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Un contemporain l'a dit en termes éloquents: « On s'accoutuma si bien à la tyrannie qu'on finit pour ne plus la voir; l'idée de liberté était confuse et s'oubliait de jour en jour. Le désespoir de ne pouvoir plus songer à une délivrance impossible, la nécessité de l'esclavage, tout enchaînait nos volontés et comprimait nos pensées mêmes. Plus d'esprit national, plus d'honneur, plus d'émulation; une sorte d'abrutissement en tenait lieu; une terreur continuelle, une admiration forcée et stupide remplaçait tout; c'était en souriant que nous agitions nos chaînes, et, il faut le dire à notre confusion, nous paraissions ne pas les sentir ou les porter même avec joie. Quelques hommes trop rares échappaient à l'affreuse influence de ce joug de fer; mais ils disparaissaient, et avec eux, tout espoir de salut et de régénération encore quelques années semblables, et nous étions perdus (').

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Les Belges étaient habitués à considérer leurs biens et leurs personnes comme la propriété légitime du souverain de l'Europe occidentale, sans pouvoir porter leurs idées jusqu'à espérer un changement amené par ses défaites; ils en

(') Réflexions sur l'intérêt général de tous les Belges. Bruxelles, Wahlen, 1815, p. 6.

étaient réduits à souhaiter toujours des succès et à redouter des revers.

Les rares documents à l'aide desquels on peut reconstruire l'histoire de cette triste période démontrent, il est vrai, combien peu les manifestations favorables à l'empire étaient sincères. Beaucoup de Belges avaient gardé au fond du cœur l'amour de leurs anciennes institutions, et pendant tout le temps que dura le régime français, aucun des membres des neuf nations de Bruxelles n'avait voulu accepter des fonctions municipales. Les cent quarante-cinq doyens des métiers déclarèrent en 1814 qu'ils étaient restés intacts et fidèles aux lois et à la patrie ('). Dans les premières années de l'annexion, les campagnes avaient soutenu contre les envahisseurs cette lutte héroïque, représentée longtemps comme une œuvre de brigandage, mais réhabilitée naguère par des plumes éloquentes, sous le nom de guerre des paysans (2). C'étaient la conscription, les levées extraordinaires, les persécutions organisées contre le clergé, qui avaient

(1) Voir la pétition des syndics des nations de Bruxelles, dans le vol. XII des Bulletins de la commission royale d'histoire, p. 230.

(2) Elle a fait l'objet, il y a quelques années, d'un roman d'Henri Conscience et d'une étude historique publiée par M. Aug. Orts. Bruxelles, 1863.

contribué surtout à soulever les populations rurales. Les esprits se calmèrent après le rétablissement de l'ordre en France et le triomphe de la force au 18 brumaire. Cependant, en 1813, des bandes de conscrits réfractaires, qui s'intitulaient les compagnons de la forêt (woudgezellen), erraient encore dans les parties boisées des Flandres (1). Les détentions arbitraires, les condamnations dictées par la vengeance, avaient rempli les prisons de victimes, et à Vilvorde seul, on comptait à la fin de l'empire vingt individus incarcérés sans jugement, soit comme prisonniers d'État, soit par mesure de haute police (2). Les archives, à défaut des journaux, font connaître une longue série de monstrueux attentats commis contre la liberté des citoyens (3).

Le 24 brumaire an XIII, le parquet de la Dyle fit arrêter, d'un seul coup, près de cinq cents personnes, parmi lesquelles se trouvaient des avocats, des officiers de tous grades, d'anciens notaires, un prêtre, un marchand de tableaux et bon nombre de petits commerçants. Une magistrature vénale traitait ces malheureux de

(1) Bulletin de la commission royale d'histoire, vol. XII, p. 216. (2) Ibid., p. 206.

(3) Ibid., pp. 209 et suiv.

garrotteurs, et déclarait que la sécurité publique exigeait leur arrestation en masse. La plupart de ces suspects furent enfermés dans la prison de la porte de Hal et détenus pendant une période qui dépassa quinze mois pour quelques-uns. Le 13 vendémiaire an XIV, un arrêt de la cour criminelle décida leur mise en liberté, le crime dont ils étaient accusés n'étant pas suffisamment établi (').

La perception des droits réunis causait une vive irritation dans les villes. Malgré les rigueurs du fisc, les arriérés des contributions directes pour 1813 s'élevaient à la fin de l'année à plus de cinq millions de francs (2).

Des légions de garnisaires devaient forcer la rentrée de chaque denier des contributions.

Sur trois cents conscrits, souvent enchaînés, qui par détachements traversaient les villes et couvraient toutes les routes, un seul quelquefois parvenait à son corps (3).

(') La collection Stevens (Bibliothèque royale) renferme une brochure intitulée Histoire et justification de quatre cent quatre-vingts personnes arrétées et emprisonnées arbitrairement à Bruxelles pendant l'espace de seize mois, en 1804, 1805 et 1806, par F. DEVOS, ancien avocat au conseil souverain du Brabant. Bruxelles, 1816. (2) Bulletin de la commission d'histoire, XII, p. 226.

(3) Réflexions sur l'intérêt des Belges, p. 8.

La presse, muette parce qu'elle était bâillonnée, n'existait que de nom. Le commerce avait beaucoup souffert du blocus continental et des monopoles du gouvernement. Le port d'Anvers, dont Napoléon voulait faire un grand arsenal militaire, jouissait seul d'une prospérité relative ('). Napoléon y fit creuser deux magnifiques bassins qui pouvaient être mis à sec au moyen d'écluses.

Les statistiques industrielles ne mentionnent qu'une couple de filatures établies à Gand par Liévin Bauwens, une fonderie de canons créée à Liége pour la fabrication des canons destinés à la flotte de Boulogne, les draperies naissantes à Verviers, et dans les autres provinces, quelques restes à moitié florissants des vieilles industries du passé; les toiles dans

(') J'ai trouvé dans le Recueil d'opuscules sur la Belgique, à la bibliothèque de la Chambre des représentants, un vaudeville en un acte, la Bonne Nouvelle ou le Bouquet à Bonaparte, par F. CURMER, représenté devant le premier consul à la fête que lui donna le commerce d'Anvers, à son passage dans cette ville. Cette pièce est un chef-d'œuvre de flagornerie. A la fin du vaudeville, on voit apparaître le buste de Bonaparte; un coup de tonnerre annonce la descente d'une Gloire, au haut de laquelle sont la Victoire et la Renommée; au bas, les trois Grâces. Puis les personnages chantent en chœur des couplets dans lesquels Français rime avec succès et oliviers avec lauriers.

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