Page images
PDF
EPUB

le propriétaire dudit moulin avait supporté seul les dépenses d'entretien, sans que les usiniers en aval y eussent jamais contribué (1).

De même si les riverains d'un fleuve construisent une digue sur leurs propres fonds, pour les garantir de l'invasion des flots, ils n'ont pas d'action contre les autres riverains pour les faire contribuer aux dépenses que les travaux ont nécessitées, alors même qu'il en serait résulté une utilité pour eux (2). Il ne peut y avoir d'action contre une personne sans immixtion dans ses affaires (3).

336. Je gère l'affaire d'une personne malgré elle: ai-je une action contre elle, et quelle est cette action? La question est controversée et il y a quelque doute. Il nous paraît certain qu'il n'y a pas de gestion d'affaires. Les quasi-contrats se forment sans convention, sans concours de volontés; là où il y a une manifestation de volonté quelconque, il ne peut plus être question d'un quasi-contrat; il y a contrat si les volontés concordent, et si l'une des parties refuse de consentir, il n'y a pas de contrat; il n'y a pas non plus quasi-contrat, car le quasi-contrat est fondé sur la supposition qu'il y a consentement présumé de la partie intéressée; or, comment le législateur pourrait-il présumer que le maître consent à ce que l'on gère ses affaires alors qu'il s'y oppose?

Mais si le gérant n'a pas l'action de gestion d'affaires, a-t-il du moins l'action de in rem verso? La solution dépend du point de savoir quel est le fondement de cette action et quelles sont les conditions sous lesquelles elle est accordée. Nous allons d'abord examiner la question générale, puis nous reviendrons sur la question spéciale que nous venons de poser.

337. Les auteurs admettent l'action de in rem verso, sans discussion. Il y a cependant un motif de douter. Dans notre opinion, le quasi-contrat de gestion d'affaires est fondé sur la loi, en ce sens que c'est le législateur qui fait naître des obligations là où il n'y a pas de conven

(1) Rejet, 30 avril 1828 (Dalloz, au mot Obligations, no 5402). (2) Grenoble, 12 août 1836, et Rejet, 6 novembre 1838 (Dalloz, no 5403). (3) Aubry et Rau, t. IV, p. 725. et note 15. Mourlon, t. II, p. 878, no 1679.

tion, pas de consentement des parties intéressées. Il y a sans doute un motif d'équité qui justifie les obligations que le législateur impose au maître; mais, par elle-même, l'équité n'engendre pas d'obligations, il faut que la loi la sanctionne, elle le fait pour la gestion d'affaires; mais, en dehors des conditions requises pour la gestion d'affaires, la loi ne donne aucune action à celui qui s'immisce dans les affaires d'autrui. Est-ce à dire qu'il faille rejeter l'action de in rem verso? Non, elle est consacrée par la tradition, ce qui est déjà un puissant argument dans une matière traditionnelle. Mais cela ne suffit point, il faut prouver que les auteurs du code ont entendu maintenir la tradition. Nous croyons que l'on peut invoquer les dispositions concernant la gestion d'affaires. A vrai dire, l'action de gestion d'affaires et l'action de in rem verso procèdent de la même cause, d'une immixtion dans les affaires d'autrui; il résulte de cette immixtion un avantage pour celui dont l'affaire est gérée; l'équité exige qu'il denne compte de ce profit à celui qui le lui a procuré. Mais quelle sera l'étendue de son obligation? Sur ce point, les deux actions se divisent: l'une, celle de gestion d'affaires, équivaut à l'action de mandat; l'autre, celle de in rem verso, est limitée au profit que le maître retire de la gestion au moment de la demande. Il y a donc toujours un maître et un gérant, donc il y a gestion d'affaires; seulement c'est une gestion qui n'équivaut pas à un mandat. Cela n'empêche pas qu'il y ait analogie entre les deux faits juridiques; il y a plus qu'analogie, il y a identité quant à la cause: cela doit suffire pour que le maître soit obligé d'indemniser le gérant jusqu'à concurrence de ce dont il s'est enrichi. En ce sens, l'équité, qui est le fondement des quasi-contrats, est aussi le fondement de l'action de in rem verso; elle s'oppose à ce que le maître qui profite d'une gestion retienne ce profit, sans en tenir compte à celui qui le lui a procuré; ce serait s'enrichir sans cause et sans droit aux dépens de celui qui a procuré l'utilité par sa gestion; cela serait contraire à l'équité naturelle et aussi à l'équité légale, car la loi consacre cette règle d'équité dans la matiere des quasi-contrats.

338. Nous revenons maintenant à notre question. Je gère l'affaire d'une personne malgré elle ai-je l'action de in rem verso? Nous avons déjà rencontré la difficulté en examinant la question de savoir si celui qui paye la dette d'un tiers malgré lui a une action contre le débiteur (1). Les opinions sont partagées sur l'application comme sur le principe (2). A notre avis, l'opposition du maître détruit le fondement de l'action de in rem verso. S'il est vrai, comme nous venons de le dire (no 337), qu'il n'y a qu'un moyen de justifier l'action de in rem verso, en la considérant comme une action analogue à celle de gestion d'affaires, la question est par cela même décidée : il n'y a pas de gestion d'affaires quand le gérant s'immisce dans les affaires d'une personne malgré elle, il ne peut pas non plus être question d'une action de in rem verso, puisqu'elle suppose une gestion; et il y a contradiction à dire que je fais l'affaire d'une personne malgré elle, que je lui procure un profit malgré elle. Il y a encore une plus grande contradiction à me donner une action contre une personne à raison d'une utilité que je lui aurais procurée, alors qu'elle n'a pas voulu que je lui fisse cet avantage. Le droit et l'équité sont ici d'accord pour refuser toute action à celui qui s'est obstiné à s'immiscer dans une affaire malgré le maître.

