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No 3. LES EFFets de la chOSE JUGÉE SONT-ILS IRREVOCABLES?

I. Des dispositions comminatoires.

142. Que la chose jugée soit en principe irrévocable, cela ne fait pas de doute. C'est précisément pour assurer l'irrévocabilité des décisions judiciaires que la loi y a attaché une présomption de vérité. Cependant la jurisprudence admet une exception pour les dispositions comminatoires qui se trouveraient dans un jugement. On entend par là une condamnation à des dommages-intérêts éventuels, c'est-à-dire à des dommages-intérêts qui seront encourus si la partie ne fait pas dans un certain délai ce que le juge la condamne à faire. Une première difficulté se présente le tribunal peut-il prononcer des condamnations pareilles? Cela nous paraît très douteux, comme nous l'avons dit ailleurs (1). Toutefois l'usage de ces condamnations est assez fréquent; il faut donc voir quel en est l'effet au point de vue de la chose jugée: ont-elles l'autorité que la loi attache aux jugements? Au premier abord, la question étonne. La loi établit une règle générale, absolue tout jugement a l'autorité de la chose jugée, et par jugement on entend toutes les condamnations qui se trouvent dans le dispositif. Appartient-il aux tribunaux d'apporter.des exceptions à une règle qui est d'ordre public? Ainsi posée, la question devrait certes être décidée négativement (2). Comment donc peut-on justifier la jurisprudence qui admet que les dispositions comminatoires n'ont pas l'autorité de la chose jugée? On doit supposer que ces condamnations éventuelles ne sont pas définitives. Ce sont des menaces, comme le dit le mot, ayant pour objet de garantir l'exécution du jugement; le juge n'entend pas que ces menaces reçoivent nécessairement leur exécution; cela dépend de circonstances qu'il est impossible de prévoir; le juge se réserve donc tacite

(1) Voyez le tome XVI de mes Principes, p. 359, no 301. (2) Comparez Dalloz, au mot Chose jugée, no 381.

ment de revenir sur les condamnations qu'il a prononcées. Et s'il y revient, il ne porte pas atteinte à la chose jugée, car, dans sa pensée, la chose n'était pas définitivement jugée. Reste à savoir quand on peut dire que les dispositions sont purement comminatoires. Il n'y a pas de loi, c'est la jurisprudence qui a fait la loi. Nous devons donc consulter les arrêts.

143. Quand les dommages-intérêts sont prononcés sous une condition, sans fixer de délai pour l'exécution, la condamnation est essentiellement éventuelle, elle implique, pour le juge, la faculté de revenir sur ce qu'il a décidé. Un propriétaire réclame une somme de 5,000 fr. pour le dommage causé à ses récoltes par l'étang de son voisin. Le juge de paix alloua la demande, mais non d'une manière absolue; il laissa au défendeur l'option de faire estimer le dommage par experts, sans fixer aucun délai pour l'exercice de cette faculté. L'expertise fixa le dommage à 120 francs. Un second jugement rejeta la demande en déchéance de la faculté accordée au défendeur, et ordonna le transport sur les lieux et une audition de témoins; puis un dernier jugement fixa le dommage à 220 francs. Sur l'appel, le tribunal prononça la déchéance et condamna le défendeur à 5,000 francs de dommagesintérêts. Cette décision a été cassée (1). Dans l'espèce, le caractère provisoire de la première condamnation n'était point douteux : c'était une disposition conditionnelle plutôt que comminatoire.

Quand le juge fixe un délai pour l'option qu'il accorde à la partie condamnée, ce délai doit-il être considéré comme fatal? Un propriétaire, voulant vendre des biens qu'il avait en Belgique, envoya, en 1816, à cet effet, au général Loyson, son ami, un pouvoir en blanc. Le général se rendit lui-même acquéreur pour 50,000 fr., sous le nom d'une personne interposée. Il mourut peu de jours après. Action en nullité de la vente contre la veuve et la fille du général. Le tribunal déclara l'acte nul pour fraude et abus de blanc seing; il ordonna que les biens seraient

(1) Cassation, 15 novembre 1830 (Dalloz, au mot Chose jugée, no 385).

remis entre les mains du vendeur dans la quinzaine de la signification et que, faute de ce faire dans ledit délai, il serait payé à celui-ci une somme de 20,000 francs pour lui tenir lieu de ses héritages. Après de longues procédures, un arrêt de la cour de Paris admit l'offre de resti tution en nature faite par les dames Loyson. Pourvoi en cassation pour violation de la chose jugée, la remise en nature ayant été interdite par deux décisions passées en force de chose jugée. Après délibéré en la chambre du conseil, la cour rejeta le pourvoi. Les premiers juges, dit la cour, avaient, à la vérité, adjugé les conclusions du demandeur, en ordonnant la restitution dans la quinzaine; il avait ajouté une condamnation à 20,000 francs de dommages-intérêts; mais cette disposition avait un caarctère pénal, en ce sens qu'elle devait être considérée comme une peine tendante à assurer la restitution des biens; la restitution formait l'obligation principale et, celle-ci étant exécutée, la peine n'avait plus de raiso d'être (1). Nous demanderons de quel droit la cour transforme une condamnation définitive en une simple menace? Il faut donc admettre que les tribunaux peuvent déclarer comminatoire un délai qui, à s'en tenir au texte du jugement, n'a rien de conditionnel. Cela nous paraît inadmissible. Quand une condamnation est pure et simple, on ne peut pas y sous-entendre une condition.

