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baron Ch. Dupin, une de chimie industrielle à Clément Désormes, une d'économie industrielle à Jean-Baptiste Say, « ancien manufacturier ». Les trois professeurs auxquels on donnait la parole étaient alors défenseurs de la liberté commerciale, au moment même où le système protectionniste se fortifiait dans la Chambre. Douze bourses triennales furent fondées pour être affectées à des « jeunes gens peu fortunés ayant des dispositions pour les arts industriels ». Un conseil d'admi nistration fut institué et composé d'un président, pair de France. inspecteur (c'était le duc de la Rochefoucald), de l'administrateur et des trois professeurs, et un conseil de perfectionnement, composé, outre les cinq membres susdits, de six membres de l'Académie des sciences (Berthollet, Chaptal, Mirbel, Gay-Lussac, Arago, Molard) et de six manufacturiers, négociants ou agriculteurs (Ternaux, Darcet, B. Delessert, Scipion Perrier, Widmer de Jouy, Welter).

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Les cours ouvrirent le 25 novembre 1820. Le 2 décembre, le baron Charles Dupin fit sa première leçon, dans laquelle il montra l'importance de l'instruction et particulièrement de l'étude des sciences appliquées pour la classe ouvrière. « On a prétendu que les simples ouvriers employés dans les arts mécaniques ne devaient recevoir que les moindres notions sur tout ce qui pourrait développer leur esprit, exercer leur intelligence et faciliter leur mémoire. On a regardé presque avec horreur, et comme un progrès abominable, l'idée de montrer à lire, à écrire et surtout à compter aux ouvriers. Comme s'ils pouvaient devenir moins bons artisans en acquérant des moyens meilleurs

1. Nous avons parlé déjà de J.-B. Say. Clément Désormes était un chimiste distingué. Ch. Dupin fut, à cette époque, un des plus ardents promoteurs de toutes les institutions favorables à la classe ouvrière. Il avait débuté sous l'Empire (Voir Discours et leçons sur l'industrie, le commerce, etc., 2 vol. in-8, 1825). Il poussa ses camarades de l'Ecole polytechnique et les manufacturiers à ouvrir des cours dans les provinces. «En rendant plus heureuse la masse du peuple, nous lui rendons plus cher l'état social où l'a placé la Providence », t. II, p. 160. Il publia (1827), par livraisons à 75 centimes, le Petit producteur français, dans lequel il démontra, entre autres vérités, l'erreur de la balance du commerce et s'égaya aux dépens de « M. Prohibant ». - « Vous raisonnez en jeune homme, répartit M. Prohibant. Lorsque vous aurez mon âge, vous aurez eu le temps d'apercevoir les bienfaits du privilège; et pour peu qu'il vous favorise, vous verrez, mon cher monsieur Lefranc, à quel point il est agréable et légitime.» «Mais, monsieur Prohibant, ce ne peut jamais être que le petit nombre qui savoure ainsi les agréments du privilège et des prohibitions; par conséquent, le plus grand nombre des citoyens, la masse, en souffre toujours.» «Faites-moi le plaisir, repartit M. Prohibant avec un air très capable, de ne prononcer jamais devant moi les noms de masse et de citoyens cela sent la révolution. » Le Petit producteur, IVa partie, p. 54. 2. Ordonn. du 25 novembre 1819. Voir Recueil des lois, décrets, ordonnances, arrélés, décisions et rapports relatifs à l'origine, à l'institution, à l'organisation et à la direction du Conservatoire des Arts et Métiers et à la création des cours publics de cet établissement. Imprimerie nationale, 1889.

de connaître ce qu'ils ont fait, ce qu'ils font et ce qu'ils ont à faire!...'» Il ajoutait que pour les chefs et les sous-chefs surtout, il importait d'avoir des connaissances scientifiques sur les procédés de leur métier. Il se promettait de mettre à leur portée les problèmes de la mécani que et il tint parole. Plus de 600 personnes assistaient, dit-on, à cette leçon.

En 1829, une chaire de physique appliquée aux arts fut créée et confiée à Pouillet. Le Conservatoire des Arts et Métiers devint la Sorbonne de l'industrie. Il eut pour mission non seulement de répandre les connaissances générales de la science sur lesquelles sont fondés les procédés de l'industrie et de l'art agricole, mais d'étudier les plus importants de ces procédés, de faire connaître les documents et les perfectionnements, et de stimuler par là l'esprit d'invention.

