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ne ferait pas chose jugée dans une nouvelle instance engagée contre les tiers acheteurs, non plus par application de l'article 792, mais en conséquence de l'article 2279.

No 3. L'IDENTITÉ DOIT-ELLE ÊTRE ABSOLUE!

56. Il est de principe que l'identité ne doit pas être absolue. Tout le monde admet que les changements survenus dans le corps qui faisait l'objet de la première demande n'empêchent pas qu'au point de vue de la chose jugée il ne soit le même dans la seconde, quoiqu'il ait reçu des augmentations ou éprouvé des diminutions. C'est le principe du droit romain; on le suivait dans l'ancienne jurisprudence, et l'article 1351 ne fait que consacrer la tradition (1).

57. L'application du principe soulève une difficulté qui a donné lieu à une vive controverse. Pothier enseigne, conformément au droit romain, que la chose demandée est la même quand elle fait partie de celle qui a été l'objet du premier jugement, parce que la partie est comprise dans le tout; et il applique ce principe à toute chose, objet corporel, quantité ou droit. Toullier reproduit comme une règle absolue le principe ainsi expliqué. « Il est encore censé, dit-il, que l'objet de la seconde action est le même que celui de la première si, après avoir demandé un tout par celle-ci, je demande par la seconde une chose qui faisait partie de ce tout; qu'il s'agisse d'un corps certain, d'une quantité ou d'un droit, peu importe, dans tous les cas, il y a lieu à l'exception de la chose jugée. Par exemple, j'ai d'abord demandé la totalité d'un fonds, j'en demande ensuite une partie déterminée ou indivise; la seconde demande sera repoussée par l'exception de chose jugée, parce qu'elle était implicitement comprise dans la première; c'est, dit Toullier, l'application de la maxime de logique que la partie est comprise dans le tout. » M. Col

(1) Pothier, Des obligations, no 889. Toullier, t. V, 2, p. 123, no 145. Aubry et Rau, t. VI, p. 495, note 62.

met de Santerre abonde dans ces idées. Demander le tout, dit-il, c'est mettre en question chaque partie, en sorte qu'il y a identité d'objet entre des prétentions relatives l'une à la totalité du bien et l'autre à une partie de ce bien (1).

58. Marcadé a vivement attaqué cette doctrine. Si l'on entend le principe dans un sens absolu, comme feraient les mathématiciens, Marcadé a raison. Au point de vue mathématique, il est d'évidence que la partie est comprise dans le tout. Mais la question est de savoir si cette maxime est applicable aux rapports juridiques et, notamment, à la chose jugée. Or, les relations de la vie qui font l'objet du droit n'ont rien d'absolu, et la chose jugée, notamment, se fonde, dans chaque espèce, sur un motif de fait : le premier juge a-t-il été saisi de la contestation qui est portée devant le second? Il faut voir ce qui a été demandé au premier juge, ce qui a été débattu devant lui, ce qu'il a décidé. Or, il y a une infinité de nuances dans les diverses espèces, et il en faut tenir compte pour déterminer ce qui a été d'abord jugé et ce que l'on remet en question; cela suffit pour que l'on doive rejeter toute formule absolue. Je demande dans une première instance un fonds pour le total; le juge décide que je n'en suis pas propriétaire. Par une nouvelle action, je demande le tiers du fonds, ou une partie spéciale, une prairie, un bois faisant partie de ce fonds peut-on me repousser par l'autorité de la chose jugée? Si l'on admet le principe mathématique que le tout comprend la partie, il faut dire oui. Mais la réponse sera tout autre si l'on remonte au fondement rationnel de la chose jugée. Qu'ai-je demandé au premier juge? La propriété de tout le fonds; c'est cette question qui a été débattue devant lui et qu'il a décidée contre moi. Je demande ensuite le tiers de ce domaine ou une prairie qui en fait partie. Le premier jugement a-t-il décidé que je n'étais pas propriétaire du tiers ou de la prairie? Mes conclusions ne portaient pas sur ce tiers, sur cette prai

(1) Pothier, Des obligations, no 890. Toullier, t. V, 2, p. 123, no 146 et 147. Colmet de Santerre, t. V, p. 626, no 328 bis VIII.

rie, la question n'a pas été débattue devant le premier juge; il est donc impossible qu'il l'ait décidée. Il l'a décidée implicitement, dit-on : en m'abjugeant le tout, il m'a abjugé toutes les parties de ce tout. Ici est le nœud de la difficulté. Il y aurait décision implicite si, en m'abjugeant le tout, la décision avait pour conséquence nécessaire de m'abjuger toutes les parties qui composent le tout. Or, cela n'est point. Je puis, en effet, ne pas être propriétaire de tout le fonds et avoir la propriété du tiers ou d'une prairie qui en dépend. On insiste et l'on dit que si le second juge m'adjuge le tiers ou la prairie, il m'adjuge ce que le premier m'a abjugé. C'est le même argument sous une autre forme. Nous répondons : Non, le premier juge ne m'a pas abjugé le tiers ni la prairie, car je ne les lui ai pas demandés; si je les lui avais demandés, il y aurait eu deux questions: Suis-je propriétaire de tout le fonds? et si je ne suis pas propriétaire de tout le fonds, suis-je au moins propriétaire du tiers ou de la prairie? Si telles avaient été mes conclusions, le juge aurait certainement pu m'adjuger le tiers ou la prairie, tout en m'abjugeant le tout. Donc il n'y a pas identité entre les deux demandes et, par conséquent, le second juge peut m'adjuger la seconde, bien que le premier juge m'ait abjugé la première (1).

