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s'étonnait que le système continental n'eût pas assuré une forte clientèle aux manufactures françaises, et qu'au contraire, « depuis le consommateur jusqu'au manufacturier, toutes les classes semblassent être frappées d'une stupeur soporifique ». 1

Napoléon, qui lisait les lettres des négociants, 2 connaissait leurs sentiments. Avant de s'engager dans la lointaine campagne de Russie, il fit venir les délégués du commerce et leur parla avec cette éloquente brusquerie qui déconcertait ses interlocuteurs: « Il ne connaît que son métier de soldat, répétez-vous, il n'entend rien au commerce, et il n'a personne autour de lui pour lui apprendre ce qu'il ignore. Ses mesures sont extravagantes et ont causé notre ruine actuelle. Vous qui dites cela, c'est vous qui n'entendez rien au commerce et à l'industrie. Je sais les affaires mieux que vous. Vous avez cru qu'on pouvait faire sa fortune en un jour comme on la fait quelquefois à la

1. Voici quelques passages de ce mémoire: « Projet de secours pour les manufactures et le commerce intérieur en France.

« Le système des manufactures et du commerce intérieur en France va tout de travers depuis plus de six mois. Les causes sont connues. Le divorce s'est fait entre le commerce anglais et la consommation du continent. C'était une mesure commandée par la haute politique depuis plus de vingt ans, mais il fallait attendre que la France ait pu acquérir un ascendant assez prononcé pour donner ce bienfait à l'Europe émerveillée d'un pareil prodige.

« Ce divorce a produit une commotion volcanique dans le monde commercial,qui, tout occupé de ses intérêts mercantiles, ne s'est pas élevé à la hauteur des grandes combinaisons politiques qui changent la face du monde...

« En Angleterre, c'est une fièvre ardente qui tourmente le malade qui semble vouloir ramasser le reste de ses forces pour se débattre avec la maladie ; cependant il est écrit d'avance dans le livre du Destin que cette maladie l'emportera, quelque chose qu'il fasse pour l'empêcher.

« On était fondé à supposer que l'incendie des marchandises anglaises allumé sur le continent et les mesures prises pour arrêter la circulation de celles qui ont échappé à la vigilance des autorités... aurait produit un mouvement favorable aux manufactures françaises; mais l'expérience nous a démontré que c'est depuis cette époque que le calme s'est fait sentir partout... Depuis le consommateur jusqu'au manufacturier, toutes les classes intermédiaires semblent être frappées d'une stupeur soporifique.

« Les capitalistes ont réalisé et gardent leurs fonds en caisse ou achètent des immeubles, qui sont en hausse.

« Si on examine l'état de la France, on trouvera qu'il n'y a jamais eu autant de numéraire dans le pays à aucune époque, depuis la Révolution, comme à présent, et en même temps on reconnaîtra qu'il n'y a jamais eu aussi peu de circulation que dans le moment actuel.

« L'état de nos changes avec toutes les places du continent et surtout avec l'Angleterre et la stagnation des affaires suffisent pour attester ces deux vérités.

<< Tout est à bon marché en France, sauf les denrées étrangères, l'argent et les immeubles. » - Arch, nationales, F12 506.

2. « Les lettres qui contenaient des offres, des demandes, des traites, etc., s'étaient accumulées dans les bureaux des postes de France, comme les marchandises saisies dans les bureaux des douanes ». (Mém. d'un Ministre du Trésor, t. III, p. 139.)

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guerre en gagnant une bataille. » Napoléon attribuait, avec quelque raison, la crise à la témérité des spéculateurs, mais sans songer que la spéculation elle-même trouvait son stimulant et son écueil dans le blocus continental. Il ajoutait : « Je sais vos affaires mieux que vous ne savez les miennes. » Quoique bien informé des détails, il se trompait dans son jugement d'ensemble, comme sera toujours exposé à se tromper un homme, même un homme de génie, qui parlant du haut d'un trône, n'admet pas la réplique, et prétend plutôt à convaincre les autres qu'à s'éclairer lui-même. L'expérience des faits seule instruit, mais trop tard, les souverains absolus qui s'obstinent dans un faux système: Napoléon était sur le point d'en recevoir une terrible leçon.

