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CHAPITRE VII

LA SOCIÉTÉ ET L'INDUSTRIE SOUS LE DIRECTOIRE

SOMMAIRE.

L'état des esprits et le communisme de Babeuf (250). Le luxe, les partis et les finances (253). — Hospices, hôpitaux et monts-de-piété (258). — Appauvrissement de l'industrie (260). Encouragements à l'industrie sous le Directoire (268). - La population industrielle et agricole (274). La première exposition des produits de l'industrie (279). Patrons et ouvriers (280). L'instruction (283). - Résumé des trois périodes de la Révolution (288).

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L'état des esprits et le communisme de Babeuf. La Constitution de l'an III ayant donné à la République un gouvernement constitutionnel, la France semblait parvenue au terme des agitations révolutionnaires. Mais la société avait été trop profondément ébranlée pour retrouver instantanément son équilibre. Les violences de la Convention n'avaient pas formé les esprits au respect du droit et à la pratique de la liberté. Les passions étaient irritées. Si l'ardeur du patriotisme s'était quelque peu amortie depuis que la frontière n'était plus menacée, les menées des partis à l'intérieur étaient plus actives. Les Jacobins ne se résignaient pas à leur double défaite de thermidor et de prairial, et les royalistes, qui ne craignaient plus l'échafaud, groupaient sous leur bannière ceux que la Révolution avait froissés ou qu'effrayaient les excès populaires : c'étaient les deux partis d'opposition contre le Directoire, soutenus par le parti qu'on appelait quelquefois les conservateurs et qui se composait de la majorité de la bourgeoisie.

Les circonstances n'étaient pas favorables à la renaissance de l'ordre et du travail: guerre à l'extérieur, et à l'intérieur détresse financière. Pendant quatre années, le Directoire lutta péniblement contre ces difficultés qui entravèrent sa marche. Malgré le sincère amour du bien dont fut animée la majorité de ses membres, il ne sut pas écarter ces dangers, et formé à une mauvaise école,il prépara sa propre chute en enseignant à violer la Constitution au nom du salut public.

Les Jacobins, qu'on désignait souvent sous le nom d'« exclusifs »>, étaient sinon les plus redoutables, du moins les plus entreprenants parmi les ennemis du Directoire. Dans l'Orateur plébéien et dans le Journal des hommes libres, Antonelle réclamait l'égalité des biens et

l'accomplissement des promesses de 1793. Babeuf, dit Caïus Gracchus, disciple de Rousseau, qui avait rêvé une société communiste avant 1789 et qui poussait les doctrines égalitaires à leurs dernières conséquences, professait alors le communisme absolu dans le Tribun du peuple ou le défenseur des droits de l'homme1.

«La propriété individuelle, disait-il, est la source principale de tous les maux qui pèsent sur la société... La société est une caverne. L'harmonie qui y règne est un crime. Que vient-on parler de lois et de propriétés? Les propriétés sont le partage des usurpateurs et les lois l'ouvrage du plus fort. Le soleil luit pour tout le monde et la terre n'est à personne. Toul ce que possèdent ceux qui ont au delà de leur part individuelle dans les biens de la société est vol et usurpation; il est donc juste de le leur reprendre.

« Allez donc, ô mes amis, déranger, bouleverser, culbuter cette société qui ne vous convient pas. Prenez partout tout ce qui vous conviendra. Le superflu appartient de droit à celui qui n'a rien... Égorgez sans pitié les tyrans, les patriciens, le million doré, tous les êtres immoraux qui s'opposeraient à votre bonheur commun. »>

Incarcéré sous la Convention, il noua avec d'autres prisonniers les premières relations de la société des « Égaux ». Libéré Égaux ». Libéré par l'amnistie du 4 brumaire an IV, il poursuivit secrètement son œuvre de propagande et sa conspiration. Les babouvistes cherchèrent à remuer l'opinion du club jacobin du Panthéon le Directoire fit fermer le club (8 ventôse an IV). Les babouvistes tinrent leurs assises dans des cafés, nommèrent un directoire secret, unirent, non sans tiraillement, leurs efforts à ceux des Montagnards qui regrettaient la Terreur et complotèrent le renversement du Directoire et la restauration de la Convention avec Babeuf pour dictateur, sous le titre de premier tribun. Babeuf essaya de corrompre la légion de police: le Directoire la licencia. Babeuf essaya de gagner à sa cause un membre du Directoire et il ne fut pas positivement repoussé par Barras. L'insurrection devait éclater du 20 au 23 floréal (9-12 mai 1796) au son du tocsin et des trompettes, sous des bannières portant: « La Constitution de 1793 ou la mort ! Égalité, Liberté, Bonheur commun! » Le même jour serait rendu le décret constitutif de la société nouvelle : « Le peuple de Paris, après avoir terrassé la tyrannie, usant des droits qu'il a reçus de la nature, reconnait et déclare au peuple français: que l'inégale distribution des biens et des travaux est la source intarissable de l'esclavage et des malheurs publics, que le travail de tous est une condition essentielle