59. La critique de Marcadé n'a pas trouvé faveur; il combattait un principe absolu; or, dit-on, le principe n'a jamais été entendu, en droit romain, dans ce sens absolu (2). Nous laissons le droit romain de côté; ce que nous avons dit de la doctrine suffit et au delà, car la vie réelle ignore les débats que l'on va chercher dans les textes du Digeste. Nous nous bornons à répondre à une objection faite par MM. Aubry et Rau et reproduite par M. Colmet de Santerre.

Marcadé dit que le jugement qui rejette une demande en payement de 20,000 francs ne s'oppose pas à la réclamation ultérieure de 2,000 ou de 1,200 francs en vertu

(1) Comparez Marcadé, t. V, p. 167-169, nos III et IV de l'article 1351. (2) Aubry et Rau, t. VI, p. 495 et note 63.

de la même cause. C'est une erreur évidente, disent les éditeurs de Zachariæ, parce que celui qui réclame l'exécution intégrale d'une obligation engage la contestation sur toutes et chacune des quantités qui la composent. Cette critique nous paraît aussi trop absolue; nous croyons inutile de rentrer dans le débat. MM. Aubry et Rau ajoutent que le système de Marcadé entraînerait la possibilité d'une série indéterminée de demandes fondées sur la même obligation; ce qui est manifestement contraire à la raison d'utilité publique en vue de laquelle la chose jugée a été établie. L'objection se place exclusivement sur le terrain de l'intérêt général, qui demande que les procès ne soient pas inutilement multipliés. Est-ce bien là la théorie de la chose jugée? Je puis intenter vingt actions. ayant toutes le même objet, pourvu que je les fonde sur une cause différente. Donc le principe de la chose jugée n'a pas pour but de prévenir la multiplicité des procès, il a pour but de prévenir un nouveau procès sur une chose qui a déjà été jugée. Si la chose n'a pas été jugée, il y a un autre intérêt, individuel tout ensemble et général, qui exige qu'on admette les actions successives que la même partie intente contre le même défendeur; cet intérêt est le plus précieux des droits, c'est le droit de défense (no 39). Dans la doctrine que nous combattons, on sacrifie cet intérêt et ce droit à l'utilité publique; à notre avis, il n'y a pas d'utilité publique contre le droit.

60. Nous avons hâte d'arriver à la jurisprudence. La seconde demande peut être identique avec la première, quoique le montant pécuniaire des deux litiges ne soit pas le même. Par un premier jugement, des associés commanditaires sont condamnés à payer le quart alors échu des actions pour lesquelles ils avaient souscrit. Le jugement est fondé sur ce que l'acte de société en commandite était valable et obligatoire pour tous. Nouvelle demande tendante au payement des trois autres quarts des mêmes actions contre les mêmes associés. L'arrêt opposa aux défendeurs la chose jugée. Pourvoi en cassation. La cour décida que la seconde demande était la même, quoique la somme fût différente, car l'objet de cette demande était

l'exécution du même contrat, l'acquit de la même dette; les défendeurs renouvelaient donc, à une seconde échéance, la prétention de ne pas devoir qui avait été rejetée lors de la première; par conséquent, ils remettaient en question ce qui avait été jugé. De là suit que l'arrêt attaqué avait fait une juste application de l'article 1351, en repoussant cette prétention par l'autorité de la chose jugée (1). 61. Duranton, qui admet aussi le principe que le jugement sur le tout fait chose jugée quant aux parties qui composent le tout, donne l'exemple suivant. Après avoir prétendu d'une manière générale que vous vous êtes interdit de bâtir sur tel terrain et avoir succombé, je prétends ensuite que vous n'avez pas le droit de bâtir à moins de vingt pieds de mon fonds. Il y a chose jugée, dit Duranton. Un cas analogue s'est présenté devant la cour de cassation, qui l'a décidé en sens contraire.

Une vente de terrain est faite avec la clause suivante : « à la charge qu'il ne pourra être fait aucun bâtiment sur ledit terrain que du côté de la rue Richelieu, sans qu'il puisse être élevé ni construit d'autres bâtiments sur le surplus dudit terrain, notamment du côté du jardin des vendeurs, pour quelque cause ou sous quelque prétexte que ce puisse être. » Une nouvelle rue ayant été ouverte, les ayants cause de l'acquéreur se crurent affranchis de la servitude et prétendirent qu'ils avaient le droit d'élever sur la rue Vivienne les constructions qu'ils jugeraient convenables. La cour de Paris rejeta ces prétentions: « Le percement de la rue nouvelle qui borde l'héritage servant donne bien au propriétaire le droit de faire dans son mur de clôture des ouvertures et des vues sur ladite rue, mais l'ouverture d'une rue n'éteint pas la servitude qui grève l'héritage riverain et ne lui donne, par conséquent, pas le droit d'élever des constructions sur son terrain dans l'alignement de la même rue. » Postérieurement le propriétaire du fonds servant éleva des boutiques dans la hauteur de l'ancien mur de clôture. Nouveau procès. Le propriétaire du fonds dominant sou

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(1) Rejet, 20 décembre 1830 (Dalloz, au mot Chose jugée, no 112).

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