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successives 1, répandait des idées correctes sur les lois de la production et de la distribution des richesses, étroites sur le rôle de l'Etat ; l'auteur les avait lui-même depuis 1819 propagées par l'enseignement du Conservatoire des arts et métiers dont l'avait chargé le comte De

cazes.

Non seulement il montrait, comme Adam Smith, que la source première des richesses était le travail; mais par une théorie neuve 2 et simple, il faisait apercevoir les liens de solidarité qui unissent les différentes industries dans une même nation et entre les nations. « De toute manière, disait-il avec bon sens, l'achat d'un produit ne peut être fait qu'avec la valeur d un autre. La première conséquence qu'on peut tirer de cette importante vérité, c'est que, dans tout État, plus les producteurs sont nombreux et les produits multipliés, et plus les débouchés sont faciles, variés et vastes. - Une seconde conséquence du même principe, c'est que chacun est intéressé à la prospérité de tous, et que la prospérité d'un genre d'industrie est favorable à la prospérité de tous les autres. Une troisième conséquence de ce principe fécond, c'est que l'importation des produits étrangers est favorable à la vente des produits indigènes; car nous ne pouvons acheter les marchandises étrangères qu'avec des produits de notre industrie, de nos terres et de nos capitaux, auxquels ce commerce, par conséquent, procure un débouché. Il aurait pu ajouter ou avec nos capitaux.

Ces principes étaient bien différents de ceux que professait la majorité à la Chambre des députés. Ils constituaient un progrès philosophique dans la manière de comprendre les questions commerciales, et même d'envisager la politique générale. L'opposition apparente des intérêts avait rendu nationale la haine de l'étranger et placé les peuples vis-à-vis les uns des autres dans un état permanent d'hostilité secrète ou avouée; des philosophes le proclamaient. « Telle est la condition humaine, écrivait au siècle précédent Voltaire, que souhaiter la grandeur de son pays, c'est souhaiter du mal à ses voisins..... Il est clair qu'un pays ne peut gagner sans qu'un autre perde. » De cette opinion dérivait naturellement la théorie de la balance du commerce et l'esprit du système mercantile. La théorie des débouchés de J.-B. Say ouvrait au contraire un horizon plus large au commerce et à la philosophie politique. Mais quoique produite à la tribune, avec beaucoup de réserve,

1. Les matières professées dans ce cours se trouvent dans l'ouvrage intitulé: Cours complet d'économie politique pratique.

2. Autant que peuvent être neuves les observations du bon sens. Un doge de Venise parlait au xve siècle comme J.-B. Say au XIX. Voir la leçon d'ouverture de Baudrillart au Collège de France, année 1866.

3. Traité d'économie politique, édition de 1841, p. 141, 144, 245.

4. VOLTAIRE, Dictionn. philosophique, 5o partie.

par quelques orateurs de la gauche, elle ne pouvait avoir l'agrément de la majorité : les intérêts n'admettent guère les théories qui les gênent.

Tentative de modération. Cependant le ministère Villèle, devant l'hostilité manifeste de la bourgeoisie parisienne, avait fait appel à l'opinion de la France; les élections lui ayant été contraires, il se retira pour faire place au cabinet le plus libéral qui ait dirigé les affaires sous la Restauration, celui de Martignac. Celui-ci créa un ministère du commerce et y appela le baron de Saint-Cricq auquel le ministère Villèle avait retiré la direction générale des douanes, sans lui enlever cependant, dans sa nouvelle position de président du bureau du commerce et des colonies, la préparation du tarif des douanes.

Le moment parut opportun pour tenter une réforme; la gauche appuyait le cabinet, et, dans son adresse, la Chambre proclama « que le premier besoin de l'industrie et du commerce était la liberté ». Une commission d'enquête fut nommée par le gouvernement en 1828 1. La conclusion, qui ne donnait pas entière satisfaction au vœu de l'adresse, fut que « dans l'état de l'industrie en France, en présence des intérêts qui s'y trouvent engagés, on doit s'en tenir à un système raisonné de protection, c'est-à-dire, d'une part, protéger efficacement le travail du pays, et, de l'autre, étudier soigneusement, pour chaque industrie, la quotité de la protection nécessaire en présence des dommages que pouvait créer une protection excessive ».

Le baron de Saint-Cricq pouvait, comme toute l'administration, l'accepter sans renoncer à ses propres idées; il déclara à la tribune

1. Déjà en 1824, Chabrol, devenu ministre, avait provoqué une enquête sur la marine marchande qui avait été faite dans une dizaine de ports (cette enquête n'a été imprimée qn'en 1840, date à laquelle elle fut distribuée aux Chambres). Il y eut en 1828 des commissaires nommés dans la plupart des grandes villes, à Rouen, à Saint-Quentin, à Bordeaux, à Lille et au Havre et pour les grandes industries, cotons, fers, papeterie, etc. Voir, passim, le Moniteur de 1828.