1. Ce journal avait eu pour premier titre : Liberté de la presse, fondée en septembre 1794.

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2. Babeuf et la société en 1793, par ED. FLEURY, Voir Histoire de Gracchus Babeuf et du babouvisme, par ADVIELLE, et la Philosophie sociale du XVIe siècle et la Révolution, Babeuf et le babouvisme, par M. A. ESPINASSE.

du pacte social, que la propriété de tous les biens de la France réside essentiellement dans le peuple français qui peut seul en déterminer et en changer la répartition... » Quoique Babeuf eût un an auparavant condamné la Terreur sanguinaire, il recréait l'idéal rêvé par SaintJust:

« Qu'il cesse ce grand scandale que nos neveux ne voudront pas croire, s'écriait-il dans le Manifeste des égaux. Disparaissez enfin, révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernants et de gouvernés! Qu'il ne soit plus de différence parmi les hommes que celle de l'âge et du sexe.

<< Puisque tous ont les mêmes besoins et les mêmes facultés, qu'il n'y ait plus pour eux qu'une seule éducation, une seule nourriture. Ils se contentent d'un seul soleil et d'un air pour tous, pourquoi la même portion et la même qualité d'aliments ne suffiraient-elles pas à chacun d'eux ? »

Le Manifeste et l'Analyse de la doctrine, qui furent affichés sur les murs de Paris, réclamaient la Constitution de 1793, « véritable loi des Français »,et exposaient le dogme de la société communiste. «< La nature a donné à chaque homme un droit égal à la jouissance de tous les biens. La nature a imposé à chacun l'obligation de travailler. Les travaux et les jouissances doivent être communs.... Plus de propriété individuelle des terres; la terre n'est à personne. Nous réclamons, nous voulons la jouissance commode des fruits de la terre: les fruits sont à tout le monde. >>

Il fallait donc commencer par renverser cet ordre de choses qui faisait obstacle à l'égalité, et il était bon de récompenser les patriotes qui auraient concouru à l'œuvre. L'Acle insurrectionnel y pourvoyait. Des vivres de toute espèce seront portés gratuitement au peuple sur les places publiques. Les malheureux de toute la République seront meublés et logés dans les maisons des conspirateurs, c'est-à-dire des riches. Si ce n'était pas tout à fait l'égalité, c'était au moins la succession des jouissances: à chacun son tour. Ce prélude à la réforme était destiné à séduire la populace, et portait à penser que Babeuf n'avait pas une bien haute idée de la dignité du peuple.

Le babouvisme (surtout Babeuf et Buonarotti), sans déterminer nettement ce que sont l'état de nature et le pacte social, posait en principe que « le bonheur est le seul but de la société » et que tous les hommes, ayant les mêmes organes et les mêmes besoins, ont nécessairement les mêmes droits naturels. « Originairement le terroir n'est à personne, les fruits sont à tous. L'institution des propriétés particulières est une surprise faite à la masse » : principe qui condamne l'hérédité, l'aliénabilité des biens, la diversité de valeur attribuée aux divers travaux, la propriété individuelle du travail, autant d'erreurs qui ont engendré le « brigandage social ». Un homme qui, étant ca

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pable de produire comme quatre, exigerait la rétribution de quatre, serait un conspirateur social. « On ne parvient à avoir trop qu'en faique d'autres n'aient pas assez. » Aussi le babouvisme repousset-il le partage qui aboutirait à des inégalités: à chacun sa suffisance et rien que sa suffisance, résultat qu'on obtient par une administration commune des subsistances et de tous les biens, ainsi que de tous les travaux.

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La grande Organisation du travail commun et égalitaire devait avoir lieu aussitôt. « Dans chaque commune, les citoyens seront distribués par classes: il y aura autant de classes que d'arts utiles; chaque classe est composée de tous ceux qui professent le même art. Il y a auprès de chaque classe des magistrats nommés par ceux qui la composent. Ces magistrats dirigent les travaux, veillent sur leur égale répartition. » Tous les produits, déposés dans les magasins publics, sont donnés à chacun dans la mesure de ses besoins. Tous mangent à la même table, et une rude discipline maintient les citoyens sous le niveau égalitaire. « L'administration suprême astreint à des travaux forcés les individus des deux sexes dont l'incivisme, l'oisiveté, le luxe et les déréglements donnent à la société des exemples pernicieux. C'était un communisme grossier, envieux de toute supériorité et dépouillé de toute poésie, dont Babeuf faisait une sorte de foi religieuse. Il pouvait recruter encore des partisans dans les faubourgs : il y avait, dit-on, dix-sept mille personnes affiliées au complot. Mais depuis que de tels systèmes n'avaient plus le prestige du pouvoir et l'épouvantail de l'échafaud, ils avaient beau remuer les passions de la foule qui souffrait alors cruellement de la faim, ils avaient bien peu de chance de s'imposer au pays qui les réprouvait. Bien peu même parmi les conspirateurs avaient la foi robuste et l'orgueil de Babeuf, qui, après son arrestation, écrivit au Directoire : « Quel que soit mon sort, qu'on me conduise à la mort ou à l'exil, je suis sûr d'arriver à l'immortalité. » C'est à l'échafaud qu'après un long procès, jugé à Vendôme, Babeuf fut conduit le 26 mai 1797.