144. La cour de cassation reconnaît ce pouvoir au juge, alors même qu'il ne s'agit pas d'une condamnation à des dommages-intérêts. Un jugement accorde à une partie un délai pour apporter mainlevée d'une inscription hypothécaire grevant ses biens, et déclare que, faute de le faire, le contrat se trouve d'ores et déjà résilié. Il a été jugé que cette décision était comminatoire et que la cour d'appel avait pu accorder un nouveau délai pour apporter la mainlevée (2). Et il appartient naturellement aux juges du fait de décider si une disposition, définitive en apparence, est

(1) Rejet, 10 juillet 1832 (Dalloz, au mot Chose jugée, no 388, 1o). (2) Rejet, 6 novembre 1822 (Dalloz, au mot Chose jugée, no 386, 4°). Com parez Rejet, 21 juin 1809 et 22 janvier 1812 (ibid., no 386, 2o et 3°).

comminatoire. C'est une conséquence logique du principe; mais la conséquence ne témoigne-t-elle pas contre le principe? Que devient le respect de la chose jugée si le juge peut décider que, tout en ayant l'air de prononcer une condamnation définitive, il n'a entendu porter qu'une disposition comminatoire (1)?

145. La jurisprudence applique ce principe aux jugements qui condamnent une partie à rendre compte dans un délai qu'ils déterminent. On lit dans un arrêt de la cour de Paris: Toute condamnation prononcée à défaut de rendre un compte doit être réputée conditionnelle, » c'està-dire que le comptable est présumé débiteur de la somme que le juge a fixée et qu'il l'a condamné à payer. Cette présomption cesse, ajoute la cour, lorsque le comptable présente son compte, même après l'expiration du délai dans lequel il était condamné à le rendre (2). S'il en est ainsi, les jugements deviennent un jeu, et la partie condamnée se gardera de les exécuter. Nous demandons ce que devient le respect de la chose jugée si l'on permet aux juges de déclarer qu'ils n'ont pas entendu prononcer une condamnation sérieuse?

146. La jurisprudence que nous critiquons a une conséquence inévitable, c'est l'arbitraire; à notre avis, c'est un motif de plus de la repousser. Nous venons de rapporter des décisions qui admettent qu'une option peut toujours être exercée malgré le délai fixé par le juge, et que la cour d'appel peut accorder un nouveau délai si la partie condamnée a trouvé bon de ne pas exécuter le jugement dans le délai qu'il avait fixé. Voici une décision toute contraire. Le juge impose à une partie un délai pour supprimer des constructions élevées indûment contre une cathédrale, ou pour les remanier de façon qu'elles ne touchent plus à la cathédrale; en conséquence, la partie condamnée a été déclarée déchue, à l'expiration du délai, de l'option qui lui avait été accordée entre la suppression des travaux et leur remaniement, et il a été jugé qu'elle

(1) Rejet, chambre civile, 7 août 1826 (Dalloz, au mot Chose jugée, n° 387, 2°).

(2) Paris, 30 avril 1828 (Dalloz, au mot Chose jugée, no 387, 1o).

pouvait être contrainte par l'autre partie à opérer la suppression (1). Dans l'espèce, le défendeur soutenait que le délai était purement comminatoire. Il est certain que rien, dans le jugement, n'indiquait que le délai ne fût pas comminatoire. Il dépend donc des juges de décider que leurs jugements sont révocables ou qu'ils ne le sont pas. Nous demandons si c'est dans cet esprit que la loi a attaché une présomption de vérité à la chose jugée.

147. La jurisprudence applique le même principe aux décisions qui condamnent une partie à une certaine somme de dommages-intérêts par chaque jour de retard. Un arbitre condamne le défendeur à remettre des pièces au demandeur dans les trois jours de la notification de son jugement, sous une peine qui sera encourue pour le seul fait de retard, et il a soin d'ajouter que cette disposition ne pourra être réputée comminatoire. La sentence ne fut pas exécutée. Un jugement du tribunal de la Seine condamna le défendeur à restituer les pièces dans le jour, et, faute de ce faire, le condamna à payer la somme de 10 fr. par chaque jour de retard. Ce jugement, confirmé en appel, passa en force de chose jugée, et néanmoins resta sans exécution. Le demandeur prit alors inscription sur les biens du défendeur pour une somme de 11,080 francs, montant des dommages-intérêts qui avaient couru à son profit. Demande en mainlevée ou en réduction de cette inscription. La cour de Paris le déchargea de toutes les condamnations prononcées contre lui. « Il est de principe, dit-elle, que les dommages-intérêts ne peuvent jamais excéder le dommage causé. » Sans doute; mais si les parties avaient fixé une somme de 10,000 francs à titre de dommages-intérêts, le juge pourrait-il réduire cette peine? Non. Et s'il ne le peut pas quand il y a convention, de quel droit le fait-il quand il y a un jugement passé en force de chose jugée? Les jugements, dit la cour de Paris, n'avaient pas fixé d'une manière invariable la quotité des dommages et intérêts; la fixation qu'ils en avaient faite n'était que provisoire et par présomption du

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