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Les corporations sous l'Empire romain et sous l'Empire français. — Les empereurs romains se préoccupaient beaucoup de nourrir le peuple de la Ville éternelle. Ils faisaient venir les blés, les bestiaux des provinces éloignées, et ils auraient craint de compromettre la sûreté de l'Empire s'ils avaient failli un seul jour à cette tâche. Ils avaient cru nécessaire de soumettre à des règles particulières les armateurs et les bateliers qui apportaient les provisions, les bouchers et les boulangers qui les préparaient et les débitaient. Ils leur avaient accordé de grands honneurs en les soumettant à d'étroites servitudes; leurs biens étaient en quelque sorte inféodés au fonds de commerce et leurs personnes enchaînées à un service public. 1

A travers la différence des temps, il est remarquable de voir la même sollicitude produire des effets analogues. Les corporations du Consulat ressemblent, en effet, moins à celles du moyen âge qui s'étaient constituées d'elles-mêmes dans l'intérêt de leurs propres membres, qu'à celles de Rome qui remplissaient une fonction et qui étaient des dépendances de l'administration. Le progrès des lumières n'était pas encore assez grand pour prévaloir contre le préjugé de la raison d'État ; c'est pourquoi la police impériale, croyant mieux assurer l'approvisionnement à mesure qu'elle serrait les nœuds, renforça, de 1808 à 1812, les ordonnances par lesquelles le Consulat avait, de 1800 à 1804, créé les corporations.

Les subsistances ne faisaient pourtant plus défaut à Paris depuis que l'ordre régnait en France; elles ne gagnèrent rien aux nouvelles mesures, et le privilège seul se trouva fortifié. On ne dirige pas le mouvement de l'industrie avec la même précision que celui d'une machine. Quand on prétend la réglementer, on s'aperçoit bientôt qu'elle ne fonctionne pas avec la régularité qu'on se proposait; on essaye de corriger, de compléter l'œuvre ; on ajoute règlements sur règlements, sans atteindre la perfection rêvée; mais en gênant l'industrie, on risque d'amoindrir le service auquel on attachait tant d'importance. L'étude du passé et de l'économie générale des sociétés peut seule

blé devait être à très bas prix, parce que les émeutes proviennent presque toujours de la cherté ou de la rareté du pain. En conséquence, il ne permettait l'exportation des grains que quand l'agriculteur menaçait de ne plus cultiver...

« Dans les deux périodes de disette qui se sont présentées pendant son règne, on l'a vu employer tous les moyens capables de l'aggraver. Toujours fidèle à son principe, mais alors ne s'occupant que du sort de la capitale, tantòt il forçait les boulangers à donner le pain au-dessous de ce qu'il leur coûtait, tantôt il achetait des grains qu'il leur donnait à perte pour pouvoir fournir le pain au cours qu'il avait arrêté. »

1. Voir Hist. des classes ouvrières et de l'industrie en France avant 1789, t. I. liv. Jer.

2. Le pain ne fut cher qu'en 1802, où il valut 9 sous le kilogramme. Il se maintint ensuite jusqu'en 1811 entre 6 et 7 sous.

prémunir les gouvernements contre un entraînement qui semble justifié par les apparences: reconnaître qu'en présence d'un mal qu'on déplore, le mieux est souvent de ne pas intervenir, est une modération difficile à l'esprit humain, plus difficile à l'administration qui a la puissance et qui n'a pas toujours les lumières de la science ni même de l'expérience.

Sous le Consulat, cet entraînement était d'autant plus irrésistible que l'expérience récente de la Révolution semblait donner tort à la liberté; et sous l'Empire, les diverses administrations, se façonnant sur le modèle du pouvoir central, furent portées à préférer la discipline des règlements à l'indépendance des individus.

