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pour les juges du fait, un pouvoir d'appréciation qui leur permet et leur impose même le devoir de refuser la délation de serment quand le fait n'est pas relevant; on ne doit pas prodiguer le serment, ni le déférer sur des faits dont l'affirmation ou la dénégation ne mettrait pas fin au litige. C'est naturellement au juge à voir si le fait sur lequel l'une des parties défère le serment a ce caractère (1).

252. Il faut généraliser cette règle, en ce sens que le serment doit être formulé de manière que la prestation ait pour effet de terminer le procès. Il ne suffit donc pas que le fait sur lequel le serment est déféré soit relevant; il faut aussi que l'intention de celui qui le défère soit d'en faire dépendre le jugement de la cause : c'est la définition que la loi (art. 1357) donne du serment décisoire, et il en résulte, comme condition essentielle, que la partie qui défère le serment doit avoir la volonté d'offrir une transaction définitive; le serment qui n'impliquerait pas une transaction pareille pourrait être refusé; le juge doit le rejeter, quand même la partie à laquelle il est déféré serait disposée à le prêter. Libre aux parties de transiger comme elles veulent, mais quand la transaction est offerte sous forme de serment, les parties et le juge sont liés par la loi. La jurisprudence est en ce sens. Il est de l'essence du serment décisoire, dit la cour de cassation, de faire dépendre de ce serment le jugement de la cause. Dans l'espèce, le serment était déféré, non point pour en faire dépendre le jugement de la cause, mais pour se procurer un document à l'effet de poursuivre le procès. Le juge, dit la cour, a fait une juste application des principes en rejetant le serment déféré dans ces circonstances (2). La cour de cassation a encore jugé, par application de ces principes, que lorsqu'une partie offre de déférer le serment décisoire à son adversaire, il appartient au juge d'examiner et d'apprécier le fait sur lequel porterait le serment, à l'effet de reconnaître s'il est décisif, c'est-à-dire si la prestation du serment ou le refus de le prêter entraînera

(1) Aubry et Rau, t. VI, p. 351, note 13, § 753 (3o édit.). Larombière, t. V, p. 468, no 14 (Ed. B., t. III, p. 335).

(2) Rejet, 9 novembre 1846 (Dalloz, 1846, 1, 348).

nécessairement la solution de la difficulté, objet du litige, et, par suite, il appartient au juge de décider s'il y a lieu de déférer le serment (1). Cette dernière proposition est énoncée d'une manière trop absolue; nous y reviendrons.

233. Le principe que nous venons de poser n'est pas douteux, mais l'application donne lieu à de nombreuses contestations (2); comme elles sont de fait plutôt que de droit, nous croyons inutile d'entrer dans ces détails; nous nous bornerons à donner quelques applications empruntées à la jurisprudence, très-nombreuse en cette matière, des cours de Belgique.

Pour que la délation du serment puisse être ordonnée, dit la cour de Liége, il faut qu'il ait pour effet de terminer le litige; or, dans l'espèce, si le serment déféré était prêté, le litige, loin d'être terminé, présenterait encore à décider des questions d'imputation de payement, et notamment celle de savoir si les payements articulés sont, en raison des faits de la cause et des dispositions de la loi, susceptibles d'être imputés sur la créance faisant l'objet des poursuites. En conséquence, la cour a rejeté la délation de serment (3).

La partie qui a recours au serment le défère souvent sur un grand nombre de faits, les uns relevants, les autres non relevants. Dans une espèce jugée par la cour de Bruxelles, la délation portait sur dix-neuf faits. Cela est absurde, dit la cour. D'abord si l'on pouvait mêler au serment décisoire des faits non décisifs et qui seraient faux, le serment deviendrait un piége; en effet, la partie serait dans l'impossibilité de prêter ce serment, puisque la proposition qu'elle affirmerait ou nierait se trouverait fausse dans l'un de ses éléments; la partie serait donc dans cette alternative ou de perdre son procès ou de faire un faux serment, ce qui est absurde et immoral. Il est encore plus absurde, dit la cour, de déférer le serment sur dix-neuf faits et d'appeler cela un serment décisoire. En effet, si

(1) Rejet, 5 mai 1852 (Dalloz, 1852, 1, 275).

(2) Comparez Rejet, 6 février 1843 (Dalloz, au mot Compte, no 35) ; 13 novembre 1846 et 12 mai 1852 (Dalloz, au mot Obligations, no 5186, 6° et 7°). (3) Liége, 12 janvier 1859 (Pasicrisie, 1859, 2, 204).

la partie prêtait le serment sur quelques faits, en refusant de le prêter sur les autres, naîtrait la question de savoir ce qu'il faudrait décider; donc, au lieu de terminer la contestation, le serment en ferait naître une nouvelle; preuve qu'un pareil serment n'est pas décisoire. La cour jugea que le serment ne pouvait être déféré, tel que l'appelant l'avait formulé (1).

Il ne faudrait pas conclure de là que le serment ne peut jamais être déféré que sur un fait unique; l'article 120 du code de procédure suppose que le serment peut avoir pour objet plusieurs faits; il faut, dans ce cas, que les faits soient également décisifs, car il est contre l'essence du serment qu'il soit prêté sur des faits qui ne décideraient pas le procès. Dans une espèce jugée par la même cour, elle a décidé que le serment serait prêté sur le fait énoncé dans l'arrêt (2).