Ce système continental qui l'avait conduit, pour son malheur et pour celui de la France, en Espagne, et qui y dévorait ses meilleures troupes, le poussait alors à lancer sur la Russie une formidable invasion de 400,000 hommes. Par condescendance pour le grand empereur dont Alexandre avait subi l'ascendant, la Russie s'était associée au plan du blocus, et Napoléon s'était quelque temps félicité de voir les soieries de Lyon approvisionner Saint-Pétersbourg. La Russie ne voulait pourtant pas courber la tête sous toutes les exigences de la France. Aussi, quand le tsar, ayant recueilli les premiers fruits de la paix de Tilsitt, comprit que la politique française l'arrêterait sur la route de Constantinople, il se montra moins docile et prit quelques mesures douanières désagréables à notre ndustrie. Ce fut assez pour occasionner la guerre.

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Napoléon avait habilement tourné les États-Unis contre leur ancienne métropole, et il voyait enfin une guerre maritime éclater entre l'Angleterre et les Américains. Il crut pouvoir compter de même sur

1. THIERS, Hist. du Consulat et de l'Empire, liv. XLI. CHAPTAL (Mes souvenirs sur Napoléon, p. 274) fait connaître l'opinion de l'empereur sur les commerçants en général :

« Napoléon n'aimait point les commerçants. Il disait que le commerce dessèche l'âme par une âpreté constante de gain, et il ajoutait que le commerçant n'a ni foi ni patrie. Cette opinion s'était formée chez lui par l'opposition constante que le commerce a manifestée à ses projets d'ambition et de conquête. Sous le règne de Napoléon aucune classe n'a eu à souffrir plus que le commerce...

« Il eût voulu diriger le commerce au gré de ses fantaisies...

«<... Comme il n'était jamais esclave ni de sa parole ni de ses décrets, il lui est arrivé souvent de contremander l'importation ou l'exportation d'un article, sous e spécieux prétexte que les Anglais en avaient besoin. >>

2. Moniteur du 24 août 1808. Voir aussi, même année, p. 901.

3. Conquête de la Finlande et de la Bessarabie.

4. Les États-Unis se plaignaient également de la tyrannie des Anglais sur mer et des proscriptions de Napoléon dans les ports du continent. Ils déclarèrent même (1er mars et 1er mai 1810) qu'ils ne recevraient dans leurs ports ni bâtiments français ni bâtiments anglais, parce que les deux nations violaient les droits des neutres, et ils prononcèrent l'embargo sur les navires de ces deux nations qui se trou

le continent pour poursuivre l'œuvre du blocus, et rendre nationale en Europe sa guerre contre la Russie. L'Allemagne grondait déjà sourdement; à un appel que Barclai de Tolly adressait aux Allemands Napoléon fit répondre par un « militaire bavarois », dont la lettre fut insérée au Moniteur: «... Le gouvernement bavarois s'est associé libre ment à la grande ligue contre la Russie; c'est une suite de son acces. sion précédente à la confédération du Rhin que vous avez menacée depuis quelque temps par vos rassemblements de troupes et par votre opposition au système continental qui seul peut sauver l'Europe de l'esclavage commercial de l'Angleterre. » Napoléon s'abusait encore: un an après, Leipzig et Hanau lui apprenaient douloureusement de quel côté les Allemands et les Bavarois croyaient voir leur asservissement. L'Empire tomba sans que les fabriques eussent eu le temps de se relever. La crise qui depuis 1811 pesait sur le marché, et que la longue retraite des armées françaises, depuis Moscou jusqu'à Paris, interrompue par de coûteuses victoires, aggrava de jour en jour, contribua, avec la haine de la conscription, à détacher les populations du grand homme dont elles avaient salué avec enthousiasme l'avènement et les débuts pendant le Consulat. Le commerce extérieur élait désorganisé. Les relations avec l'Amérique et avec les autres contrées séparées de la France par la mer étaient presque interrompues, ou du moins ne se faisaient que par intermittence au moyen des licences et sous pavillon neutre. Les armements dans les ports étaient à peu près réduits à rien. Le commerce extérieur, qui avait atteint en 1806 le chiffre de 933 millions, se rapprochant ainsi à une centaine de millions

vaient dans leurs ports. Napoléon répondit aux États-Unis qu'ils n'avaient qu'à faire respecter leur pavillon par les Anglais pour ne pas tomber sous le coup de ses décrets et il fit saisir des bâtiments américains dans les ports de l'Empire. Mais il essaya de gagner les Américains en leur faisant entendre qu'il pourrait leur livrer la Floride, colonie espagnole, et par un décret du 1er novembre 1810 il déclara qu'il les affranchirait des obligations des décrets de Berlin et de Milan s'ils refusaient de se soumettre aux arrêts du conseil d'amirauté de l'Angleterre. Celleci chercha aussi à gagner les Américains en dispensant leurs navires de relâcher dans la Tamise; toutefois elle persista à maintenir le blocus fictif des ports de l'Empire. A quoi le président des États-Unis, Madison, répondit en déclarant que, si l'Angleterre ne cédait pas relativement au blocus, l'interdit serait levé pour les navires français et maintenu pour les navires anglais c'était le prélude d'une rupture. En effet, Napoléon ayant par décret du 28 avril 1811 révoqué purement et simplement les décrets de Berlin et de Milan pour les Américains et le ministère anglais persistant à maintenir les ordres de l'amirauté et à exercer la presse sur les matelots américains, la guerre fut déclarée en 1812. Elle dura jusqu'en 1814. 1. Voir Moniteur du 11 septembre 1812.