La disette de 1812. On en fit une épreuve malheureuse en 1811. Napoléon méditait déjà une grande expédition pour aller jusqu'aux extrémités de l'Europe écraser la résistance du dernier adversaire qu'il redoutât sur le continent. Mais, avant de s'engager dans une guerre lointaine, il voulut mettre la capitale à l'abri des agitations populaires. La récolte avait été mauvaise. L'empereur porta la réserve de Paris à 500,000 quintaux de blé et à 30,000 sacs de farine, et institua un conseil de subsistances,' qui fit faire aussitôt des achats sur divers points, accapara les grains et farines dans les départements voisins de Paris, avec défense aux détenteurs de leur donner une autre destination et mit tous les moulins en réquisition. Le commerce crut à une grande disette, et le prix du sac de farine monta de 72 à 80 francs. L'administration en fit vendre secrètement à 75 francs. On le sut; la panique redoubla. Malgré la défense d'emmagasiner des grains et farines, malgré les recensements, la marchandise continua à être rare et s'éleva à 140 francs en avril 1812.

L'administration intervint alors directement dans les rapports commerciaux; elle défendit aux particuliers « de faire un achat ou approvisionnement de grains ou farines pour les garder, les emmagasiner et en faire un objet de spéculation », et elle fixa pour le département de la Seine et cinq départements voisins le prix du froment à 33 francs l'hectolitre : ce qui mettait le sac de farine à moins de 95 francs. L'administration, poussée aux dernières rigueurs dans sa lutte contre la liberté commerciale, allait donc jusqu'à décréter un maximum; sous un gouvernement régulier et en pleine paix, on revenait à des mesu

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1. Décret du 20 août 1811.

2. Décret du 4 mai 1812:

« Art. 1er. La libre circulation des grains et farines sera protégée...

« Art. 3.

Il est défendu à tous nos sujets, de quelque qualité et condition qu'ils soient, de faire un achat ou approvisionnement de grains ou farines, pour les garder, les emmagasiner ou en faire un objet de spéculation. >>

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3. Décret du 8 mai 1812. Dans les autres départements, les préfets devaient fixer le prix, en se rapprochant autant que possible du prix de 33 francs.

res qui avaient signalé les plus mauvais jours de la Convention. Aussi, comme sous la Convention, Paris souffrit de la disette, bien que le déficit paraisse avoir été beaucoup moindre que ne le supposait le conseil des subsistances. Les fausses mesures en ce genre ont pour dernière conséquence l'aggravation du mal qu'elles prétendaient guérir. 1

1. Voir dans une note précédente (p.339), la manière dont CHAPTAL, apprécie cette politique économique.

CHAPITRE III

LIBERTÉ ET RÉGLEMENTATION

Regrets au sujet des anciennes corporations (343).

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Politique de Bonaparte à

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L'imprimerie
Le billet

l'égard de la liberté du travail (347). Réglementation des professions libérales (348). L'enseignement universitaire et les diplômes (350). · et la librairie (352). Les théâtres et les débits de boissons (353). de banque et la Banque de France (354). Les tabacs et les postes (363). Loi du 21 avril 1810 sur les mines et carrières (364). Décret du 15 octobre 1810 sur les établissements insalubres (367). Monnaies, poids et mesures (368). part de la réglementation dans la législation impériale (369).

- La

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Regrets au sujet des anciennes corporations. La liberté est une des idées à la conception desquelles le commun des hommes s'élève difficilement. On salue le nom; on connaît peu la chose et on n'est guère disposé à la pratiquer, surtout au profit d'autrui. La foule, quand elle est ignorante et grossière, supporte avec chagrin les obligations que la loi lui impose; pour elle, être libre, c'est avoir secoué sa chaine. Elle veut qu'on lui ôte ses entraves, mais elle ne comprend pas bien qu'elle puisse rencontrer des obstacles à son propre développement dans le développement de la liberté d'autrui. Elle est portée à s'irriter qu'un rival jouisse de droits qui la gênent; elle se plaint, comme si elle était victime d'une injustice, et le remède qu'elle invoque est presque toujours le privilège. Ainsi le veut l'égoïsme humain.

