Page images
PDF
EPUB

soit attribuée qu'au jugement qui met fin au procès. Il peut, dans une même affaire, intervenir plusieurs jugements définitifs, en ce sens qu'ils décident définitivement certains points débattus entre les parties; tous ces jugements ont l'autorité de chose jugée. Mais il y a des jugements qui ne décident pas un point contesté entre les parties et qui, par conséquent, ne peuvent pas passer en force decho se jugée: ces ont les jugements préparatoires et simplement interlocutoires (1).

Comment distinguer les jugements définitifs qui ont l'autorité de chose jugée des jugements préparatoires et interlocutoires qui ne l'ont point? La question donne lieu à des débats incessants, preuve qu'il n'y a pas de principe certain sur la matière. Le code civil est d'un laconisme excessif; l'article 1351, la seule disposition que nous ayons sur la chose jugée, parle en termes généraux des jugements et semble dire que tout jugement a l'autorité de chose jugée. Il est impossible de donner ce sens à la loi. L'article 1351 ne fait que consacrer la tradition; or, il a toujours été de principe que les jugements définitifs ont seuls l'autorité de chose jugée; Pothier le dit, et il en conclut que les jugements interlocutoires ne peuvent avoir l'autorité de chose jugée; il ne dit rien des jugements préparatoires. Le code de procédure distingue ces deux espèces de jugements et il les définit comme suit: Sont réputés préparatoires les jugements rendus pour l'instruction de la cause et qui tendent à mettre le procès en état de recevoir jugement définitif. Sont réputés interlocutoires les jugements rendus lorsque le tribunal ordonne, avant dire droit, une preuve, une vérification ou une instruction qui préjuge le fond » (art. 452). La définition est assez vague et, de plus, elle est étrangère à la chose jugée; de sorte qu'elle ne suffit point pour décider les difficultés qui se représentent sans cesse. Il fau drait un principe; nous ne le trouvons pas plus dans le code de procédure que dans le code civil.

"

Interrogeons la tradition. Pothier, qui la résume pour

(1) Aubry et Rau, t VI. p. 479 et note 6, § 769.

les auteurs du code civil, donne une définition très-restrictive des jugements qui ont l'autorité de chose jugée. « Pour qu'un jugement ait l'autorité de chose jugée, dit-il, et même pour qu'il puisse en avoir le nom, il faut que ce soit un jugement définitif qui contienne ou une condamnation ou un congé de demande. La loi romaine à laquelle Pothier emprunte sa définition s'énonce d'une manière plus exacte, nous semble-t-il, en disant qu'il y a chose jugée lorsque le juge met fin à une contestation en prononçant soit une condamnation, soit une absolution (1). Ce qui caractérise donc les jugements proprement dits, les seuls, comme dit Pothier, qui puissent avoir ce nom, c'est qu'ils décident une contestation entre les parties en donnant gain de cause à l'une ou à l'autre. C'est en ce sens qu'il faut entendre les mots de condamnation et d'ab solution dont se sert le jurisconsulte romain; il y a condamnation par cela seul que le juge rejette une prétention de l'une des parties combattue par l'autre, quand même elle ne serait pas condamnée à prester une chose. Tel est le principe; nous allons en faire l'application sans entrer dans les détails des difficultés, la matière des jugements étant étrangère à notre travail.

23. Le jugement est préparatoire quand il ordonne un moyen d'instruction. Ce jugement ne décide aucune contestation, il a pour but d'éclairer le juge; si le juge trouve que le mode d'instruction qu'il a prescrit n'atteint pas son but, il peut le révoquer de son propre mouvement et ordonner un autre mode d'instruction qui lui paraît plus convenable. Il suit de là qu'un jugement préparatoire ne saurait avoir l'autorité de chose jugée. Comment une présomption de vérité s'attacherait-elle à un jugement qui tend seulement à rechercher la vérité? Le juge l'ignore encore, il instruit et il doit jouir de la plus entière liberté quand il s'agit de s'éclairer; ce serait donc une chose absurde de dire qu'un jugement que le juge a porté pour s'éclairer lie le juge, en ce sens qu'il ne peut pas revenir sur ce qu'il a ordonné; en effet, ce serait dire qu'il lui est

(1) Pothier, Des obligations, no 850. L. I, D., de re judic. (XLII, 1).

défendu de s'éclairer. De ces jugements-là il faut dire avce Pothier qu'on ne peut pas leur en donner le nom(2). Nous empruntons quelques applications à la jurisprudence. Il y a procès entre une commune et un particulier sur les limites de leurs propriétés respectives. Le juge ordonne de lever un plan de ces propriétés, et que, lors de cette opération, la commune sera tenue de présenter ses titres à l'effet de déterminer l'étendue du terrain appartenant à chacune des parties. Plus tard, un jugement attribue le terrain litigieux à la commune sans que celleci eût produit aucun titre. Y a-t-il violation de la chose jugée? Non, dit la cour de cassation, car le premier jugement était purement préparatoire (2); il ordonnait une mesure d'instruction dans le but d'éclairer le juge; si le juge trouve ensuite que les documents du procès suffisent pour l'éclairer, lui dira-t-on qu'il a tort de se trouver suffisamment éclairé? Cela serait ridicule.