2 Par exemple les armements de navires au port de Bordeaux, qui étaient au nombre de 306 en 1784 et qui étaient tombés à 50 en 1793, mais s'étaient relevés à 224 en 1802, retombèrent à 29 en 1810. Voir LÉON FAUCHER, la Nouvelle Minerve, 24 livraison.

près du chiffre des dernières années du règne de Louis XVI, retomba à 605 millions en 1813. 1

Cependant le tronc sur lequel est greffé le commerce, par lequel il se nourrit et qui est la production agricole et industrielle, était resté vigoureux. L'industrie domestique n'avait pas été profondément alteinte par la crise, quoiqu'elle demeurât encore languissante; la secousse qui avait ébranlé la grande industrie n'était que passagère, quoiqu'il y eût des branches de la manufacture dont la poussée factice était due au blocus continental et qui devaient dépérir avec la cessation de ce blocus.

L'Angleterre souffrait aussi; elle souffrait même plus que la France de la violence faite au cours naturel des intérêts économiques. Maitresse des mers, elle avait sans doute pu mettre la main sur toutes les colonies de la France et de la Hollande, accroître énormément ses possessions, devenir pour ainsi dire la seule roulière des mers, y opprimer brutalement toute marine qui ne se courbait pas sous sa loi, exercer la presse sur les matelots américains comme naguère les pirates barbaresques sur les chrétiens, exclure presque radicalement de son marché les produits français, créer sur le marché français une sorte de

1. Voir pour le commerce de la France sous l'ancien régime, l'Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France avant 1789, par E. LEVASSEUR, t. II, liv. VII, ch. II. A cette époque il n'y avait pas de publication officielle des résultats du commerce extérieur. Mais il existe aux Archives nationales des relevés manuscrits. La Statistique générale de la France les a reproduits dans un de ses premiers volumes. CÉSAR MOREAU a publié en 1830, dans le Bulletin de la Société française de statistique universelle, un tableau du commerce. Le Bulletin de statistique et de législation comparée du ministère des finances a, sous la direction de M. DE FOVILLE, tiré de ces documents un tableau qu'il est utile de reproduire ici, en préve nant le lecteur que si ces chiffres n'ont vraisemblablement qu'une valeur médiocre, du moins ils indiquent approximativement les variations en hausse ou en baisse.

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disette de produits coloniaux. Toutefois elle-même gémissait des difficultés d'écoulement des denrées coloniales qui encombraient ses magasins, de l'avilissement des prix malgré la dépréciation de son papiermonnaie, des dommages que lui causaient les corsaires français, du poids toujours grossissant de sa dette, de la misère des ouvriers et des faillites de ses négociants.

Mais entre elle et Napoléon, la lutte était devenue un de ces duels à mort dans lesquels la haine n'admet pas de merci. Les monstrueux arrêts de l'amirauté avaient provoqué les monstrueux décrets de l'empereur; chaque mesure de l'un amenait par représailles une mesure plus outrée de l'autre. L'Angleterre aurait dépensé jusqu'à son dernier penny plutôt que tolérer l'Empire agrandi jusqu'à la Baltique et l'empereur lui fermant l'accès de l'Europe; Napoléon ne se serait pas lassé de vaincre, s'il avait pu toujours vaincre, plutôt que supporter le despotisme tyrannique des Anglais sur les mers.

Jugé du point de vue économique, le blocus continental est, comme nous l'avons dit, une monstruosité. Au point de vue de la politique il s'explique par une suite d'entraînements fatals. Il n'en est pas moins regrettable pour la France, à laquelle l'obstination de Napoléon a fait perdre définitivement les conquêtes de la Révolution et de Bonaparte. La fatalité en histoire ne commence que là où un peuple s'est placé dans un engrenage où sa liberté n'a plus de jeu ; or, après les traités de Lunéville et d'Amiens, le premier consul, s'il avait eu le tempérament politique d'un Washington, avait la liberté de choisir sa voie et aurait pu éviter d'entrer dans cet engrenage.

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