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qu'il faut laisser de côté ces distinctions et se borner à dire, avec Colmet de Santerre, que la cause est le fait juridique qui constitue le fondement du droit (1). Je demande 10,000 francs à titre de prêt : quelle est la cause de ma demande? Le prêt. Je demande 10,000 francs à titre de prix d'une vente quelle est la cause de ma demande? Le contrat de vente. Je puis, après avoir succombé dans ma demande de 10,000 francs pour prêt, demander la même somme pour prix de vente; la cause diffère, et quand la cause est différente, la contestation soumise au juge est tout autre; dès lors on ne peut pas dire que le juge qui m'alloue 10,000 francs à titre de vente contredit la première décision qui m'a abjugé 10,000 francs à titre de prêt; partant il n'y a pas violation de la chose jugée. C'est dire que la première décision, fondée sur telle cause, n'a pas l'autorité de chose jugée pour une autre cause. Cela est aussi fondé en raison. Pourquoi la loi attache-t-elle une présomption de vérité aux jugements? Parce que toutes les probabilités sont pour la vérité de ce que le juge a décidé. Cela suppose que la question qui fait l'objet du procès a été débattue devant lui et décidée par lui. Or, quand la demande est fondée sur un prêt, c'est la question du prêt qui seule est débattue, c'est la seule que le juge décide; sa décision ne peut donc avoir l'autorité de chose jugée que pour le prêt. Quant au point de savoir si les 10,000 francs sont dus pour cause de vente, elle n'a pas été portée devant le premier juge, il n'a donc pu la décider. Dès lors il ne peut s'agir de chose jugée. Je dois avoir le droit de saisir le juge d'une réclamation qui n'a pas encore été jugée m'opposer comme fin de non-recevoir le premier jugement serait un déni de justice. Vainement dirait-on que je devais connaître la cause pour laquelle la somme de 10,000 francs m'était due et que me permettre d'alléguer une cause nouvelle dans une seconde instance, puis une troisième cause dans une troisième instance, ce serait éterniser les procès, ce qui est en opposition avec les

(1) Colmet de Santerre, t. V, p. 627, no 328 bis, IX.

motifs qui ont fait admettre la présomption de chose jugée. On répond, et la réponse est péremptoire, que ce que la loi veut, c'est que le procès une fois décidé ne soit point renouvelé; mais elle n'entend point empêcher qu'on porte devant les tribunaux des contestations qui n'ont pas encore fait l'objet d'un jugement, quelque nombreuses que puissent être ces contestations; c'est, sans doute, un mal, mais ce serait un bien plus grand mal si l'on m'empêchait d'agir, alors que je prétends avoir un droit sur lequel il n'est pas encore intervenu de jugement, car ce serait un déni de justice.

Tels sont les motifs pour lesquels il faut identité de cause pour qu'il y ait chose jugée. Quand la nouvelle demande est fondée sur la même cause, on peut la repousser par l'exception de chose jugée, car elle a été jugée; si l'on admettait une nouvelle action, il pourrait y avoir contrariété de décisions et, par suite, atteinte à l'autorité que la loi attache aux jugements. Dans ce cas, on peut dire que le procès doit avoir une fin, car il a été décidé, et on ne peut pas permettre que cette décision soit remise. en question. Celui qui forme une nouvelle demande, fondée sur la même cause, n'a pas le droit de se plaindre si on le repousse par une fin de non-recevoir; il n'éprouve pas un déni de justice, car il a pu soutenir son droit, et il l'a soutenu devant le premier juge.

Nous avons dû insister sur les motifs pour lesquels la loi exige l'identité de cause comme condition de la chose jugée, car ce sont ces motifs qui établissent le principe et le précisent. Eh bien, ces motifs s'appliquent à la lettre à toute cause indirecte ou directe, médiate ou immédiate, éloignée ou prochaine. C'est ce que nous prouverons plus loin, et dès maintenant la démonstration est faite. Avant d'aborder les difficultés de la matière, il faut encore nous arrêter sur le principe; tout dépend de la précision qu'on lui donne.

64. La théorie des causes éloignées et prochaines a si bien embrouillé les idées, que les interprètes en sont venus à confondre la cause avec le droit sur lequel la demande est fondée, ce qui aboutit à la confusion de la

cause et de l'objet. Je revendique un fonds comme m'appartenant en vertu d'une vente. Quel est le droit que je réclame? Le droit de propriété sur le fonds que je prétends avoir acheté; la réclamation de ce droit ou la revendication forme aussi l'objet de ma demande; en ce sens, le droit et l'objet de la contestation se confondent. Quelle est la cause de ma demande? Le fait juridique, qui est le fondement du droit de propriété que je réclame, c'est-àdire la vente. Le droit de propriété est un et le même, tandis que les causes sur lesquelles il est fondé peuvent varier. Je puis être propriétaire comme acheteur, je puis l'être comme échangiste, ou en vertu d'une dation en payement, ou à titre de donataire ou de légataire, ou comme héritier ab intestat ou contractuel. Donc, après avoir échoué dans ma demande en revendication fondée sur la vente, je puis intenter une demande nouvelle tendant aussi à la revendication du droit de propriété du même fonds en alléguant une autre cause, et si je succombe dans la seconde instance, je puis en former une troisième ou une quatrième, en me fondant chaque fois sur une cause nouvelle; la diversité de la cause fera qu'il n'y a pas chose jugée, quoique le droit réclamé soit toujours le même dans les diverses instances. Cette différence entre le droit et la cause sur laquelle il est fondé est élémentaire; si nous la rappelons, c'est pour montrer à quoi aboutit la théorie des causes éloignées et prochaines; les glossateurs avaient si bien subtilisé en cette matière, qu'ils confondaient ce que le simple bon sens suffit pour distinguer (1).

