CHAPITRE PREMIER LA TRADITION DE L'EMPIRE SOMMAIRE. (538). La première Restauration Situation politique des Bourbons (535). (537). La réaction de 1815 et la Chambre introuvable (538). Le ministre Decazes Tentatives infructueuses pour le rétablissement des corporations (540). La confrérie des bouchers de Limoges (545). La Banque de France (546). La police de l'industrie (548).- Organisation du Conseil général du commerce et du Conseil général des manufactures (555). La corporation des bouchers de Les voies de communication (558). Attaques contre les principes Paris (556). de 1789 (559). Situation politique des Bourbons. Le Consulat avait été soutenu par l'éclat de la victoire, par le génie d'un grand homme et par la conformité qui existait alors entre les actes du gouvernement et les vœux de la nation. Les Bourbons n'eurent pas la même fortune. Ramenés sur le trône par l'événement d'une guerre qui n'avait été faite ni par eux ni pour eux, ils se trouvaient dans une situation difficile. Ils connaissaient mal la France dont ils avaient vécu exilés pendant vingtdeux ans, et ils n'étaient plus connus d'elle. Ils revenaient conduits par des armées étrangères, imposés par la force des armes, et leur restauration, dont le souvenir était inséparable de celui de l'invasion, affligeait le patriotisme des Français et blessait leur orgueil. Pour effacer la tache de leur origine, il leur aurait fallu de longues années de paix et un système arrêté de politique libérale : c'eût été pour eux le moyen de trancher sur la période impériale et de mériter la reconnaissance de leurs sujets par deux des bienfaits de la civilisation dont la France avait été privée sous le règne de Napoléon et dont les esprits éclairés paraissaient le plus désireux. Ce double but n'était pas impossible à atteindre. La paix, qui était alors le vœu de toute l'Europe, était une nécessité pour les Bourbons restaurés, et l'on peut dire, malgré les courtes expéditions d'Espagne, de Morée et d'Alger, que la France jouit pleinement de ce premier bienfait sous le gouvernement de Louis XVIII et de Charles X. Le second était en germe dans la Charte, qui fondait un gouvernement. constitutionnel, et qui, consacrant la liberté politique après les orages révolutionnaires et le despotisme impérial, était saluée par une partie des classes supérieures comme le couronnement de l'édifice de 1789. La Restauration semblait disposée à comprendre et à satisfaire ce double besoin lorsqu'elle écrivait dans le préambule de la Charte: << La divine Providence, en nous rappelant dans nos États après une longue absence, nous a imposé de grandes obligations. La paix était le premier besoin de nos sujets; nous nous en sommes occupés sans relâche; et cette paix, si nécessaire à la France comme au reste de l'Europe, est signée. Une Charte constitutionnelle était sollicitée par l'état actuel du royaume ; nous l'avons promise et nous la publions. » Mais la liberté eut à compter avec les passions, les rancunes, les intérêts et la routine. Elle rencontra, sur des terrains divers, des esprits mal disposés dans deux camps en apparence très opposés, celui de l'émigration et celui de l'administration impériale, qui tous deux exercèrent une influence considérable sur le gouvernement. Les Bourbons étaient entourés d'un nombreux cortège d'émigrés qui avaient partagé leurs souffrances, auxquels ils croyaient devoir beaucoup et qui exigeaient eux-mêmes plus qu'on ne pouvait leur accorder. Ces hommes, non moins étrangers que la famille royale aux mœurs de la France nouvelle, étaient de plus hostiles à ses institutions, par intérêt comme par préjugé d'éducation. Ils rêvaient le rétablissement des droits féodaux, redemandaient leurs rentes, leurs terres et leurs honneurs, et en attendant, acceptaient des places et des pensions. Quelques ministres cédèrent à ce torrent. Cependant la majorité des fonctionnaires, grands et petits, resta telle qu'elle avait été sous l'Empire. On conservait, on recherchait, et avec raison, des hommes rompus à la pratique des affaires dont il eût été inique de briser la carrière et imprudent de négliger l'expérience. Les royalistes les plus ardents gémissaient, avec Chateaubriand, de voir que « la plupart des places étaient et sont encore entre les mains des partisans de la Révolution ou de Buonaparte ». 2 Mais les hommes sensés mettaient les 1. Un homme, dont le nom est devenu synonyme de bienfaisance, qui ne se décida à émigrer qu'au milieu de l'année 1793 et qui ne partageait pas les préjugés de l'émigration, MONTYON, écrivait, le 29 avril 1815, pendant les Cent jours, à son intendant << Pour les rentes que je vous charge de percevoir, il faut bien prendre garde que ce ne sont pas des cens qui sont supprimés, mais des rentes; vous en aviez l'état, et sûrement vous le retrouverez... On peut demander vingt-neuf années d'arrérages, mais il ne faut demander que cinq années. » M. de Montyon, par M. FERNAND LABON, p. 109. L'auteur croit pouvoir expliquer par là comment le nom de Montyon, populaire dans le monde entier, ne l'est pas dans le village de Montyon. Combien de seigneurs, se fondant ainsi sur les lois de la Constituante, et combien plus encore ne reconnaissant pas du tout le droit de la Révolution, alarmèrent-ils des intérêts qui se croyaient dignes de respect parce qu'ils avaient été consacrés par le temps? 