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condamnée à payer par provision la somme ou les choses portées par la condamnation; mais il n'en résulte pas une présomption juris et de jure que cette somme ou ces choses soient dues; en effet, la partie condamnée, après qu'elle a satisfait par provision à la condamnation, est reçue à prouver que la chose n'est pas due et peut, en conséquence, faire révoquer le jugement (1). Cette doctrine est fondée en raison; on ne conçoit pas une vérité provisoire; donc un jugement qui par sa nature est provisoire ne peut pas acquérir l'autorité de chose jugée, laquelle est fondée sur une présomption de vérité absolue.

Un jugement ordonne, à raison du péril de l'éviction, qu'un acquéreur ne payera les intérêts de son prix à un créancier délégué pour le recevoir qu'à la charge par celui-ci de donner caution. C'est un jugement provisoire; les faits peuvent donner la preuve que les craintes d'éviction n'étaient pas fondées et, par suite, un jugement postérieur peut ordonner le payement des intérêts sans caution (2).

Il y a des jugements qui, par leur nature, peuvent toujours être modifiés; en ce sens ils ne forment jamais chose jugée. Tels sont les jugements qui accordent une pension alimentaire, les aliments variant d'après les besoins de celui qui y a droit (art. 208); le juge peut toujours les augmenter, les diminuer, ou décider qu'ils cessent d'être dus (3).

VI. Qu'est-ce qui forme chose jugée dans les jugements?

29. Il est de principe que le dispositif seul des jugements a autorité de chose jugée; les motifs donnés par le juge ne décident rien, il n'en peut donc résulter de chose jugée. Cela est aussi fondé en raison; la présomption de vérité est attachée aux jugements afin de mettre fin aux procès et pour éviter qu'un second jugement soit en contradiction avec une première décision. La chose jugée

(1) Pothier, Des obligations, no 850. Toullier, t. V, 2, p. 93, no 95.
(2) Rejet, 26 juin 1816 (Dalloz, au mot Chose jugée, no 34, 1o).
(3) Paris, 1 décembre 1832 (Dalloz, au mot Chose jugée, no 34, 2').

implique donc l'existence d'une décision judiciaire. Peu importe que les motifs expriment une opinion relative à un point contesté; si le dispositif ne consacre pas cette opinion, en admettant ou en rejetant l'opinion énoncée dans les considérants, il n'y a pas de chose jugée (1). Un arrêt reconnaît, dans ses motifs, que le terrain litigieux est vain et vague et que la commune demanderesse en doit être réputée propriétaire; mais le dispositif ne prononce rien à cet égard, il se borne à ordonner une expertise en réservant tous les droits des parties. La commune prétend qu'il y a chose jugée sur la nature du terrain et sur la question de propriété, en se fondant sur les motifs de l'arrêt. Il a été décidé par la cour de cassation que la chose jugée doit s'induire du dispositif et non des motifs (2). A plus forte raison, un jugement qui se borne à donner acte de simples réserves non contestées ne peut être invoqué comme ayant jugé la question réservée, bien que, dans les motifs, le jugement déclare que le droit réservé appartient à la partie qui a fait la réserve (3).

30. Il ne faut pas conclure de là que les motifs sont sans influence sur la chose jugée. D'abord on doit les prendre en considération pour expliquer le dispositif et, par conséquent, pour déterminer l'étendue de la chose jugée. Le dispositif d'un arrêt se borne à mettre l'appel au néant et à ordonner que le jugement sortira son plein et entier effet. Dans l'espèce, l'appelant avait pris pour la première fois des conclusions subsidiaires devant la cour. Etaient-elles rejetées aussi bien que les conclusions principales? A s'en tenir au dispositif, on en pouvait douter, carle dispositif ne parlait pas des conclusions subsidiaires; mais, dans ses motifs, l'arrêt considérait ces conclusions comme frappées de la même fin de non-recevoir que les conclusions principales. Donc il y avait décision et, par

(1) Aubry et Rau, VI, p. 480 et note 10, § 769.

(2) Rejet, 9 janvier 1838 (Dalloz, au mot Chose juge, no 22, p. 218). Comparez Rejet, 9 juin 1873 (Dalloz 1873, 1, 411). Nous ne citons que le dernier arrêt, la jurisprudence est unanime. Il en est de même de la jurisprudence des cours de Belgique. Rejet, 3 mai 1867 (Pasicrisie, 1867, 1, 320)

(3) Rejet, 21 décembre 1853 (Dalloz. 1854, 1, 437).

suite, chose jugée et pour les conclusions subsidiaires et pour les conclusions principales. Il s'agissait de la demande en rescision d'un partage d'ascendant pour cause de lésion; en appel, le demandeur avait conclu subsidiairement à ce que le partage fût modifié comme renfermant une donation sujette à réduction. Les considérants de l'arrêt déclaraient l'action prescrite, soit qu'elle eût pour objet la rescision, soit qu'elle eût pour objet la réduction; les motifs expliquaient le dispositif et prouvaient que la cour avait entendu rejeter l'action par la même fin de non-recevoir. De là la conséquence que la demande formulée dans les conclusions subsidiaires ne pouvait être reproduite en justice (1).