65. Il y a une autre confusion plus dangereuse, c'est celle de la cause et des moyens. La distinction est cependant élémentaire. Le demandeur qui réclame le droit de propriété en alléguant une vente doit prouver qu'il y a vente; la cause sur laquelle il fonde son droit doit donc être établie par les preuves de fait et de droit qui servent à prouver le fondement d'une demande ou d'une exception : voilà les moyens. S'il y a une distinction simple et

(1) Aubry et Rau, t. VI, p. 498, note 68.

évidente, c'est celle-là. La doctrine et la jurisprudence l'ont néanmoins méconnue, en qualifiant de moyens ce qui est une véritable cause. Il nous faut donc insister sur le principe.

Pour établir que je suis propriétaire en vertu d'une vente, je dois régulièrement produire un acte qui constate la vente; mais si le prix est inférieur à 150 francs, je serai admis à prouver la vente par témoins; je serai encore admis à la preuve testimoniale si j'ai un commencement de preuve par écrit, ou si, par un cas fortuit résultant d'une force majeure, j'ai perdu le titre qui avait été dressé. A défaut de preuve littérale, je puis invoquer les présomptions si j'ai un commencement de preuve par écrit; enfin je puis me prévaloir de l'aveu de mon vendeur et, par suite, le faire interroger sur faits et articles. Il y a donc plusieurs moyens pour établir une seule et même cause. De là la question de savoir s'il faut appliquer aux moyens ce que nous venons de dire de la cause c'est-à-dire, le demandeur dont l'action en revendication a été rejetée parce qu'il n'a pas prouvé qu'il y eût vente pourra-t-il former une nouvelle action fondée sur la vente, en produisant une preuve nouvelle, telle qu'un acte de vente qu'il n'avait pas produit dans la première instance? Non, car la loi ne parle pas des moyens, elle ne parle que de la cause; et dès qu'il y a identité de cause, il y a chose jugée; d'où suit que le demandeur serait repoussé par l'exception de chose jugée s'il formait une nouvelle action fondée sur la vente, quand même il aurait des preuves nouvelles qui n'avaient pas été soumises au premier juge. En droit, cette doctrine ne souffre aucune difficulté. En effet, le premier juge a décidé qu'il n'y avait pas de vente, donc le second juge ne peut pas être appelé à juger s'il y a ou s'il n'y a pas vente : la chose est jugée. On invoque l'équité contre la rigueur du droit. Si le premier juge a décidé, faute de preuve, qu'il n'y avait pas vente, l'équité, la justice même ne demandent-elles pas qu'un nouveau juge puisse décider qu'il y a vente si l'on produit des pièces que le premier juge n'a pas pu apprécier, puisqu'elles ne lui ont pas été soumises? Non, tout

ce que l'équité exige, c'est que le demandeur puisse soutenir son droit; or, il l'a fait; s'il a négligé de faire valoir des moyens qui lui auraient donné gain de cause, il y a une faute à lui reprocher, une négligence quelconque, c'est lui qui en doit supporter les conséquences. Il ne faut pas que les procès décidés puissent se renouveler par la faute de celui qui a négligé d'éclairer le tribunal ce serait subordonner l'intérêt général à l'intérêt individuel, tandis que si les deux intérêts sont en conflit, l'intérêt privé doit céder devant l'intérêt de la société (1). Il n'y a qu'un cas dans lequel le législateur permette de revenir sur ce qui a été jugé, à raison d'un moyen nouveau découvert après la décision du procès : c'est quand, depuis le jugement, la partie condamnée à recouvré des pièces décisives et qui avaient été retenues par le fait de la partie adverse; celle-ci est coupable de dol, tandis qu'aucune faute ne peut être reprochée à l'autre. Encore la loi ne permet-elle pas d'intenter une nouvelle demande, elle ouvre une voie extraordinaire, celle de la requête civile par laquelle le jugement sera rétracté. La voie de la requête donne satisfaction aux droits de la partie qui a succombé, sans porter atteinte au respect dû à la chose jugée, car le jugement sera rétracté pour cause d'erreur, et l'erreur a été le résultat du dol.

La jurisprudence est d'accord avec la doctrine, et elle prouve que l'équité n'est pas aussi souvent engagée dans ces débats qu'on est disposé à le croire en théorie. Il ne peut dépendre des parties, dit notre cour de cassation, de remettre en question un point définitivement jugé, en invoquant un nouveau texte de loi (2). Il n'y a pas faute de la part des parties, il y a incurie ou ignorance de la part de l'avocat; l'intérêt public n'en doit pas souffrir. Dans une instance en élargissement, le débiteur, emprisonné, avait négligé d'invoquer la loi du 4 floréal an vi; il forma une nouvelle demande fondée sur cette loi. La

(1) Colmet de Santerre, t. V, p. 624, no 328 bis, X. Mourlon, Répétitions, t. II, p. 854, no 1622. Aubry et Rau, t. VI, p. 498, note 70. Larombière, t. V, p. 250, no 63 (Ed. B., t. III, p. 249).

(2) Rejet, 13 mars 1845 (Pasicrisie, 1845 1, 302).

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