neutralité suisse, pour empêcher la guerre entre la France, l'Allemagne et l'Italie. Le système militaire de la Suisse ne pouvant pas être offensif, il était important pour l'Europe de la doter d'une bonne frontière. Ce point ayant été négligé lors du traité de Paris, c'était à Vienne qu'il fallait réparer cette faute. La proximité de Genève de la frontière française mettait cette ville à la merci de la France, et il fallait avant tout renouveler et étendre les dispositions du traité de St-Julien, conclu entre Genève et la Savoie en 1603, par lequel cette dernière s'engageait à ne point élever de fortifications, ni tenir de garnisons dans un rayon de quatre lieues autour de Genève.

Les puissances, ajoutait ce mémoire, avaient, en accédant à la réunion de Genève à la Suisse, pris l'obligation de lui procurer une communication géographique avec cette dernière. Le Chablais et le Faucigny, provinces reculées, souffriraient de leur isolement des Etats sardes, tandis que leur réunion à la Suisse et à Genève, centre de tous leurs intérêts économiques et commerciaux, serait dans l'intérêt des deux partis.

Pictet ne se dissimulait pas les difficultés qu'entraînerait pour ces provinces un changement de régime politique aussi complet, mais il estimait le moment opportun, l'occupation française et l'annexion à ce pays ayant déjà rompu le lien qui les unissait au royaume de Sardaigne; et d'un autre côté Genève étant le centre naturel de ces deux provinces, leur population, à l'exception du clergé et de la noblesse, verrait en général le changement avec plaisir.

Les idées de Pictet étaient, du reste, appuyées par les représentants des principales puissances. Déjà le 16 septembre, bien avant son arrivée à Vienne, sir Straffort Canning, pour l'Angleterre, le comte de Capo-d'Istria, pour la Russie, et le baron de Schraut pour l'Autriche, tous les trois représentants de leurs cours respectives auprès de la Confédération suisse, avaient soumis au congrès une note collective

dans laquelle ils faisaient ressortir la nécessité de donner à la Suisse une bonne frontière militaire, et d'arrondir à cet effet le territoire genevois. Ils proposaient en conséquence la réunion du pays de Gex, ou à son défaut, d'une partie avoisinante de la Savoie. Après avoir énuméré les avantages politiques et économiques qui en résulteraient pour Genève et les provinces savoisiennes, le mémoire faisait ressortir l'importance qu'il y aurait de mettre ainsi la Suisse à même de défendre et de protéger la route du Simplon.

C'était à peu près dans le même sens que s'exprimait aussi une note remise au congrès, le 24 octobre, par le diplomate prussien Guillaume de Humboldt. Faisant ressortir le tracé défectueux que le traité de Paris avait donné à la frontière genevoise, il rappelait la promesse des puissances de la rectifier, condition sous laquelle la Suisse avait admis Genève dans la Confédération. Suivant lui la réunion du pays de Gex à la Suisse était une question capitale pour Genève, quitte, si cela soulevait trop d'objection, à le rétrocéder au canton de Vaud. Du côté de la Savoie, il proposait le tracé suivant comme constituant la meilleure frontière militaire le cours de la Valsérine jusqu'à son embouchure dans le Rhône, puis le cours de ce fleuve jusqu'à l'embouchure du Fier, près de Seyssel, ainsi que le cours de cette rivière jusqu'au mont Charvin. D'ici, la frontière suivrait la chaîne de montagnes qui entoure le Faucigny jusqu'au Valais. L'avantage de cette frontière déjà forte en elle-même aurait été de n'avoir que quatre défilés à défendre 1° celui des Pierres d'Hery, déjà mentionné, entre Sallenches et Ugine; 2o celui des Etroites (1), entre Bonneville et Annecy; 3° celui du fort de l'Ecluse, entre Genève et Bellegarde; 4° la grande route du Jura au col de la Faucille (*).

