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cour de Paris et la cour de cassation décidèrent qu'un moyen nouveau ne permettait pas de demander la même chose et pour la même cause. Or, la loi de floréal existait quand le premier juge refusa d'élargir le détenu; le juge la connaissait, les parties devaient la connaître et s'en prévaloir s'il y avait lieu; l'allégation de cette loi ne formait qu'un nouveau moyen, le droit restait le même, et il avait été définitivement jugé (1). Bien moins peut-on fonder une action nouvelle sur un simple argument de droit que l'on avait négligé de plaider dans la première instance (2).

Les moyens de fait que l'on a négligé de faire valoir devant le premier juge n'autorisent pas une demande nouvelle (3). Il en est même ainsi de la découverte d'une nouvelle pièce, à moins que cette pièce ne fournisse une nouvelle cause (4).

66. On est encore disposé à confondre le but de la demande avec la cause sur laquelle elle est fondée. Le but que les parties poursuivent n'a rien de commun avec la cause celle-ci est de droit et le but est de fait. Ainsi le propriétaire d'un étang supérieur demande l'abaissement d'un étang inférieur pour que les eaux de son étang puissent s'écouler librement; il conclut dans sa demande à ce que le déversoir de l'étang inférieur soit baissé de telle sorte que l'étang supérieur puisse être facilement pêché. Le tribunal rejeta la demande. Vingt ans plus tard, il renouvela la demande en abaissement du même déversoir, dans le but d'opérer le desséchement de son marais. La cour décida qu'il y avait chose jugée. Pourvoi en cassation pour violation de l'article 1351. Le pourvoi soutint qu'il y avait cause différente. C'était confondre le motif de fait qui engageait le propriétaire à demander l'abaissement des eaux avec le fondement juridique de son action. Il réclamait l'abaissement du déversoir dans l'une et l'autre instance, et il la fondait sur la même

(1) Rejet, chambre civile, 16 juillet 1817 (Dalloz, au mot Chose jugée, n° 315).

(2) Rejet, 9 mars 1846 (Dalloz, 1846, 1, 285).

(3) Bruxelles, 24 février 1846 (Pasicrisie, 1847, 2, 38).
(4) Bruxelles, 18 janvier 1827 (Pasicrisie, 1827, p. 28).

cause, sur l'existence d'une servitude. Qu'importait après cela le motif de fait pour lequel il voulait que le déversoir fût abaissé (1)?

No 2. APPLICATION DU PRINCIPE.

67. Un jugement constate l'existence d'une servitude. au profit de l'acquéreur d'un immeuble, servitude fondée sur le titre d'acquisition. Le jugement déclarait ce titre obligatoire pour le maître du fonds servant. Plus tard, le vendeur réclama la même servitude en faveur d'autres immeubles qu'il avait conservés. Il prétendit qu'il y avait chose jugée, la servitude réclamée dans les deux instances étant la même, ainsi que la cause, puisque la nouvelle demande était fondée sur ce que le titre invoqué dans le premier procès, le titre d'acquisition, était la conséquence de la servitude réclamée dans le second. Y avait-il identité de cause? Non, dit la cour de cassation. Dans la première instance, les demandeurs fondaient leur droit de servitude sur leur titre d'acquisition. Dans la seconde instance, on n'invoquait plus ces actes, ils étaient complétement étrangers au débat; la cause de la seconde demande était dans un autre acte, constitutif de la société demanderesse. La société invoquait en outre la destination du père de famille, ce qui prouvait encore que la cause de la demande n'avait rien de commun avec la cause de la première action (2). Nous remarquons que l'arrêt, très-bien rédigé, cite le terme traditionnel causa proxima actionis. A quoi bon mêler une expression latine à un arrêt français, alors que cette expression et la théorie à laquelle elle se rattache sont complétement étrangères à la décision? C'est embrouiller et obscurcir ce qui est clair.

68. Un créancier demande à être colloqué dans un ordre en vertu d'une hypothèque à lui propre; il succombe. Il demande ensuite sa collocation en vertu de l'hypothèque légale de la femme du débiteur à laquelle il a été subrogé.

(1) Rejet, 6 avril 1831 (Dalloz, au mot Chose jugée, no 210). (2) Rejet, 10 décembre 1866 (Dalloz, 1867, 1, 498).

Y a-t-il identité de cause? La cour 'Amiens s'est pro noncée pour l'affirmative la créance était la même, la demande fondée sur la même cause, une hypothèque, donc il y avait chose jugée. C'est la théorie traditionnelle qui a égaré la cour. Le créancier qui a une hypothèque conventionnelle et qui est aussi subrogé à une hypothèque légale a, en réalité, deux causes différentes, quoique l'une et l'autre lui donnent le même rang de préférence; donc s'il succombe sur l'une, il peut encore invoquer l'autre ; là où il y avait deux causes diverses, la cour n'avait vu que des moyens différents. La cour de cassation redressa l'erreur. On lit dans l'arrêt par lequel elle a cassé la décision attaquée : « Le créancier qui n'a qu'un droit à exercer est tenu de présenter simultanément tous les moyens propres à l'établir, et s'il succombe dans une première demande, il ne peut pas la renouveler sous prétexte qu'il a de nouveaux moyens à invoquer. Au contraire, le créancier qui a des droits distincts par leur cause et leur objet n'est nullement tenu d'en cumuler l'exercice, il peut faire valoir successivement chacun de ses droits; or, le créancier, dans l'espèce, avait deux droits bien distincts, deux hypothèques, l'une de son chef, l'autre du chef de la femme du débiteur à laquelle il était subrogé une hypothèque conventionnelle et une hypothèque légale; donc il pouvait les faire valoir successivement jusqu'à la clôture de l'ordre (1). Dans la doctrine traditionnelle, on dit que le droit réclamé, c'est le droit de préférence en vertu d'une hypothèque; la convention et la loi, sur lesquelles l'hypothèque est fondée, sont considérées comme des moyens. L'erreur est palpable. Le moyen, c'est l'acte notarié et le texte de loi que l'on produit pour établir qu'il y a une hypothèque conventionnelle ou une hypothèque légale. Quant à l'hypothèque, c'est le fondement juridique de la préférence que le créancier réclame, c'est donc une cause, partant le droit de préférence peut avoir plusieurs causes; quand on succombe sur l'une, on peut encore faire valoir l'autre. On voit que la théorie traditionnelle

