Page images
PDF
EPUB

bornes plantées tantôt du côté de la forêt, tantôt du côté des riverains, tantôt dans le fossé. Le premier juge en conclut que la limite n'est pas la ligne tracée par des bornes si irrégulièrement plantées, mais le fossé. Comme le fossé est censé appartenir exclusivement à celui du côté duquel se trouve le rejet des terres, le tribunal ordonna qu'il serait procédé à la visite des lieux, afin de constater comment les bornes étaient placées et de quel côté était le rejet des terres. Il se trouva que le rejet était tout entier sur le sol de la forêt dans la partie limitrophe qui formait l'objet du litige : ce qui décidait la question. Appel. La cour d'Amiens décida que le jugement de première instance avait jugé définitivement la question de savoir si la délimitation de la forêt avait été faite par un bornage régulier; les premiers juges ayant déclaré insuffisants les titres produits pour l'établir, ils ont cherché la solution du litige ailleurs, dans le rejet des terres. La cour se décida par la même considération et rejeta la demande. Pourvoi en cassation pour violation de l'article 1351, en ce que l'arrêt avait attribué la force de la chose jugée sur le fond du droit litigieux à une sentence qui prescrivait seulement une expertise, en réservant les droits des parties. La cour de cassation dit que le jugement contenait une décision définitive sur la question de savoir si la limite des héritages était la ligne tracée par les bornes, et qu'il décidait que la limite était le fossé qui séparait de la forêt de Compiègne le terrain du demandeur. Il est vrai que cette déclaration du jugement n'était mentionnée explicitement que dans les motifs, mais elle était confirmée implicitement par le dispositif qui nommait des experts pour vérifier de quel côté se trouvait le rejet des terres. En effet, cette vérification eût été inutile si le jugement n'avait pas entendu décider définitivement que les bornes devaient être écartées du procès, puisqu'elles ne déterminaient pas la limite des propriétés des parties. C'est donc avec raison que l'arrêt avait reconnu l'autorité de la chose jugée à cette partie du jugement (1).

(1) Rejet, 19 mars 1872 (Dallez, 1873, 1, 67).

37. Il y a une dernière règle qui sert à déterminer s'il y a ou non chose jugée et quelle est l'étendue de la chose jugée. Le dispositif, qui garde parfois le silence sur le fait litigieux, peut aussi être conçu dans des termes trop bsolus. Pour en fixer le véritable sens, il faut consulter non-seulement les motifs, mais surtout les conclusions des parties. Quelque généraux que soient les termes du dispositif, il faut les limiter, lorsqu'il s'agit de les interpréter, par les conclusions des parties; c'est ici le cas de dire: Tantum judicatum quantum litigatum. Nous disons qu'il faut interpréter le dispositif par les conclusions, ce qui suppose que le sens et la portée du dispositif sont douteux. Il se peut que le jugement ait évidemment dépassé les conclusions; cela n'empêchera pas qu'il ait l'autorité de la chose jugée, sauf aux parties à se pourvoir par la requête civile pour le faire révoquer (code de proc., article 480, n° 3 et 4) (1). Le vieil adage que nous venons de répéter n'est donc qu'une règle d'interprétation et, à ce titre, il est fondé en raison. Tout jugement est une décision, et qu'est-ce que le juge est appelé à décider? La contestation que les parties lui soumettent; dès qu'il dépasse les conclusions des parties, il est sans mission, car il n'a pas d'initiative comme le législateur. Mais on ne peut pas admettre facilement que le juge commette un excès de pouvoir, il faut donc interpréter le dispositif par les conclusions (2).

La jurisprudence est en ce sens. On lit dans un arrêt de la cour de Liége qu'il n'y a de chose jugée sur un point qu'autant qu'il a été l'objet de conclusions prises par les parties et qu'une disposition du jugement en a prononcé le rejet ou l'admission (3). C'est la conséquence du principe qui domine la matière; il faut, comme disent les jurisconsultes romains, une condamnation ou une absolution, ce qui implique l'admission ou le rejet des

(1) Aubry et Rau, t. VI, p. 481, note 17. Larombière, t. V, p. 225, no 30 (Ed. B., t. III, p. 239).

(2) Rejet, section civile, 27 août 1817 (Dalloz, au mot Chose jugés, n° 204, 2°).

(3) Liége, 17 février 1866 (Pasicrisie, 1867, 2, 391). Comparez Bruxelles, 21 mars 1855 (ibid., 1856 2, 102).

conclusions. C'est dans ces limites que l'on doit restreindre le dispositif et, par conséquent, l'autorité de la chose jugée. Le jugement fixe l'actif et le passif d'une communauté; il détermine le montant en capital des reprises dont la femme est créancière, en gardant le silence quant aux intérêts. Y a-t-il chose jugée implicite quant aux intérêts? Il faut voir les conclusions. Dans une espèce qui s'est présentée devant la cour de cassation, il n'y avait pas de conclusion quant aux intérêts; cela était décisif. Le juge ne pouvait pas rejeter une demande qui n'avait pas été faite. La cour de Colmar avait admis la chose jugée. C'était une erreur évidente. Comment y aurait-il une décision et chose jugée, alors qu'aucune demande n'avait été formée et qu'il n'avait été pris aucunes conclusions sur le chef des intérêts? Il y avait omission de la part des parties intéressées : c'était à elles de la réparer (1).