31. Du principe que le dispositif a seul l'autorité de chose jugée suit que si les motifs d'un premier jugement sont en contradiction avec le dispositif d'un jugement postérieur, cela n'empêche pas que ce jugement n'acquière l'autorité que la loi attache à la chose jugée. Les habitants d'une commune réclament le droit de puiser l'eau à une source qui se trouve dans une propriété particulière. Un premier jugement ordonne que la commune prouvera, tant par titres que par témoins, qu'il y a pour les habitants utilité très-grande à prendre à ladite source l'eau. qui leur est nécessaire; on lit dans les motifs qu'il suffit qu'il y ait pour les habitants utilité marquée, avantage considérable, pour qu'ils aient le droit de réclamer l'usage des eaux d'une source privée. Après l'enquête, un nouveau jugement déclara mal fondée l'action de la commune, attendu qu'il n'était pas démontré que l'eau de la source litigieuse fût nécessaire aux habitants de la commune, dans le sens de l'article 643; qu'il ne suffisait pas que l'usage de la source présentât de la commodité pour la commune, que la loi exigeait la nécessité comme condition essentielle. La commune se pourvoit en cassation pour violation de l'article 1351; le jugement attaqué, ditelle, décidait que les habitants n'avaient pas droit à

(1) Rejet, chambre civile, 24 novembre 1856 (Dalloz, 1856, 1, 399). Comparez Bruxelles, 14 juillet 1828 (Pasicrisie, 1828, p. 254).

l'usage de la source, par le motif que ces eaux ne leur étaient pas nécessaires; tandis que le jugement passé en force de chose jugée qui ordonnait l'enquête avait déclaré dans ses motifs qu'il suffisait qu'il y eût utilité pour les habitants à se servir desdites eaux. La cour de cassation rejeta le pourvoi, en se fondant sur le principe que « la chose jugée réside uniquement dans le dispositif et non dans les motifs des jugements et arrêts ». Peu importait donc qu'il y eût contradiction entre les motifs du premier jugement et le dispositif du second, ce dispositif avait seul l'autorité de chose jugée. La commune s'était encore prévalue du dispositif du premier jugement; ce motif du pourvoi a aussi été rejeté, parce que le jugement ordonnant une enquête était interlocutoire et ne pouvait, comme tel, avoir autorité de chose jugée sur le fond du procès (1),

A plus forte raison n'y a-t-il pas violation de la chose jugée lorsque les motifs d'un second jugement sont en contradiction avec les motifs d'un premier jugement. C'est une conséquence évidente du principe que les motifs ne font pas chose jugée (2).

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32. Le dispositif d'un jugement a-t-il l'autorité de chose jugée à l'égard de tout ce qui s'y trouve énoncé? Non; si le dispositif fait chose jugée, c'est parce qu'il décide une contestation, tel est le principe qui domine la matière tout ce qui est étranger à la décision est aussi étranger à l'autorité que la loi attribue à la chose jugée. Ainsi les simples énonciations qui ne décident rien n'ont jamais l'autorité de chose jugée. Cela est aussi fondé en raison. La loi attache une présomption de vérité aux décisions judiciaires, parce qu'elle suppose que le juge les a mûrement délibérées et qu'il a pesé tous les termes de sa sentence. Cette raison ne s'applique pas aux simples énonciations; c'est une opinion que le juge émet en passant et sans en avoir fait l'objet d'une délibération.

Un jugement accorde à une personne des aliments en

(1) Rejet, 10 juin 1856 (Dalloz, 1856, 1, 425).

(2) Rejet de la cour de cassation de Belgique, 28 janvier 1848 (Pasicrisie, 1848, 1, 296).

qualité d'enfant. A-t-il l'autorité de chose jugée sur la question de filiation? Si la question a été débattue entre les parties, l'affirmative n'est point douteuse; nous sup posons qu'elle n'a fait l'objet d'aucun débat, dès lors il ne peut être question de chose jugée. C'est l'application du vieil adage Tantum judicatum quantum litigatum. Quand même dans le dispositif le demandeur serait qualifié d'enfant, le jugement ne ferait pas chose jugée sur la question de filiation. On objecte que le demandeur a réclamé les aliments en qualité d'enfant et qu'il ne peut les obtenir qu'à ce titre. Sans doute le juge n'a accordé les aliments qu'en supposant qu'il était enfant du défendeur, mais supposer n'est pas juger. La raison est d'accord avec la subtilité du droit. L'état d'enfant légitime est la base de l'ordre civil; quand il est contesté, toute l'attention du juge se concentre sur les preuves de la filiation; tandis que, dans une demande d'aliments, le juge considère avant tout les besoins de celui qui les réclame; quand le défendeur ne soulève pas la question de filiation, le juge n'a pas à l'examiner; et comment le jugement aurait-il l'autorité de chose jugée sur une question aussi importante, alors qu'elle n'a pas été débattue devant lui (1)?

Le créancier demande contre son débiteur les intérêts d'un capital, le juge condamne le débiteur à les payer. Y a-t-il chose jugée quant au capital? On suppose que le dispositif énonce le montant du capital. Il a été jugé que la décision n'avait pas l'autorité de chose jugée quant au capital (2). On peut objecter que le juge, en allouant les intérêts, décide implicitement que le capital est dû, puisqu'il ne peut y avoir d'intérêts sans capital. Sans doute, mais la question est de savoir s'il y a chose jugée; or, le juge n'a rien décidé quant au capital, cette question n'a pas été agitée devant lui, il est donc impossible qu'il l'ait décidée, partant il n'y a pas chose jugée.

Une instance s'engage sur une adjudication. L'adjudi

(1) Toullier, t. V, 2, p. 190, nos 228 et 229, et tous les auteurs. (2) Rejet, 25 août 1829 (Dalloz, au mot Chose jugée, n° 24), et tous les

auteurs.

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