Pour le cas où la Suisse ne pourrait pas obtenir cette frontière, Humboldt proposait le cours de la Valserine et celui du Rhône jusqu'à l'embouchure de la petite rivière des Usses, puis le cours de cette dernière et la frontière française telle qu'elle existait dans ce moment, d'après les stipulations du traité de Paris, jusqu'au mont Charvin, et la chaîne de montagnes dominant le Faucigny jusqu'au Valais, frontière qu'il estimait encore bonne comme ligne de défense, quoique moins forte que la précédente. Enfin comme dernière ressource, Humboldt proposait de céder au moins à la Suisse la contrée située entre le Jura, les monts Vuache, de Sion, du Salève et le mont Charvin.

Si nous nous sommes un peu étendus sur le contenu de ces différents mémoires, c'est pour montrer que, avec quelques variantes, ils s'accordaient tous sur l'opportunité de réunir à la Suisse par un lien politique des contrées qui lui appartiendront toujours géographiquement, et qu'en revendiquant pour sa patrie le pays de Gex et la plus grande partie de la Savoie du nord, Pictet était non seulement appuyé, mais qu'il entrait dans les vues des souverains alliés, dont

(') Le défilé des Etroites se trouve entre Entremont et Villard-sur-Thones, sur le chemin qui, remontant de Bonneville le cours de la Borne, redescend à Annecy en suivant le cours supérieur du Fier.

(2) Nous ne mentionnons pas le passage du col de Bonhomme, accessible en été seulement aux piétons, et impraticable en tout temps pour l'artillerie et la cavalerie.

les ministres se montraient disposés à accorder, dans l'intérêt de la paix de l'Europe, ce qu'il désirait obtenir pour le bien de son pays. L'intention des puissances était, paraît-il, d'offrir au roi de Sardaigne une compensation, et c'était dans le territoire de l'ancienne république de Gênes que l'on avait d'abord pensé trouver un équivalent qui pût le décider à céder le Chablais et le Faucigny à la Suisse. Une lettre de Pictet à son gouvernement, du 26 novembre 1814, rapporte une conversation qu'il aurait eue avec lord Castelreagh, dans laquelle ce diplomate exprimait son regret de ce que, la cession de Gênes ayant été faite sans conditions, le cabinet de Londres n'osait demander la cession pure et simple des deux provinces savoisiennes, mais qu'il promettait ses bons offices pour le cas où il se trouverait en Italie quelque compensation à offrir au roi de Sardaigne (1).

Les lettres suivantes de Pictet nous donnent encore quelques détails sur cette négociation. Le baron de Wessenberg lui fit, paraît-il, observer que l'Autriche possédait dans l'Etat de Gènes des fiefs impériaux, et que l'on pourrait faire de leur cession à la Sardaigne une condition qui obligeât cette dernière à céder le Chablais et le Faucigny à la Suisse. Mais ceci n'était qu'une ruse, car l'Autriche espérait par là se concilier la bienveillance du comité suisse et obtenir de ce dernier la cession de la Valteline, qu'elle convoitait pour faciliter ses communications avec l'Italie. Pictet, néanmoins, se crut cette fois sûr du succès. Il rédigea un mémoire dans ce sens, qu'il remit au prince de Metternich. Les archiducs Jean et Charles, le général de la Harpe, Guillaume de Humboldt, Capo d'Istria et Straffort Canning l'appuyèrent, et la députation suisse, se prévalant des idées émises dans le mémoire du colonel Finsler, vint unir ses efforts aux siens. (*)

Mais l'opposition de la Sardaigne, appuyée et soutenue par la France, vint encore une fois faire échouer ce projet. Il battit en retraite, mais en défendant le terrain pied à pied. Il rédigea un nouveau mémoire, que Capo-d'Istria remit à l'empereur Alexandre comme étant de lui. Dans ce document Pictet revendiquait non plus la possession du Chablais et du Faucigny, mais celle de la contrée située entre le lac et les premières sommités des Alpes avec la condition que la route de Genève au Bouveret, qui prend déjà ici le nom de route du Simplon, fût neutralisée et ne pût servir en temps de guerre qu'aux troupes de la Confédération suisse, qui aurait la charge de son entretien tout en en accordant le libre emploi pour tous les sujets sardes. Cette cession eût procuré à Genève un agrandissement de 28 communes et 25,000 habitants, soit environ les deux tiers de sa population, ainsi qu'une contrée fertile, dans laquelle elle avait beaucoup de capitaux engagés. L'empereur Alexandre approuva ce projet et chargea son chancelier, le comte de Nesselrode, d'ouvrir à cet effet une négociation avec l'envoyé sarde, le comte de St-Marsan. Mais celui-ci trouvait cette cession, quelque minime qu'elle fût, exorbitante. Alors lord Castelreagh s'entremit, et ce fut grâce à sa médiation que les ministres des souverains alliés, formant le comité