§ II. Des conditions requises pour qu'il y ait chose jugée.

38. L'article 1351 énumère les conditions qui sont requises pour qu'il y ait autorité de la chose jugée : il faut qu'il y ait identité d'objet, de cause et de personnes. Ces conditions sont-elles générales? ou ne concernent-elles que ce que l'on appelle l'exception de chose jugée? D'après les termes de l'article 1351, on pourrait le croire, et cette opinion a été soutenue plus d'une fois devant la cour de cassation. La loi dit : « Il faut que la chose demandée soit la même, que la demande soit fondée sur la même cause, que la demande soit entre les mêmes parties, ce qui suppose que c'est le demandeur qui a produit en justice une demande qui a déjà été jugée et décidée contre lui par un premier jugement. Est-ce à dire que le demandeur ne puisse pas opposer la chose jugée? L'affirmative n'est pas douteuse. Il n'y a qu'une vérité; la décision judiciaire est donc présumée la vérité à l'égard des deux parties qui sont en cause, et partant chacune d'elles peut

(1) Cassation, 28 décembre 1859 (Dalloz, 1860, 1, 345).

se prévaloir de l'autorité de la chose jugée. Si ces termes de la loi ne prévoient que le cas où la chose jugée est op posée par le défendeur, c'est parce que tel est le cas ordinaire, et les lois ne décident que les difficultés qui se présentent habituellement. Mais le principe n'en est pas moins général; on ne conçoit même pas qu'il puisse ne pas l'être la présomption de vérité ne se divise pas, parce qu'il n'y a qu'une vérité. Il a été jugé que les conditions de la chose jugée s'appliquent aux demandes reconventionnelles ou aux exceptions présentées par le défendeur, aussi bien qu'aux demandes principales (1). Le premier juge s'y était trompé; il suffit de rappeler un principe élémentaire pour prouver son erreur sur la question de droit, quand on la dégage des difficultés de fait qui viennent toujours embarrasser la décision et font souvent perdre de vue les principes les plus simples. Le défendeur qui oppose une exception ou une demande reconventionnelle devient demandeur quant à l'exception; on peut donc lui appliquer la lettre de l'article 1351. Et l'esprit de la loi est tout aussi évident. La chose jugéo repose sur une présomption de vérité. Ce qui est vrai pour le demandeur est aussi vrai pour le défendeur. Quant aux conditions requises pour qu'il y ait présomption de vérité, elles doivent être les mêmes, car ces conditions, comme nous allons le dire, résultent de l'essence de la chose jugée.

De même, si le premier jugement a condamné le défendeur, il y a chose jugée contre lui, mais seulement sous les conditions déterminées par la loi. Il peut donc former une demande pour se soustraire à l'exécution de la décision passée en force de chose jugée, si cette demande es fondée sur une cause qu'il n'a pas fait valoir devant le premier juge. Ainsi le défendeur est condamné à l'exécution d'une donation. Il demande ensuite la révocation de la donation pour cause de survenance d'enfants; peuton lui opposer la chose jugée? On l'a prétendu devant la cour de cassation. Il y avait, dans l'espèce, un léger motif

(1) Cassation, 18 mars 1863 Dalloz 1863, 1, 193).

de douter, c'est que cette révocation existait déjà lors du premier jugement. Mais qu'importe? Sans doute, le défendeur, lors de la première instance, aurait pu faire valoir cette cause de révocation, et le juge aurait dû l'admettre; mais il ne l'avait pas fait. Le juge n'avait pas pu décider une question qui ne lui était pas soumise, partant il n'y avait pas chose jugée quant à la survenance d'enfants. Restait à savoir si le défendeur, dans la première instance, pouvait se prévaloir des principes qui régissent l'autorité de la chose jugée; or, cette question n'en est pas une. L'autorité de la chose jugée, dit la cour de cassation, n'a lieu qu'autant que la demande est fondée sur la même cause; ce principe général et absolu n'admet pas de distinction entre le demandeur et le defendeur (1).

ARTICLE 1a, Même objet.

No 1. PRINCIPE.

[ocr errors]

39. L'article 1351 porte L'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la méme. » Quel est le motif de cette première condition de la chose jugée? Toullier répond: « Il est évident qu'il n'y a point de chose jugée à opposer à la seconde demande si l'objet en est différent, s'il n'est plus le même que celui de la première, puisque le magistrat n'avait entendu juger, comme les parties n'avaient entendu soumettre à sa décision, que l'objet de la première demande et non celui de la seconde (2). Cela est, en effet, évident, mais il est bon de donner le motif de l'évidence, car ce sont les motifs qui font connaître les principes, et les principes servent à décider toutes les difficultés qui se présentent dans l'application de la loi. Et les difficultés ne manquent pas dans notre matière; chaque jour il s'en présente de nouvelles;

"

(1) Rejet, 14 novembre 1866, chambre civile (Dalloz, 1867, 1, 336). (2) Toullier, t. V, 2, p. 123, no 144.

« PreviousContinue »