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chrétien, tel que Pothier l'a défini; il n'est pas dit un mot, dans les déclarations des quakers, de la vengeance de Dieu et de sa miséricorde; l'affirmation a son principe et så sanction dans la conscience: c'est le serment de Cicéron. Au point de vue de la religion traditionnelle, le serment des quakers n'est pas un serment; voilà pourquoi ils demandaient à l'assemblée nationale d'être dispensés du serment. Mais la religion se modifie avec les sentiments et les idées; notre religion, quoi qu'on en dise, n'est plus celle de Pothier, notre Dieu n'est plus un Dieu de vengeance, c'est un Dieu de bonté. A ce point de vue, on peut dire avec Mirabeau que le serment, quoique prêté sans invocation de la Divinité, est néanmoins un serment religieux, c'est un serment moral, et cette affirmation trouve sa sanction dans le code pénal. Merlin, après avoir rapporté la réponse de Mirabeau, ajoute : « Il est vrai que la promesse faite aux quakers n'a jamais été discutée, ni convertie en loi; mais, dit-il, pour l'admettre, il n'est pas besoin d'une loi particulière, il suffit de la loi générale qui proclame la liberté religieuse; l'attestation de la conscience est un véritable serment (1).

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224. Ce n'est pas ainsi que, dans l'opinion générale, on considère le serment. On y voit un acte religieux, parce que la religion ou les croyances religieuses de celui qui le prête sont une garantie qu'il dit la vérité ou qu'il tiendra ce qu'il promet. Il serait plus exact de l'appeler un serment superstitieux. Et quelle garantie offre la superstition? En 1814, le prince souverain des Pays-Bas prit un arrêté par lequel il ordonnait qu'il serait procédé à la prestation du serment dans la forme usitée en Belgique antérieurement à l'occupation française. Le but était, dit notre cour de cassation, de rendre au serment le caractère religieux que la législation et la jurisprudence du pays avaient constamment reconnu à cet acte. De là la cour conclut qu'il est essentiel que la formule en soit conforme au culte professé par celui qui est appelé à le prêter en justice. La cour atteste les anciens monuments judi

(1) Merlin, Questions de droit, au mot Serment, § Ier (t. XIV, p. 206).

ciaires de nos tribunaux, qui prouvent que la formule du serment variait d'après la religion : un juif, par exemple, ne prêtait serment que d'après le mode israélite (1).

Tel était bien l'esprit de l'arrêté du 4 novembre 1814; il prescrivait, en conséquence, la formule suivante pour le serment qui devait être prêté par les témoins : « Je le jure; ainsi m'aident Dieu et tous les saints. » Voilà la superstition en plein. C'est un serment catholique; les protestants et les juifs ne pourraient pas le prêter. Le catholique ne se contente pas de l'invocation de la Divinité, les saints sont sur la même ligne que Dieu. Que dis-je? la religion pratique ne connaît que les saints, elle ignore Dieu. Quelle sera la garantie de ce serment pour ceux qui ne croient plus aux saints? Les forcera-t-on néanmoins à jurer par les saints? ou leur demandera-t-on s'ils croient encore aux saints? Ce n'est pas nous qui soulevons ces doutes, on les a invoqués comme des arguments contre le serment israélite.

Les juifs talmudistes prêtent serment dans la synagogue, les mains sur les livres saints, avec les imprécations les plus horribles contre les parjures. Voilà le serment par excellence, tel que Pothier le définit : c'est le Dieu vengeur qui y préside, le Dieu de l'ancienne loi, et le catholicisme est, en bien des choses, le retour au judaïsme. Un juif ne se croit point lié par un serment prêté simplement avec invocation de la Divinité, il manquera à sa parole sans scrupule de conscience à cela aboutit le serment religieux! On va voir les difficultés, disons mieux, les impossibilités juridiques contre lesquelles il se heurte.

La cour de Colmar, qui voit de près les effets de la superstition juive, a décidé que l'on pouvait exiger des juifs la prestation du serment more judaico, c'est-à-dire avec les solennités que nous venons de rappeler. Elle commence par établir que le serment est un acte civil tout ensemble et religieux : en prescrivant le serment, en autorisant à le déférer et surtout en punissant de peines

(1) Rejet, 28 juillet 1857 (Pasicrisie. 1857, 1, 376).

graves le parjure, la loi a eu évidemment pour but de fortifier l'engagement par un lien plus que civil, par un lien sacré qui lie non-seulement le for intérieur, mais qui y ajoute toute la puissance du lien religieux. De là la conséquence forcée que le serment doit être prêté d'après le rit prescrit par chaque confession religieuse. Or, les juifs de l'Alsace sont talmudistes, c'est-à-dire qu'ils suivent de point en point le Talmud, tandis que les juifs du Midi suivent le rit portugais, qui n'admet que la seule loi de Moïse; les juifs alsaciens sont persuadés qu'un serment prêté avec la seule invocation de la Divinité ne les lie point. On objecte la liberté religieuse que Merlin invoque pour soutenir qu'une simple affirmation judiciaire équivaut à un serment. Est-ce que chacun ne peut pas modifier, à son gré, ses croyances religieuses, ne suivre qu'en partie le culte de ses pères, ou même le déserter tacitement? Cela se voit tous les jours chez les juifs et chez les chrétiens. Il faudra donc que le juge s'enquière de la religion de celui qui doit prêter serment! La cour appelle renégats les hommes qui abandonnent les croyances de leurs pères. Soit. La question est de savoir si les juifs comme les chrétiens ont le droit d'être des renégats, et ce que fera le juge quand il se trouvera en face d'un renégat. La cour se tire d'embarras en disant qu'il est à peu près sans exemple de voir des renégats chez les juifs d'Alsace. Mais la cour sait qu'il n'en est pas de même des chrétiens, elle se voit donc obligée de décider la question en principe; et voici la conséquence à laquelle elle aboutit: La justice doit, jusqu'à preuve contraire, admettre que chacun a été élevé dans la religion de ses pères, qu'il l'a conservée et suivie et que c'est d'après cette religion que doivent se faire les actes qui sont tout ensemble civils et religieux, tels que le serment, le mariage et l'inhumation. L'opinion contraire, dit la cour de Colmar, conduirait à l'indifférence religieuse et à l'athéisme (1).