(1) Correspondance de Pictet, lettre du 26 novembre 1814.

(*) Correspondance de Pictet, lettres des 4 et 25 décembre 1814.

suisse, décidèrent, le 16 janvier 1815, d'ouvrir collectivement une négociation avec le cabinet de Turin, afin d'obtenir de celui-ci une cession territoriale en faveur de Genève.

II

Jusqu'à la fin de janvier, la correspondance de Pictet mentionne encore la possibilité de trouver des compensations territoriales ("), puis elle se tait sur ce sujet, sans doute par suite de la résistance du cabinet de Turin à entrer dans les vues du député genevois. En revanche nous y trouvons une nouvelle combinaison, celle de neutraliser le Chablais et le Faucigny, qui avait surgi dans l'intervalle, et au sujet de laquelle nous devons nous reporter en arrière, afin de nous rendre compte de l'origine de cette nouvelle négociation, la seule qui fût destinée à aboutir à un résultat pratique.

Ce serait, paraît-il, au mois d'août 1814, que le comte de StMarsan aurait proposé à lord Castelreagh de neutraliser ces deux provinces. (2) Etait-il lui-même l'auteur de ce projet? Pictet paraît le croire. () On peut encore se demander si cette proposition était le résultat de son initiative personnelle, et s'il aurait mis cette idée en avant dans un moment où, par suite des stipulations de la première paix de Paris, le sort du Chablais et du Faucigny étant indécis, il espérait par cette combinaison se ménager un moyen de les renvendiquer pour le roi de Sardaigne, son maître.

La seconde mention que nous trouvions de ce nouveau projet se trouve dans la correspondance diplomatique échangée entre le roi de Sardaigne, Victor-Emanuel Ier, son ministre des affaires étrangères le comte Vallese et leur représentant au congrès de Vienne. Dans une lettre datée du 18 septembre 1814 Vallese informe St-Marsan, << que le projet proposé de neutraliser le Chablais et le Faucigny et <«<l'entrée de ces provinces dans le système fédératif de la Suisse << pourrait être de nature à devenir l'objet d'une négociation, dont «<le succès pourrait être aussi avantageux pour la Suisse que pour <«< la Sardaigne. Le projet déjà proposé du temps du roi Victor<«< Amédée II de faire participer toute la Savoie aux bénéfices <<< de la neutralité helvétique serait assurément, pour le cas où << toute la Savoie serait rendue au roi de Sardaigne, la solution <«la plus conforme aux intérêts de ce dernier, mais qu'il était à craindre que la même raison qui avait attiré du temps de Louis XIV sur ce projet l'inimitié du cabinet de Versailles ne lui valût de « même celle du cabinet actuel des Tuileries. Mais que si ce projet << devait être de quelqu'avantage pour le roi, il était nécessaire que « le pays compris dans les limites du territoire neutralisé eût des << frontières naturelles et fût situé de manière que le roi se trouvât << complètement exonéré de sa défense, ce qui n'avait pas été le cas

(1) Correspondance de Pictet, lettres des 17, 23 et 25 janvier 1815.

(*) Ibidem, lettre du 5 mars 1815. Pictet, rapporte que le comte de St-Marsan lui avait avoué la veille avoir proposé déjà au mois d'août précédent de neutraliser le Chablais et le Faucigny.

(3) Ibidem, lettre du 8 novembre 1814.

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