2. CHATEAUBRIAND ajoutait : « Les ministres ne correspondent qu'avec les hommes en place, ils leur demandent des renseignements sur l'opinion de la France. Ces intérêts du service au-dessus des rancunes de parti. La tradition impériale se perpétua dans les bureaux. 2 La première Restauration. Le gouvernement des Bourbons fut ainsi sollicité dans des directions diverses, par les obligations de la Charte, par les exigences de l'émigration et par les habitudes administratives. A l'époque de la première Restauration, la Charte consacra le Code civil. Louis XVIII composa principalement sa Chambre des pairs de sénateurs et d'officiers généraux, accepta pour ministres d'anciens serviteurs de l'Empire, maintint le Conseil d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, l'Université, les préfets, les tribunaux, l'organisation judiciaire. D'un autre côté, le directeur de la police prit,pour rendre obligatoire l'observation du dimanche,un arrêté 2 qui étonna autant qu'il mécontenta le petit commerce et les ouvriers de Paris, et que depuis la Chambre des députés transforma pourtant en une loi exécutoire dans tout le royaume. 3 Le ministère présenta un projet de loi sur la presse qui portait que « les journaux et écrits périodiques ne pourront paraître qu'avec l'autorisation du roi », et que <«< nul ne sera imprimeur ni libraire s'il n'est breveté du roi et assermenté », projet qui émut vivement l'opinion et ne fut voté par les Chambres qu'après modification et à titre temporaire. Le ministère fit voter une loi qui rendait aux deux familles d'Orléans et de Condé leurs pro hommes, tout naturellement, ne manquent pas de répondre que les administrés pensent comme eux, hors une petite poignée de chouans et de vendéens. Comptez l'armée des douaniers, des employés de toutes sortes, des commis de toutes les espèces, et vous reconnaîtrez que l'administration, dans sa presque totalité, tient aux intérêts révolutionnaires. » (De la Monarchie selon la Charte, 2o partie, chap. XXI.) 1. Art. 68. 2. Ordonnance du directeur général de la police du 7 juin 1814: « Considérant que l'observation des jours consacrés aux solennités religieuses est une loi qui remonte au berceau du monde ;... qu'il y a été pourvu pour la France par différents règlements de nos rois qui ont été seulement perdus de vue pendant les troubles;... pour attester à tous les yeux le retour des Français à l'ancien respect de la religion et des mœurs... » L'ordonnance interdisait tont travail le dimanche et les jours de fête et tout acte de commerce aux marchands, enjoignait aux habitants de Paris de tendre leurs maisons le jour de la Fête-Dieu et de l'octave, interdisait ces jours-là la circulation des voitures de huit heures du matin à trois heures de l'après-midi. 3. Loi du 18 novembre 1814 : « Art. 1er. Les travaux ordinaires sont interrompus les dimanches et fêtes reconnues par la loi de l'État. » Cette loi défendait aux marchands d'étaler et de vendre, les ais et volets des boutiques ouverts; aux colporteurs et étalagistes de colporter et d'exposer en vente; aux artisans et ouvriers de travailler extérieurement et d'ouvrir leurs ateliers; aux charretiers de faire des chargements; aux cabaretiers de tenir leurs maisons ouvertes pendant le temps de l'office, etc. La peine était de 5 francs d'amende. En cas de récidive on appliquait le maximum des peines de police. Un certain nombre de professions étaient exceptées. (Moniteur de 1814, p. 1312.) priétés représentant 9,383,000 francs de rente. Le ministre comte Ferrand, en présentant ce projet, parla des « regrets qu'éprouve le roi de ne pouvoir donner à cet acte de justice toute l'extension qui est au fond de son cœur » et laissa percer des espérances inquiétantes: « La loi que nous vous présentons aujourd'hui reconnaît un droit de propriété qui existait toujours; elle en légalise la réintégration; il est permis de croire qu'un jour viendra... »1 La publication de ce rapport fit baisser la rente de 78 francs à 72. La menace resta suspendue sur la tête des propriétaires de biens nationaux jusqu'au jour où le comte de Villèle fit voter la loi connue sous le nom de « milliard des émigrés » que l'histoire, plus équitable que les partis, doit considérer comme un acte de réparation et d'apaisement. La seconde Res La réaction de 1815 et la Chambre introuvable. tauration parut être d'abord le triomphe de la réaction la plus violente contre les hommes et les idées de la France moderne. Les Cent-Jours avaient exaspéré les passions royalistes; les haines religieuses, longtemps comprimées, éclatèrent dans le Midi; des brigands ou des fanatiques ameutèrent la populace et firent couler le sang. La « Terreur blanche » sévit cruellement à Marseille, à Avignon, à