Au commencement du XIXe siècle, bien des gens regrettaient les communautés d'arts et de métiers, les monopoles, les habitudes du temps passé. Les uns avaient plus perdu que gagné à la Révolution ; d'autres auraient vu avec plaisir se fermer derrière eux la barrière qu'ils avaient franchie sans peine et appelaient de leurs vœux des restrictions qui les eussent abrités contre de nouveaux concurrents. '

1. Voir les comptes rendus de la session des conseils généraux de l'an IX; par exemple, celui du conseil général du département de l'Eure, qui ne voyait (p. 238) le terme des désordres et des banqueroutes que dans le rétablissement des corporations d'arts et métiers. - Vital Roux, dans son rapport à la chambre de commerce (p. 126), rapporte le fait suivant : « Un charron vantait beaucoup les avantages du rétablissement des jurandes; on lui fit observer qu'il faudrait payer la maîtrise comme autrefois. Cela est vrai, répondit le charron, il faudra payer cette maîtrise; mais cela n'y fait rien je puis acheter ce droit sans me gêner, et je connais

Entre les statuts corporatifs impliquant plus ou moins un monopole, et les règlements de police destinés à protéger les personnes et les propriétés, il y a une différence radicale. Des règlements de ce genre, i en subsistait encore qui dataient de l'ancien régime. Ainsi, la loi du 22 juillet 1791 maintenait les lettres patentes du 12 octobre 1650 et l'ordonnance du 4 novembre 1778, relatives aux serruriers : défense d'ouvrir un coffre-fort ou un cabinet autrement que sur l'ordre et en présence du maître ou de la maîtresse, sous peine de 100 francs d'amende; défense de forger une clé sans avoir la serrure; défense de faire une clé sur empreinte; défense aux compagnons de faire des clés hors de la boutique de leur patron.

Le premier consul, qui rétablissait plusieurs institutions de l'ancien régime et qui refaisait les corporations de bouchers et de boulangers, éveilla les espérances de ceux qui regrettaient le monopole. Il fut, disait-il lui-même, «< assailli d'écrits confidentiels de toute espèce, dans lesquels chacun proposait la restauration d'une partie de l'ancien régime ». '

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En matière industrielle de nombreuses pétitions réclamèrent le rétablissement des corps de métiers, invoquant la nécessité de mettre un frein à la concurrence, d'empêcher les faillites causées par l'incapacité ou la mauvaise foi, de surveiller et de prévenir la fraude, d'assurer la bonne qualité des produits.

« Nous avons observé, disait un contemporain, avec toute l'attention dont nous sommes capable, ce qu'on a dit et ce qu'on a écrit depuis quelques années sur les corporations et les règlements pour les manufactures; nous croyons qu'on peut distribuer en trois classes les partisans de ce système : les personnes qui en espèrent des places; celles qui en attendent des privilèges, et celles qui, sans trop avoir examiné leur utilité, ne désirent leur rétablissement que parce qu'il y en avait autrefois. >>

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deux ou trois charrons dans mon quartier qui n'auront pas les moyens de payer cette maîtrise; il faudra qu'ils quittent, et alors j'aurai plus d'ouvrage. Mais si vous aviez été obligé d'acheter une maîtrise lorsque vous avez commencé votre établissement et que vous ne l'eussiez pu, auriez-vous trouvé les jurandes si utiles? Le charron ne sut que répondre. »

1. « ... Il n'y a rien en effet qu'il ne peut aujourd'hui, surtout s'il voulait réagir contre la Révolution, détruire ce qu'elle a fait, rétablir ce qu'elle a détruit. On le lui demande de toutes parts. Il est assailli d'écrits confidentiels de toute espèce, dans lesquels chacun propose la restauration d'une partie de l'ancien régime. Il faut bien se garder de céder à une telle impulsion... » (Paroles de Bonaparte au Conseil d'État à propos des bourses dans les lycées. Thiers, Hist. du Consulat et de l'Empire, liv. XIV.) Les Archives nationales possèdent plusieurs de ces écrits, entre autres (F12, 502) un mémoire d'un nommé Du Fougerais, qui propose plusieurs moyens pour développer l'industrie, et spécialement la création de cinq inspecteurs comme du temps de Colbert. Le département de la Lozère demandait aussi des ins pecteurs (Ibid., F12, 502).

2. Rapport sur les jurandes et maitrises, par Vital Roux, p. 117.

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