2. Moniteur de 1829, p. 810. Exposé des motifs par le baron de Saint-Cricq. Cependant deux enquêtes seulement furent faites méthodiquement et publiée L'Enquête sur les fers, 1828, 1 vol. in-4o, et l'Enquête sur les sucres, 1828, 1: 1. in-4°. Le rapport sur les fers fut rédigé par Pasquier. Il établissait que le droit de 15 francs qui existait depuis 1814 sur les fers au charbon de bois et au marteau et celui de 25 francs voté en 1822 sur les fers à la houille et au laminoir étaient provisoirement nécessaires, mais qu'il convenait de les réduire peu à peu ; il admettait la supposition que les Anglais, pour ruiner la fabrique francaise, faisaient communément « des sacrifices énormes en vendant 17 fr. 50 le fer qui leur en coûtait 30; il combattait l'opinion des viticulteurs qui affirmaient que les obstacles mis à l'importation du fer anglais avaient leur répercussion sur l'importation des vins français en Angleterre. Le rapport sur les sucres fut rédigé par le comte d'Argout, et eut pour principal objet sur la querelle des planteurs qui voulaient la surtaxe la plus forte sur l'importation des sucres étrangers, et des raffineurs et armateurs qui voulaient la moins forte; il conclut qu'il fallait protéger le sucre, mais atténuer la surtaxe qui avait causé le renchérissement.

avoir toujours pensé et professé qu'il ne fallait « ni tout permettre ni tout interdire », et que pourvu qu'on admît le principe de la protection, il admettait très bien, de son côté, la controverse sur la limite à fixer. Or, le projet qu'il présenta, sans changer l'esprit des tarifs, adoucissait les taxes de quelques produits exotiques, et annonçait que cinq ans après la publication de la loi, le droit sur les fers serait diminué d'un cinquième. C'était un commencement de réforme qui, par sa modération, avait l'avantage de ne pas froisser trop rudement les intérêts, et peut-être une chance d'être adopté. Il ne fut pas même discuté. Le ministère Martignac tomba, et son successeur se garda de repren dre un projet désagréable à la droite.

Le système protectionniste de la Restauration. Le système prohibitif qui caractérise la législation douanière de la Restauration demeura intact. Constitué par les lois de 1819 et de 1821 pour les céréales, par les lois de 1816, de 1817, de 1818, de 1820, de 1822 et de 1826 pour les produits de l'agriculture et des grandes fabriques, il s'était proposé comme but de réserver aux producteurs français le marché français. But bien difficile à atteindre complètement dans un état de civilisation où les rapports des peuples sont si fréquents; impossible et illogique quand on avait en même temps la prétention de favoriser et d'étendre le commerce extérieur afin d'obtenir, ainsi que l'avait cherché le colbertisme, une balance favorable et par suite une importation de métaux précieux. Pour réussir, sans commettre de trop grandes injustices, il aurait fallu isoler la France, comme le Japon s'est, jusqu'au milieu du XIXe siècle, isolé au milieu de l'Océan ; le travail dit national aurait seul pourvu, tant bien que mal, aux besoins des nationaux, et tous auraient subi la condition commune. Mais dès que la barrière s'élevait à des hauteurs différentes pour les uns et pour les autres, il y avait nécessairement privilège en faveur de ceux, quels qu'ils fussent, qui avaient le droit, comme producteurs, d'imposer leurs marchandises à leurs concitoyens, et le droit, comme consommateurs, de choisir entre les marchandises de leurs concitoyens et celles des étrangers. Il devait y avoir, par suite, une ardente compétition pour être admis à la jouissance de ce privilège.

Pour assurer à l'intérieur l'exécution des lois prohibitives, il fallut étendre encore à de nouveaux objets la surveillance administrative, ordonner, par exemple, que les tissus el tricots de la nature de ceux qui étaient prohibés ne fussent mis en vente qu'avec une marque particulière, prescrire le mode de dévidage et d'enveloppe des cotons filés en France 2, faire des visites domiciliaires, saisir les marchandi

1. Ordonn. des 8-14 août 1816.

2. Loi du 21 avril 1818; loi du 26 mai 1819; ordonn. du 16 juin 1819, du 1er-15 décembre 1819, du 8-24 avril 1829.

ses suspectes, exciter des mécontentements et des réclamations1. Un mal conduisait à un autre mal.

Pour comprendre les causes de la politique commerciale de la Restauration, il faut envisager la situation économique dans son ensemble. Pendant un quart de siècle la guerre avait eu pour conséquence nécessaire l'interruption du commerce, tout au moins du commerce licite et régulier, entre les belligérants. La grande industrie française, née dans le cours des XVIIe et XVIIIe siècles sous un régime de protection à laquelle le traité de 1786 avec l'Angleterre n'avait fait brèche que pendant peu d'années, désemparée pendant la Révolution, reconstituée et développée sous le régime de serre chaude du blocus continental, beaucoup moins bien équipée malgré ses progrès que l'industrie anglaise, avait besoin de protection; elle ne pouvait passer subitement d'un régime à l'autre et être entièrement à découvert. Le gouvernement d'ailleurs n'y songeait pas.