(1) Cassation, 5 avril 1831 (Dalloz, au mot Chose jugée, no 202, 2o).

ne sert qu'à obscurcir les idées les plus simples; ce qui est inévitable, puisqu'elle repose sur une confusion d'idées, comme nous le prouverons plus loin.

69. Dans une première instance, les demandeurs réclament la propriété d'un domaine, en invoquant une possession plus que trentenaire. Quelle est la cause de leur demande? La prescription. Il est jugé que les faits de possession allégués sont insuffisants et que, par suite, la prescription n'est pas acquise. Dans une nouvelle instance, les mêmes demandeurs réclament la propriété du même domaine en vertu d'un titre. Le premier juge rejeta l'exception de chose jugée que le défendeur opposait; la cour de Bordeaux l'admit. Pourvoi en cassation. L'arrêt a été cassé pour fausse application de l'article 1351. La question, telle que nous venons de la présenter, dégagée des complications de fait, n'est point douteuse; tout le monde admet que l'on peut réclamer successivement la propriété d'une chose en vertu de causes différentes; or, la prescription et un titre de propriété sont certainement des causes différentes. Ce qui a trompé la cour d'appel, c'est que la demande primitive était une action en partage du domaine litigieux. A cette action, les défendeurs opposèrent qu'ils étaient propriétaires en vertu de la prescription trentenaire; la cour rejeta la prescription et ordonna, en conséquence, qu'il serait procédé au partage. La nouvelle action tendait à écarter le partage; donc, dit la cour, on peut opposer aux demandeurs l'exception de chose jugée; il est jugé qu'il doit y avoir partage, un nouveau jugement ne peut pas décider qu'il n'y aura pas partage. L'objection était sérieuse; l'arrêt de cassation ne fut rendu qu'après délibération en la chambre, et sur les conclusions contraires de l'avocat général. La cour a redressé l'erreur de manière à la rendre palpable. Les défendeurs à l'action en partage étaient devenus demandeurs en opposant l'exception de prescription; dès lors les rôles étaient intervertis et le débat changeait de nature. Il s'agissait de savoir si les défendeurs devenus demandeurs étaient propriétaires exclusifs du domaine : cette question dominait celle du partage, car il ne peut être question de partager un do

maine qui est la propriété exclusive de l'une des parties en cause. Quelle était la décision du premier arrêt qui rejetait la prescription? La chose jugée se réduisait à cette proposition que la propriété exclusive du domaine litigieux n'était pas acquise par la prescription aux défendeurs devenus demandeurs. Mais l'exception de prescription opposée, en première ligne de défense, par le défendeur originaire qui se constitue ainsi demandeur ne fait pas obstacle à ce qu'il puisse ultérieurement produire son titre de propriété, ce qui constituera une nouvelle cause de demande. Dira-t-on qu'il y a chose jugée sur cette cause? Non, car les titres n'avaient pas été allégués devant le premier juge, la cause résultant des titres n'avait pas fait l'objet d'un débat; donc le juge n'avait pas pu prononcer sur cette cause (1).

70. Les héritiers légitimes intentent une action en pétition d'hérédité contre les légataires qui s'étaient mis en possession des biens. On leur oppose un testament contenant une institution universelle. La cour annule le testament pour vice de forme et condamne les légataires au délaissement, sauf leur recours en garantie contre le notaire. Alors les défendeurs produisirent un testament antérieur qui les instituait légataires pour moitié, et ils demandèrent le prélèvement de cette moitié sur les biens qu'ils étaient condamnés à délaisser. On leur opposa l'exception de chose jugée. La cour de Montpellier décida qu'il n'y avait pas chose jugée. Cela nous paraît si évident, que nous avons de la peine à comprendre les hésitations et les doutes dont l'arrêt témoigne. C'est que la cour s'était placée sur le terrain de la tradition, au lieu de s'en tenir au texte et à l'esprit du code civil. Deux testaments, dont le dernier révoque le premier, en léguant la totalité des biens aux légataires qui, par le premier testament, n'étaient institués que pour moitié, forment-ils une seule et même cause? La cour hésita: les deux testaments ne seraient-ils pas des moyens différents? Là-dessus la cour se mit à interroger la tradition; nous avons rapporté la définition

(1) Cassation, 6 décembre 1837 (Dalloz, au mot Chose jugée, no 103).

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