Hélas! nous y sommes, et ce n'est pas la fiction ad

(1) Colmar, 18 janvier 1828 (Dalloz, au mot Serment, no 25, 3o, et les autres arrêts dans le même sens qui y sont rapportés).

mise par la cour de Colmar qui nous sauvera de cette mort de l'âme; vainement essayerait-on d'enchaîner les consciences à la religion du passé, c'est le moyen infaillible d'enraciner l'indifférence et de répandre l'athéisme. A des sentiments nouveaux, il faut des croyances que la conscience puisse accepter. Revenons à la question de droit. Comment concilier la liberté religieuse avec un serment confessionnel? Quel moyen le juge a-t-il de s'assurer si le juif appelé à prêter serment croit encore au Talmud? Et s'il n'y croit plus, quelle valeur aura le serment prêté à la synagogue pour celui qui a déserté la synagogue? On veut fortifier le serment et on le ruine dans son essence! Il n'y a qu'une conscience et elle parle partout le même langage, pourvu qu'on ne commence pas par l'aveugler; adressez-vous à la conscience, en ayant soin de développer le sens moral et de l'éclairer, voilà la seule garantie possible et c'est la plus forte.

C'est sous l'influence de ces sentiments que la cour de cassation a changé sa jurisprudence en 1846. Lacour maintient le principe que le serment a un caractère essentiellement religieux, puisque celui qui le prête prend Dieu à témoin de la sincérité de son affirmation. Mais la religion, telle que la cour la comprend, n'est plus la superstition du passé. Elle dit que la véritable garantie contre le parjure consiste dans la conscience de l'homme et non dans des solennités accessoires qui n'ajoutent aucune force réelle à l'acte solennel du serment. Ce n'est pas là le serment religieux tel que les sectes l'entendent; c'est le serment moral de Mirabeau, c'est l'affirmation des quakers; c'est encore une affirmation religieuse, en ce sens que la morale se confond avec la religion. La conséquence est qu'il ne peut plus y avoir de serment confessionnel. Le serment consiste dans les mots : « Je jure », qu'on est tenu de prononcer en levant la main. Ainsi l'invocation de Dieu ne se trouve même plus dans la formule consacrée par la jurisprudence française. Toutefois la cour admet une exception : le juge peut autoriser une autre forme de serment lorsque la personne qui doit le prêter ne professe pas la religion de la majorité des Français et

en fait elle-même la demande (1). Il nous semble que l'exception n'est guère en harmonie avec le principe, et cependant il était difficile de ne pas l'admettre. On voit à quelles difficultés on se heurte quand on part du principe que le serment est un acte religieux; la cour entend par là un serment moral, et voilà qu'elle est obligée de sanctionner un serment superstitieux. Et, il faut le dire, le serment moral de la cour de cassation n'atteindra pas le but du serment religieux: c'est un serment philosophique. Le conseiller Lasagni en a fait la remarque dans son rapport: Le véritable serment affermit la sincérité de ce qu'une personne affirme, d'une manière surnaturelle; si l'on veut un serment religieux, il faut que celui qui le prête le fasse en se mettant en présence de son Dieu, ce Dieu fût-il une pierre. » On voit que la lutte est entre la religion du passé et la religion de l'avenir, entre la superstition et la morale.

Signalons encore une difficulté légale qui s'oppose au serment prêté more judaico. D'après le code de procédure (art. 121) le serment, en matière civile, doit être prêté par la partie en personne à l'audience. Il est difficile de concilier avec cette disposition un serment prêté dans la synagogue, non en présence du juge, mais en présence du rabbin.

225. En Belgique, la question s'est présentée dans d'autres termes. On soutient que la constitution belge s'oppose à la prestation d'un serment religieux, même le plus simple, en le réduisant à l'invocation de la Divinité. La jurisprudence unanime de la cour de cassation et des cours d'appel s'est prononcée contre cette opinion (2); nous allons exposer la doctrine consacrée par la juris

(1) Cassation, 3 mars 1846 (Dalloz, 1846, 1, 103). Les cours d'appel et les auteurs ont adopté cette doctrine. Voyez la jurisprudence dans le Répertoire de Dalloz, au mot Serment, no 28; ajoutez Rejet, 16 janvier 1869 (Dalloz, 1870, 1, 198,. Comparez Larombière, t. V, p. 437, n° 11 (Ed. B., t. III, p. 323).

(2) Rejet, 28 mai 1867 et 25 juin 1867 (Pasicrisie, 1867, 1, 275 et 295); 28 avril 1868 (Pasicrisie, 1868, 1, 393), et 19 juillet 1869 (Pasicrisie, 1870, 1, 45). Liége, 17 août 1867 (Pasicrisie, 1867, 2, 207). Bruxelles, 4 mai 1867 (Pasicrisie, 1867. 1, 296).

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