Malgré les idées d'union qui avaient défrayé les conversations au congrès de Vienne, on peut dire que les autres gouvernements en Europe n'y songeaient pas davantage. Quand les États, après la signature des traités, furent rentrés en eux-mêmes, ayant recouvré leur ancien territoire ou s'étant approprié une partie du territoire des vaincus, chacun d'eux sembla préoccupé de reconstituer sa nationalité, ou du moins sa personnalité, d'assurer son indépendance politique et économique en serrant les liens de son unité et en s'enfermant derrière une haute barrière de douanes. Sur le continent, des mesures furent prises pour écarter les produits étrangers, particulièrement les produits anglais dont l'introduction à bas prix avait tout d'abord déconcerté les manufacturiers, déshabitués de cette concurrence par le blocus continental. Les pays mêmes qui, lorsqu'ils faisaient partie de l'Empire français, commerçaient librement entre eux et prospéraient par ces échanges, comme la Belgique et la France, regardaient maintenant, les uns et les autres, les relations sur le pied d'égalité comme une cause de ruine. Les PaysBas (Hollande et Belgique) dirigeaient des taxes douanières contre la France, comme la France contre les Pays-Bas. L'Autriche la première avait donné le signal des mesures restrictives. La Prusse avait promulgué son tarif de 1818 et formé avec quelques petites principautés du nord une union douanière; à l'instigation de List, l'Allemagne du sud formait (1824-1828) une autre union; les États de l'ouest suivirent l'exemple. La Russie, en 1822, s'armait d'un tarif prohibitif. L'Angleterre seule, après avoir eu un régime plus restrictif qu'aucune autre

1. « Prenant en considération les représentations adressées de la part d'un grand nombre de manufacturiers et des marchands de bonneterie, soit sur l'insuffisance, en ce qui les concerne, des délais précédemment accordés, soit sur les difficultés qui s'opposent à ce que la marque puisse être séparément appliquée à chacun des objets provenant de leur industrie...» (Ordonn. des 23-30 septembre 1818.)

nation, prenait depuis 1824 une voie différente; mais elle était sans influence à cet égard sur les déterminations du continent qui regardait sa conversion au libéralisme comme le résultat d'une situation économique tout exceptionnelle et qui croyait même y découvrir un piège.

Ce qui nous paraît critiquable dans le système de la Restauration, ce n'est donc pas l'adoption d'une politique protectionniste vers laquelle portait l'impulsion des esprits et des affaires en Europe et qui semblait être la condition de l'industrie en France; c'est l'aggravation continuée pendant douze ans d'une protection exagérée sous la pression d'intérêts particuliers. L'agriculture s'était fait fortement protéger, et cependant l'agriculture ne pouvait arguer, comme l'industrie, de son inexpérience et de l'infériorité de son outillage en face des autres nations, puisque avant 1789 la France était et depuis bien longtempsexportatrice de denrées agricoles. La grande industrie pouvait se dire inférieure à celle de l'Angleterre, mais elle ne l'était pas plus que certaines petites industries que le gouvernement ne protégeait pourtant pas, et elle obtenait des tarifs qui écartant non seulement cette rivale, mais tous les étrangers, lui donnait en réalité, malgré le nom de concurrence intérieure dont on le décorait, le monopole collectif du marché français.

Or, le gouvernement en matière économique, c'étaient les Chambres à la volonté desquelles l'administration, ainsi que nous l'avons vu, obéissait, tout en rechignant parfois, et les Chambres avec le cens à 300 francs pour les électeurs et à 1,000 francs pour les élus, c'étaient exclusivement les industriels et les propriétaires moyens et grands, aristocratie qui quoique n'étant qu'une très minime fraction du peuple français, constituait seule le pays légal et seule avait officiellement la parole par la Chambre des députés, la Chambre des pairs, les conseils généraux, les chambres de commerce, les chambres consultatives des arts et manufactures, et même officieusement par la presse, qui n'était pas alors à bon marché et qui ne s'adressait guère qu'à ceux qui avaient quelque autorité dans les affaires publiques. Cette aristocratie émettait des vœux et faisait des lois pour sa fortune personnelle, convaincue que le haut prix de sa marchandise, fermes à louer, denrées agricoles ou produits fabriqués à vendre, était nécessaire à la prospérité de l'État parce qu'il lui était particulièrement avantageux; nous avons multiplié à dessein les témoignages qui attestent l'âpreté avec laquelle chaque groupe d'intérêts cherchait à peser sur le tarif. De tout temps les lois d'un gouvernement parlementaire sont empreintes du sceau de l'intérêt spécial de la classe dirigeante; mais l'empreinte est plus profondément marquée et la pesée de l'égoïsme plus apparente dans les lois économiques que dans la plupart des autres.

Le blocus continental avait été imposé par la volonté d'un maître ;

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