Nîmes, à Uzès. Des armées étrangères occupaient alors le territoire français, et tout en les blamant parfois, autorisaient par leur seule présence les excès du parti qui les saluait comme des libérateurs. Les députés furent élus sous celte influence, et quoique nommée par les anciens électeurs de l'Empire, la Chambre, à qui l'histoire a conservé le nom d'introuvable, fut l'expression des rancunes monarchiques. Un écrivain, qui croyait voir en elle le salut des Bourbons, la félicitait d'avoir « aimé le roi avec idolâtrie », et « armé la couronne de tous les pouvoirs, par les lois sur la suspension de la liberté individuelle, sur les cris séditieux, sur les cours prévôtales, sur l'amnistie ».? Cette Chambre aurait voulu plus encore. Elle désirait et elle demanda instamment que le clergé recouvrât ceux de ses immeubles qui n'avaient pas été aliénés, lesquels lui furent en effet rendus; en invitant les personnes qui avaient acheté des domaines nationaux provenant des biens d'Église à les restituer, afin de se mettre « à l'abri de toute indemnité », elle sembla laisser planer la crainte d'une spoliation sur tous les acquéreurs; elle demanda que l'état civil fût confié aux ministres des cultes et l'instruction publique placée sous la surveillance immédiate des archevêques et évêques, qui « en réformeront les abus.... et nommeront aux places ». Le ministre Decazes. - La violence de cette réaction n'eut qu'un 1. Vaulabelle, Hist. des deux Restaurations, t. II, p. 89. Il s'agissait des forêts non aliénées de la famille d'Orléans et de la famille de Condé. 2. CHATEAUBRIAND, de la Monarchie selon la Charte, 2o part., chap. XI. temps. Le bon sens de Louis XVIII y répugnait. La Chambre introuvable ne dura que l'espace d'une session. Elle fut prorogée, puis dissoute, et l'ordonnance du 5 septembre 1816 inaugura une politique fermement royaliste, mais plus modérée à l'égard des personnes, également bienveillante, selon l'expression du comte Decazes, « pour ceux qui venaient au roi par la Charte ou à la Charte par le roi », et désireuse de se concilier par des concessions libérales la haute bourgeoisie qui formait le véritable fondement constitutionnel de la monarchie des Bourbons. Cette politique, déjà nettement accusée sous la présidence du duc de Richelieu, rendue plus hardie sous la présidence du général Dessolles, lorsque l'influence du comte Decazes fut prépondérante, inspira le gouvernement durant trois années qui peuvent être regardées comme les meilleures du règne de Louis XVIII, au grand mécontentement des royalistes les plus ardents, elle maintint les principes du droit civil et les formes de l'administration. 1 1 Les Bourbons d'ailleurs, tout en réagissant contre l'Empire et en prétendant le rayer de l'histoire, avaient eux-mêmes trouvé son administration si fortement organisée, si bien faite pour ramener tout à l'autorité monarchique et tout régler par elle qu'ils n'avaient pas pu d'abord s'en passer, et que bientôt même ils l'avaient franchement adoptée : c'est principalement sous le ministère Decazes que cette adoption eut lieu. Lorsqu'en 1820 la mort funeste du duc de Berri eut fait tomber le pouvoir des mains des libéraux, les ultra-royalistes, qui s'en saisirent et qui sous Louis XVIII comme sous Charles X le gardèrent durant dix années, sans autre interruption que le court ministère Martignac, agirent à cet égard comme leurs adversaires; tout 1. Le baron de VITROLLES écrivait à ce sujet au Congrès d'Aix-la-Chapelle : « La révolution occupe tout, depuis le cabinet du roi qui en est devenu le foyer, jusqu'aux dernières classes de la nation, qu'elle agite partout avec violence. »> 2. Le général Fox, dans un discours prononcé le 4 juin 1824 à propos de la septennalité de la Chambre, représentait l'excessive puissance que les formes de l'administration mettaient aux mains du pouvoir exécutif. « Existe-t-il une parcelle de la puissance publique ailleurs que dans les soudoyés de l'administration? Qu'ont à faire les promesses de la Charte devant cette multitude d'édits de l'ancien régime, de lois de la Révolution, de décrets de l'Empire, où l'autorité trouve tout à la fois des armes pour exécuter et des arguments pour justifier les plus intolérables usurpations? Éducation de tous les âges, enseignement de toutes les sciences, professions qui se rattachent à la surveillance de la police et à la salubrité publique, offices en connexion plus ou moins intime avec l'exercice de la justice; avocats, avoués, huissiers, notaires, établissements industriels, même les procès en matière privée, même la dépouille des morts, tout est envahi par la persistance d'une volonté qui n'est pas la volonté royale; et cette volonté persistante, c'est le glaive à mille tranchants qui menace les opinions, toutes les opinions, toutes également, et qui frappera tour à tour toutes les oppositions, toutes les indépendances. Je vous le demande, messieurs, qu'est-ce autre chose que tout ceci, sinon le pouvoir impérial tombé de chute en chute aux mains des ministres que voilà ? » |