L'idée de cours populaires des sciences appliquées se propageait. Ch. Dupin stimulait ses camarades de l'école polytechnique. A Metz où ils se trouvaient en grand nombre à l'école d'application, Bergery, Poncelet, Woizard, Bardin ouvraient des cours; Morin à Nevers, Tabareau à Lyon, les ingénieurs de la marine dans les ports. « Plus de 50,000 artisans des villes maritimes, lisait-on dans un rapport, suivent avec assiduité les cours dont l'effet sera de substituer les leçons d'une théorie et d'une pratique éclairée aux procédés de la routine.3 » Par une circulaire de novembre 1825, le ministre de l'intérieur invita les préfets à provoquer la fondation dans les villes, aux frais du budget communal, de cours d'application de la géométrie et de la mécanique aux arts industriels, comme celui du baron Dupin. En 1826, des cours de cette espèce étaient professés dans trente-trois villes.

L'école centrale des arts et manufactures. - L'enseignement industriel donna lieu à d'autres fondations pendant cette période. Les écoles d'arts et métiers avaient été maintenues; 'en 1826, le nombre des places au concours fut porté de 500 à 600 et les programmes furent remaniés. A Paris fut fondée en 1822, sous la direction de A. Blanqui, l'École supérieure de commerce; en 1829, des savants, Dumas, Lavallée, Olivier, Peclet, réunirent un capital d'environ 200,000 francs et fondèrent l'École centrale des arts et manufactures qu'ils destinaient à former par un enseignement scientifique et technique des mécaniciens, des

1. Discours et leçons sur l'industrie, le commerce, la marine et sur les sciences appliquées aux arts, par le baron Ch. DUPIN, t. II, p. 13. Dans son douzième discours (p. 149), Ch. Dupin a tracé le plan de son enseignement.

2. En 1822 la grande salle fut construite pour contenir le nombreux auditoire. 3. Voir le rapport sur l'enseignement, Exposition de 1867, X° groupe, p. 312. 4. Ordonn. du 26 avril 1817.

5. Ordonn. du 31 décembre 1826.

constructeurs, des métallurgistes, des chimistes et à donner à cet enseignement la sanction de diplômes d'ingénieur et de brevets de capacité; cette école allait devenir, à côté de l'école polytechnique, et non sans quelque esprit de rivalité, une des grandes institutions pédagogiques de la France.

En province, le préfet du Bas-Rhin demandait dès 1819 la création d'un cours de dessin à Mulhouse; l'année suivante un cours de chimie pratique s'ouvrait à Strasbourg, à l'usage des chefs et ouvriers des manufactures de la ville 1.

Les questions ouvrières sous la Restauration. Les questions sociales relatives à la classe ouvrière n'étaient donc pas demeurées entièrement stationnaires sous la Restauration. Cette classe elle-même avait augmenté en nombre. Malgré les interruptions inévitables des mortes-saisons et des crises, le travail en général ne faisait pas défaut. Comme sous l'Empire, beaucoup d'ouvriers étaient fortement organisés dans les divers rites du compagnonnage où ils trouvaient à la fois le bénéfice de la mutualité et les inconvénients de la rivalité. Durant la Restauration, on cite deux schismes qui se produisirent dans le sein du compagnonnage. La Rochelle était une ville où les compagnons menuisiers allaient peu d'ordinaire et que fréquentaient au contraire les aspirants, c'est-à-dire ceux qui n'étaient pas encore admis. En 1823 cependant, des compagnons en quête d'ouvrage y vinrent et prétendirent prendre, de droit, les places occupées par leurs inférieurs. Ceux-ci ne s'étant pas empressés de les leur céder parce que la Rochelle ne figurait pas sur la liste des villes de réception, la chambre du compagnonnage de Bordeaux érigea la Rochelle en ville de réception. Les aspirants évincés par ce procédé firent scission et fondérent la Société des menuisiers indépendants. En 1827 se forma une autre société d'indépendants, celle des cordonniers dont les promoteurs furent deux compagnons auxquels leur compagnonnage avait refusé, au sortir de prison, l'indemnité réglementaire.