La jurisprudence confond, en général, l'action de in rem verso avec l'action de gestion d'affaires; cela n'est pas juridique en un sens, puisque les deux actions diffèrent; mais la confusion s'explique en ce sens que les deux actions procèdent de la même cause et qu'elles ne different que quant à l'étendue des obligations du maître. Il a été jugé que lorsqu'un entrepreneur de transports transporte des marchandises au domicile du destinataire malgré l'opposition de celui-ci, il n'a pas droit au remboursement de ses avances. En réalité, il ne s'agissait pas, dans l'espèce, du quasi-contrat de gestion d'affaires,

(1) Voyez le tome XVII de mes Principes, p. 476, no 486, et p. 481, no 489. (2) Voyez, en sens divers, Toullier, t. VI, I, p. 42, no 55. Aubry et Rau, IV, p. 726, et note 19. Marcadé, t. V. p 268, no IV de l'article 1377. Mourlon, t. II, p. 877, n° 1609. Colmet de Santerre, t. V, p. 663, no 349 bis IV.

l'entrepreneur ne pouvait avoir que l'action de in rem verso; cette expression ne figure pas dans les arrêts, et il ne paraît pas qu'on ait invoqué le principe dans les débats. Tout ce que l'entrepreneur pouvait demander, c'est qu'on lui tînt compte du profit qu'il avait procuré aux destinataires; or, il était constaté que le transport s'était fait contre l'intérêt des destinataires, ce qui excluait toute action contre eux (1).

339. Un cas singulier s'est présenté devant la cour de Gand. Le bourgmestre d'une commune réclama en justice les avances qu'il avait faites pour payer les dépenses occasionnées par les mesures que la commission médicale avait prescrites lors de l'invasion inopinée du choléra. La commune opposa une fin de non-recevoir fondée sur ce que les dépenses avaient été faites sans autorisation du conseil communal et du collége échevinal. Cette défense fut rejetée par le tribunal de première instance. La demande, dit le jugement, est une véritable action de in rem verso par laquelle le demandeur réclame la restitution des dépenses qu'il a faites dans l'intérêt de la commune et dont celle-ci a profité. Il s'agit donc de savoir si les communes sont soumises, comme les particuliers, aux dispositions générales de la loi civile en ce qui concerne les engagements qui se forment sans convention. Nous laissons de côté la difficulté administrative. Le bourgmestre avait agi en dehors des dispositions de la loi communale, cela est évident; mais la commune reconnaissait qu'il s'était trouvé dans des circonstances exceptionnelles, obligé d'agir immédiatement, puisque le moindre retard pouvait avoir des résultats funestes. La cour d'appel confirma la décision, en adoptant les motifs du premier juge, sur les conclusions contraires du ministère public (2). Le réquisitoire est remarquable et méritait bien, nous semble-t-il, que la cour y répondît. A notre avis, la question à décider était celle-ci : Les communes peuvent-elles être obligées par un quasi-contrat comme les particuliers? L'affir

(1) Rejet, 27 juillet 1852 (Dalloz, 1852, 2, 226).

(2) Gand, 20 novembre 1861 (Pasicrisie, 1862, 2, 13) et le réquisitoire de M. Dumont, p 14 et suiv.

mative n'est pas douteuse. Les communes étant capables de contracter, peuvent par cela même être obligées par un quasi-contrat, car c'est la loi qui, à vrai dire, est la source de ces obligations. Supposons que, dans une de ces grandes calamités qui viennent affliger les populations, l'autorité communale reste inerte; un particulier fait ce que le conseil et le collége négligent de faire. N'y aura-t-il pas là une gestion d'affaires par laquelle la commune sera obligée? Il est vrai que régulièrement la commune n'est obligée que par un vote du conseil. Mais ce principe reçoit exception en matière de quasi-contrats. La capacité du maître n'est pas requise pour la validité de la gestion d'affaires; une femme mariée est obligée sans autorisation maritale, un mineur l'est sans l'intervention de son tuteur; donc la commune doit l'être sans délibération du conseil. Ce qu'un particulier peut faire, le bourgmestre ne le peut-il pas comme particulier? Cela encore nous paraît incontestable. Restait à savoir s'il y avait gestion d'affaires, ou au moins un fait profitable à la commune et donnant lieu à l'action de in rem verso, comme l'avait décidé le premier juge? Si nous avons bien posé la question, la réponse ne saurait être douteuse. Ce qui a embarrassé le débat, c'est la qualité de bourgmestre du gérant; il fallait n'en tenir aucun compte. Le bourgmestre, comme tel, avait agi illégalement, et un acte illégal ne peut pas donner lieu à une action, ni de gestion d'affaires, ni de in rem verso. Mais le bourgmestre n'a-t-il pas le droit qu'a tout habitant, d'agir dans l'intérêt de la commune? Or, il était constant qu'il avait rendu des services et qu'il avait fait ce que l'autorité aurait fait si l'on avait procédé régulièrement, puisqu'il avait exécuté les mesures prescrites par la commission médicale. Cela était décisif, nous semble-t-il.

340. Il nous reste à voir quels sont les effets de l'action de rem in verso. Le principe esí que le maître n'est tenu, en vertu de cette action, que jusqu'à concurrence de ce dont il s'est enrichi. C'est le fondement de l'action, et tel en est aussi l'effet. Il en résulte que l'action de in rem verso diffère de l'action de gestion d'affaires sous

« PreviousContinue »