Le luxe, les partis et les finances. - Le vent soufflait d'un autre côté. La jeunesse parisienne se montrait avide des plaisirs dont la Terreur l'avait sevrée 2; après le 9 thermidor, elle afficha un luxe extra

1. Art. 4 et 5.

2. Même avant la Terreur, TAINE (t. VIII, p. 177) cite la lettre d'un Parisien, de septembre 1792 : « Il n'est pas encore sûr de se promener dans les rues avec des habits décents; j'ai été obligé de me procurer des pantalons, une jaquette, une cravate de couleur et du linge grossier que j'ai eu soin d'endosser avant de m'aventurer dehors. » Toutefois Paris n'avait pas renoncé entièrement au plaisir ; pendant la Terreur, les théâtres étaient fréquentés, et plus d'un conventionnel donnait des dîners et tenait salon. Voir BAUDRILLART, Hist. du luxe, t. IV, p. 468 et suiv.,et DE GONCOURT, la Société pendant le Directoire.

vagant. Les « merveilleuses » s'habillaient soi-disant à l'antique, se paraient de pierres précieuses, mettaient des bagues jusqu'aux doigts des pieds chaussés de sandales; portaient des robes de gaze, de longues écharpes; peu de grâce d'ailleurs, et parfois fort peu de respect pour la décence. Les mœurs faciles du temps s'en accommodaient 2. Les «< muscadins » et les « incroyables » se montraient au PalaisEgalité (Palais-Royal) et sur les autres promenades dans un accoutrement bizarre, étalant de larges chaînes de montre sur de larges gilets et s'appuyant sur des gourdins avec lesquels, à la voix de Fréron, ils pourchassaient les Jacobins. Les hommes politiques donnaient des bals et des fêtes. On reprenait l'usage interrompu du pèlerinage de Longchamps; mais la dévotion ne servait même plus de prétexte à cette pompe du monde élégant. « Les confiseurs et bonbonniers n'avaient pas été aussi brillants depuis 1789 », faisait observer un journaliste au commencement de l'année 1797 », et il répétait le mot d'un bourgeois qui en regardant le riche étalage d'un marchand, disait : « Il y a trois ans, le maître de cette boutique eût été guillotiné 3. » A l'abstinence forcée succédait une fièvre immodérée de jouissances.

Le gouvernement tenait à l'observance du décadi. Un arrêté du bureau central du 5 frimaire an VI défendit d'exposer en vente ce jourlà dans Paris des marchandises autres que des comestibles et de travailler ostensiblement. Les commissaires de police faisaient des rondes tous les décadis. Mais le courant avait changé, et c'était le dimanche qu'on fêtait. « Hier, jour correspondant au dimanche, lit-on dans un des rapports de police qui signalent le fait, les promenades publiques regorgeaient de monde, et l'on remarque, à la quantité d'ouvriers qu'on y voit, que le décadi n'est nullement le jour qu'ils destinent au repos *. » -(( Hier,jour correspondant au dimanche, lit-on dans un rapport de l'année suivante, presque toutes les boutiques étaient fermées 5. >>

1. Les robes des élégantes couvraient à peine la nudité. On aimait l'allégorie galante les sacs à la main, dits ridicules, portaient brodés des carquois, des cœurs percés de flèches, etc.

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2. Le relâchement des mœurs était dû à plusieurs causes. La facilité du divorce en était une. Vous frémiriez, si je présentais le tableau fidèle des victimes que le libertinage et la cupidité ont amoncelées en France au nom d'une loi qui n'avait pour objet que de rendre les mariages plus heureux et plus respectables, en rendant les époux plus libres. Il y a eu plus de 20,000 divorces. Rapport de FAVARD (10 janvier 1797) ; F. D'IVÊRNOIS, Tableau hist. et pol. des pertes que la révolution et la guerre ont causées au peuple français, t. II, p. 47.

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3. Paris pendant l'année 1797, journal publié à Londres, t. XI, p. 53.
4. M. AULARD, Paris pendant la réaction thermistorienne, 16 prairial an V.

5. Ibid., 13 frimaire an VI. — Les départements avaient rétabli des foires et beau. coup avaient repris comme date la fête d'un saint. Le Directoire rendit en l'an VI un arrêté en conséquence: « Vu l'article 372 de l'acte constitutionnel, les lois des 16 vendémiaire et 4 frimaire an II... l'administration centrale, considérant qu'il

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