Cette décision soulève une nouvelle difficulté : le juge a-t-il le droit de modifier la délation du serment, telle qu'elle a été formulée par la partie intéressée? La négative nous paraît certaine. En effet, le serment décisoire est déféré par la partie et non par le juge; c'est donc à la partie qui le défère à le formuler, car c'est à elle à préciser les termes dans lesquels elle entend transiger. La cour de Bruxelles a jugé en ce sens, qu'il n'appartient pas au tribunal d'élaguer d'une délation de serment les faits qui ne lui paraîtraient pas décisifs et d'ordonner le serment sur les autres; tout ce qu'il peut faire, c'est de déclarer que le serment, tel qu'il est proposé, est inadmissible, parce qu'il porte sur des faits qui n'ont pas tous le caractère décisif exigé par loi (3). Il est arrivé que la partie à laquelle le serment a été déféré a conclu au rejet des faits non relevants, et que la cour a ordonné la prestation du serment ainsi modifié (4). Si celui qui a déféré le serment accepte ces modifications, il va sans dire que la transaction sera maintenue, mais il nous paraît certain qu'il

(1) Bruxelles, 7 mars 1829 (Pasicrisie, 1829, p. 97),
(2) Bruxelles, 13 novembre 1834 (Pasicrisie, 1834, 2, 254)
(3) Bruxelles, 29 juin 1836 (Pasicrisie, 1836, 2, 172).
(4) Bruxelles, 8 mars 1860 (Pasicrisie, 1864, 2, 51).

n'est pas tenu de l'accepter; celui qui fait une offre pe la retirer, dès qu'elle n'est pas acceptée telle qu'il l'a faite. La cour de Bruxelles l'a jugé ainsi dans une autre espèce: il y avait des faits non relevants; le premier juge les avait écartés en limitant la délation du serment au fait décisif; en appel, le jugement a été réformé sur ce point; comme les modifications apportées au serment changeaient le contrat tel que l'une des parties l'avait proposé, il devait lui être permis de retirer son offre; le juge, en modifiant le serment, doit donc réserver à la partie le droit de maintenir son offre ou de la rétracter (1). En définitive, le juge peut rejeter le serment quand il porte sur des faits non décisifs, quand même la partie à laquelle il est déféré consentirait à le prêter sans modifications (2), mais le serment modifié ne peut être prêté que du consentement de la partie qui l'a déféré (3).

254. Le principe que le serment décisoire doit mettre fin au procès n'empêche pas de le déférer sur des incidents. Comme le dit la cour de Bruxelles, les incidents forment autant de contestations distinctes, quoiqu'elles aient une liaison étroite avec la contestation principale; elles doivent être décidées avant que le juge puisse rendre un jugement définitif. Or, dès qu'il y a contestation donnant lieu à un jugement, il y a une cause dont le jugement peut être abandonné à la partie à laquelle le serment est déféré (4).

Le même principe décide la question de savoir si l'on peut déférer le serment sur la qualité du demandeur. C'est un incident; donc il y a cause et partant on peut déférer le serment sur le jugement de la cause (5). Cela suppose que la qualité est un fait décisit. Or, elle n'est plus décisive si le demandeur peut poursuivre le procès en une autre qualité. Le défendeur défère au demandeur le serment sur le point de savoir s'il agit comme prête

(1) Bruxelles, 29 mai 1865 (Pasicrisie, 1865, 2, 223).

(2) Bruxelles, 24 juillet 1866 (Pasicrisie, 1867, 2, 407), et 27 juin 1872 (Pasicrisie, 1873, 2, 405).

(3) Liége, 11 novembre 1865 (Pasicrisie, 1866, 2, 109).

(4) Bruxelles, 22 avril 1830 (Pasicrisie, 1830, 2, 110).

(5) Bourges, 22 février 1842 (Dalloz, au mot Obligations, no 5213).

nom; il a été jugé que ce serment n'est pas décisoire, parce que le demandeur aurait eu le droit de continuer les poursuites en supposant même qu'il ne fût que prêtenom; la qualité était donc indifférente, et, par suite, elle ne pouvait faire l'objet d'un serment décisoire (1). La jurisprudence est constante en ce sens; il est inutile de rapporter les décisions, puisque la question n'est pas douteuse (2).

No 6. QUAND LE SERMENT DOIT-IL ÊTRE DÉFÉRÉ?

255. Aux termes de l'article 1360, le serment peut être déféré en tout état de cause; donc, tant qu'il y a cause, c'est-à-dire tant que le procès est pendant. La partie qui a succombé en première instance peut encore déférer le serment en appel. On a demandé si le serment peut être déféré à la partie défaillante. L'affirmative n'est point douteuse. Mais comme la délation de serment est une offre de transaction, il faut que cette offre soit régulièrement portée à la connaissance de la partie à laquelle elle est faite. Dans une espèce qui s'est présentée devant la cour de cassation. le serment avait été déféré après les plaidoiries à l'audience où l'arrêt fut prononcé ; le défaillant était présent à l'audience. Néanmoins la cour a jugé, et avec raison, que la délation était nulle. La présence de fait et la connaissance de fait ne remplacent pas la présence légale ni la connaissance légale; or, le défaillant n'est pas légalement en cause, donc le serment ne peut lui être déféré à l'audience (3).

256. L'arrêt que nous venons de citer suppose que le serment peut encore être déféré après les plaidoiries, quand l'instance est contradictoire. Ce serait mal interpréter la pensée de la cour; elle n'a pas eu à décider la question de savoir jusqu'à quel moment la délation de

(1) Rejet, 27 avril 1831 (Dalloz au mot Obligations, no 5214, 2o).

(2) Rouen, 14 juin 1834, 2 août 1834 et 30 janvier 1838 (Dalloz, au mot Oblgations, no 5214, 1o).

(3) Rejet, chambre civile, 1er mars 1859 (Dalloz, 1859, 1, 155).

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