Un premier jugement ordonne une expertise pour fixer la valeur de constructions élevées sur un terrain litigieux. L'expertise n'a pas lieu; le jugement définitif détermine la valeur d'après d'autres documents du procès, entre autres par l'acte constatant le payement des honoraires de l'architecte. Pourvoi en cassation pour violation de la chose jugée. La cour décida que le premier jugement était simplement préparatoire (3). D'après la définition du code de procédure, on aurait pu dire que le jugement était interlocutoire, mais peu importe le nom; il faut voir si le jugement décidait une contestation entre les parties; or, la négative est évidente; l'expertise avait pour objet d'éclairer le juge sur la valeur des constructions, il trouve d'autres éléments de conviction: dira-t-on qu'il était lié par sa première sentence et qu'il devait procéder à une expertise, alors même qu'elle était inutile? Cela serait absurde.

(1) Duranton, t. XIII, p. 481, no 452. Rejet, 18 décembre 1821 (Dalioz, au mot Chose jugée, no 40, 1o).

(2) Rejet, 28 février 1837 (Dalloz, au mot Chose jugée, no 40, 10°).

(3) Rejet, 3 décembre 1838 (Dalloz, au mot Chose jugée, no 41, 2o), et 20 août 1839 (idem, ibid., no 41, 3°). Comparez les autres arrêts rapportés bid., nos 40-43).

Le juge renvoie les parties devant un notaire pour liquider la communauté. Est-ce un jugement préparatoire? L'affirmative n'est pas douteuse. En effet, le juge ne décidait pas quels étaient les droits des parties dans la communauté, et c'était là l'objet du litige; donc le jugement ne décidait aucune contestation, dès lors il ne pouvait être question de chose jugée (1).

Alors même que le jugement préparatoire reçoit son exécution, le juge n'est pas lié par l'expertise ou toute autre mesure d'instruction qu'il a ordonnée. On a soutenu le contraire devant la cour de cassation de France, parce que toutes les parties avaient concouru à l'expertise et en avaient accepté les bases. La cour a décidé que le juge n'était jamais lié par une décision préparatoire (2). Dans l'espèce, il n'y avait aucun débat entre les parties sur l'expertise, c'était une simple mesure d'instruction: si les parties y avaient concouru, c'était pour veiller à leurs intérêts; mais ce concours n'impliquait aucune contestation, donc le jugement ne décidait aucune contestation; ce n'était pas un jugement, comme le dit Pothier.

Si un jugement dit préparatoire contenait une décision. définitive sur un point contesté entre les parties, il faudrait dire qu'il y a chose jugée. La cour de cassation l'a jugé ainsi implicitement dans l'espèce suivante. Par trois jugements successifs un tribunal ordonne la liquidation de la communauté, puis la vente des immeubles et enfin une expertise destinée à établir la situation de la communauté. Etaient-ce des mesures de pure instruction? Les demandeurs prétendaient qu'il n'y avait pas lieu à liquider et à partager la communauté, attendu qu'un acte antérieur constituait une licitation entre les parties sous forme de donation. En apparence, les jugements. préparatoires préjugeaient qu'il y avait lieu à liquidation et à partage, puisqu'ils prescrivaient des mesures tendantes à la liquidation. Cependant la cour de cassation. décida que c'étaient de simples jugements préparatoires,

(1) Bruxelles, 10 juillet 1858 (Pasicrisie, 1859, 2, 13).

(2) Rejet, chambre civile, 19 avril 1870 (Dalloz, 1870, 1, 219). Comparez Rejet, chambre civile, 12 août 1851 (Dalloz, 1851, 1, 235).

mais elle a soin d'ajouter dans l'état des faits constatés par l'arrêt attaqué. Or, l'arrêt constatait que les demandeurs n'avaient jamais renoncé à leurs conclusions premières, et les juges, en prononçant les jugements préparatoires, ne l'avaient fait que sous toute réserve des conclusions principales et comme des mesures préalables nécessaires pour en apprécier le mérite; ce qui était décisif (1).

21. Les jugements interlocutoires, tels que le code de procédure les définit, ont-ils l'autorité de la chose jugée? C'est une des questions les plus difficiles dans cette difficile matière. La doctrine est incertaine, ainsi que la jurisprudence. Les uns disent que l'autorité de chose jugée n'est pas attachée aux jugements simplement interlocutoires (2), ce qui implique qu'il y a des jugements interlocutoires qui passent en force de chose jugée; mais quel est le principe qui sert à distinguer les uns des autres? Larombière répond que les jugements interlocutoires forment chose jugée quand ils contiennent une décision définitive sur tous ou quelques-uns des chefs du débat. Notre question revient comment savoir quels sont les jugements interlocutoires qui sont définitifs ou non? Les décisions qui n'ont pour objet qu'une simple mesure d'instruction, dit Larombière, sont des jugements interlocutoires, et ils n'ont pas l'autorité de chose jugée (3). C'est la définition du code de procédure : si on l'admet en matière de chose jugée, il faut dire qu'aucun jugement interlocutoire ne passe en force de chose jugée. Duranton, au contraire, semble dire que tous les jugements interlocutoires peuvent acquérir l'autorité de chose jugée si la partie y acquiesce ou n'en appelle pas dans les délais. Il ajoute que ces jugements renfermant un droit, un avantage pour la partie qui les a obtenus, le juge ne peut pas toujours les réformer pour prendre une autre voie d'instruction (4). Quand peut-il les réformer, quand ne le

(1) Rejet, 25 mars 1872 (Dalloz, 1872, 1, 416).

(2) Aubry et Rau, t. VI, p. 479 et note 7, § 769.

(3) Larombiere, t. V, p. 212. no 16 (Ed. B., t. III, p. 233). (4) Duranton, t. XIII, p 481, no 453.

« PreviousContinue »