Les compagnons n'appartenaient pas en général à la grande industrie; aussi sentirent-ils très peu alors la transformation qui commençait à s'opérer. Dans la manufacture proprement dite au contraire où elle se faisait sentir, les ouvriers étaient isolés, et des troubles moraux se produisaient. Déjà quelques esprits supérieurs et des amis. de l'humanité commençaient à comprendre de quelles forces morales

1. Arch. nationales, F12 95118.

2. Ces deux cordonniers, à la suite d'une rixe contre des compagnons d'un autre métier, avaient subi un an de prison. Les règlements portaient que ceux qui faisaient de la prison pour avoir soutenu les droits de la corporation recevaient à leur sortie 1 franc par jour de prison. Le bureau ne voulut leur en donner que la moitié ; ils refusèrent et rompirent avec la corporation. Secret des compagnons cordonniers révélé, 1858. Cité par M. Léon de Saint-MARTIN, op. cit., p. 103.

il fallait doter cette catégorie de travailleurs pour lui permettre de marcher de pied ferme dans la carrière nouvelle où elle entrait, et plaçaient en première ligne l'instruction, l'épargne et la prévoyance. L'instruction primaire, débattue avec passion pendant quatorze ans, triomphait en principe l'année même où éclatait la révolution de Juillet; l'épargne avait trouvé son premier point d'appui; la prévoyance devait trouver le sien dans les sociétés de secours mutuels, lorsque, épurées par l'expérience, elles offriraient les principaux avantages du compagnonnage sans en avoir les inconvénients.

Mais ces problèmes étaient récents alors; ils ne se dressaient pas encore comme une menace contre l'organisation sociale. La classe éclairée ne s'en préoccupait pour ainsi dire pas; la question des deux méthodes d'enseignement eut seule le privilège de la passionner. La classe ouvrière elle-même ne s'élevait pas à de hautes vues sur ses propres destinées et ne constituait pas encore un parti politique. Le gouvernement de la Restauration ne fit presque rien pour résoudre ces problèmes, non seulement parce que les hommes qui occupaient le pouvoir avaient des intérêts différents, mais parce les questions ellesmêmes n'étaient pas encore mûres. Le progrès des institutions humaines est le fruit du temps et de la nécessité.

1. Voir p. 649.

CHAPITRE VI

L'OPPOSITION DANS LA CLASSE OUVRIÈRE

SOMMAIRE.

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Rapports des patrons et des ouvriers dans la petite industrie (664). Le souvenir de Napoléon dans les ateliers et les sentiments à l'égard des Bourbons (667). Le cléricalisme et la congrégation (669). — Béranger et le libéralisme (671). Les compagnons (673). La chute des Bourbons (674).

Rapports des patrons et des ouvriers dans la petite industrie. La classe ouvrière, encore incapable de se guider par elle-même vers sa fin propre, manquait presque partout d'une direction supérieure.

Dans la grande industrie, les manufacturiers, quoique étant alors pour la plupart de mœurs assez simples, vivaient loin de leurs ouvriers auxquels ne les rattachait pas un lien de patronage. On pouvait rencontrer quelques exceptions honorables; mais en général la discipline morale des ateliers était encore à créer.'

Dans la petite industrie, il subsistait quelques souvenirs des anciennes coutumes. Ouvriers et patrons ne s'étaient pas tout à fait détachés les uns des autres. Ils travaillaient au même établi, et la communauté des travaux entretenait une certaine communauté de sentiments. Il leur arrivait de partager les mêmes plaisirs. A Paris, quand venait l'automne, une petite fête inaugurait parfois la reprise des veillées : on la nommait le pâté de veille. D'autres occasions, telle que la fête du patron, réunissaient parfois aussi à la même table les ouvriers et le maître, et même la famille du maître. Comme les goûts étaient à peu près les mêmes, les uns et les autres pouvaient se rencontrer le dimanche dans les mêmes lieux, au Pré-Saint-Gervais ou dans un cabaret de la banlieue. Cette familiarité avait ses avantages; toutefois elle n'était pas sans inconvénient, parce que le patron manquait d'autorité morale, qu'il se laissait entraîner au plaisir par l'ouvrier,

1. Des manufacturiers pensaient avoir encore sur leurs ouvriers les droits dont ils avaient joui avant 1789. Par exemple, le 6 décembre 1817, on trouve une plainte de fabricants de Tours (Roze Abraham) à l'administration préfectorale contre un fabricant qui leur avait « soutiré des ouvriers ». Arch. du dép. d'Indre-et-Loire. Communiqué par M. de Grandmaison, archiviste.

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