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hypothèques est, de l'aveu de tous, mauvaise, et elle doit être réformée. Elle était imparfaite déjà en 1804, inférieure à la loi du 11 Brumaire an VII, et condamnée par ceux-là même qui y avaient coopéré. La Cour de Riom, qui avait eu à sa tête M. Grenier, en donne un curieux témoignage :

<< On en était encore aux premières applications du Code <<< civil lorsque le chef du parquet de cette Cour, le juriscon<< sulte qui a présidé depuis avec tant d'éclat cette compa<< gnie, fut appelé à Paris par le chef du parquet de la Cour << de cassation. Merlin et Grenier furent longtemps en confé<<rence. Ils méditèrent longtemps. Enfin, l'orateur qui avait <«< proposé au Tribunat l'adoption du nouveau titre des << hypothèques se décida à condamner son œuvre ; et le << profond magistrat qui avait employé tant de science à << vivifier cette œuvre imparfaite déclara que le mal était << au-dessus de toutes les ressources de la jurisprudence. << Mais tous deux reconnurent que le moment n'était pas <«< venu de faire sur les hypothèques une bonne loi ou << même un bon livre. Ils sentirent le besoin d'assister quel<< que temps encore, en spectateurs attentifs et résignés, <«< aux leçons si décisives, mais quelquefois si préjudicia<<bles de l'expérience. »'

A mesure que le temps a marché, l'imperfection de l'œuvre législative de 1804 a apparu plus nettement, et la France est aujourd'hui l'une des nations dont le régime hypothécaire est le moins satisfaisant. Aussi la question n'est pas de savoir si on réformera la loi hypothécaire, mais dans quelle mesure on la réformera; et il faut que le jurisconsulte qui écrit sur la matière des privilèges et hypothèques donne son avis sur cette réforme qui s'impose.

Peu de questions sont plus ardues en législation, et la Cour de Colmar le disait très bien lors de l'enquête de 1844:

<< Un bon régime hypothécaire est un des problèmes les << plus difficiles que puisse se proposer l'esprit humain. Cette 1 Documents relatifs au régime hypothécaire, publiés par ordre de M. Martin (du Nord), garde des Sceaux, I, p. 77-78.

« législation touche à tant d'intérêts! Base la plus sûre et << la plus générale du crédit public, dans un pays territorial « surtout, elle le comprime ou lui donne l'essor, selon << qu'elle est plus ou moins bien coordonnée avec les be« soins et les mœurs du pays. »1

Ajoutons qu'il est beaucoup plus difficile de réformer que de créer dans un pays neuf, comme l'Australie, par exemple, dont le régime hypothécaire suscite tant d'admirateurs, le législateur n'a pas été gêné par les habitudes prises et les besoins que l'accoutumance engendre; chez nous, au contraire, pour toute réforme sérieuse, il va en être différemment, et on devra compter avec un mécanisme législatif imparfait, mais auquel le pays est habitué.

Une dernière difficulté pour une réforme législative naît de la situation économique et agricole dans laquelle nous nous trouvons en ce moment. Non-seulement la France, mais toute l'Europe occidentale traverse, à la fin du XIXe siècle, une crise qui, nous le craignons du moins, n'est pas arrivée à sa période la plus aiguë: c'est la lutte du monde nouveau contre l'ancien. Des terres d'une fertilité prodigieuse, non épuisées comme les nôtres par des siècles de culture; des impôts insignifiants; la main-d'œuvre fournie par la race jaune ou par la race noire à des conditions exceptionnelles de bon marché ; un fret qui va chaque jour en diminuant; des traversées de plus en plus rapides et régulières; voilà ce que l'Inde, l'Amérique, l'Australie apportent dans la lutte agricole ou industrielle contre la vieille Europe.

Aussi la gêne est-elle très grande dans notre société actuelle, et, pour ne parler que de la terre, sa valeur vénale et sa valeur locative ont diminué en France dans des proportions alarmantes.

Sans doute, il y a là une raison de plus pour essayer d'établir un bon régime hypothécaire, qui donne de l'essor au crédit foncier ; mais il y a en même temps un obstacle, au moins temporaire, à des réformes trop coûteuses, et il

1 Documents relatifs au régime hypothécaire, I, p. 25.

faut tenir compte de cette idée dans l'étude des modifications qu'il convient d'apporter à nos lois hypothécaires.

En présence d'une étude aussi difficile que celle que nous entreprenons, nous demandons très sincèrement << l'indul<<gence du lecteur » : ces expressions, aujourd'hui vieillies, répondent bien à l'état d'esprit de l'auteur de ces lignes, qui, en échange de l'indulgence qu'il sollicite et dont il a grand besoin, promet du moins une œuvre de travail et « de bonne foi », dans laquelle il va essayer de commenter clairement nos lois hypothécaires, et de présenter, sans parti pris, les idées qui lui paraissent les meilleures pour la réforme de ces lois.

2. A toutes les époques, les législateurs se sont préoccupés d'assurer l'exécution des engagements pris par les débiteurs : « L'homme, par un effet de l'infirmité de sa na<«<ture, dit avec raison M. Martou, n'est pas moins enclin à << se soustraire à ses devoirs qu'à abuser de ses droits. »1 De là l'obligation pour le législateur de prendre des mesures pour contraindre les débiteurs à accomplir leurs engagements, dans l'intérêt des créanciers et dans l'intérêt général du crédit, dont le développement importe à un si haut degré à la prospérité des Etats.

A l'origine des sociétés, c'est la personne du débiteur, quelquefois même sa vie qui forme le gage des créanciers. Puis le droit s'humanise, et à l'exécution sur la personne succède l'exécution sur les biens: si le débiteur n'accomplit pas ses obligations, la loi reconnaît au créancier le droit de s'approprier les biens de celui-ci, et plus tard de les faire vendre pour se payer sur le prix.

Mais un autre progrès doit être réalisé. Il ne suffit pas au créancier de pouvoir se faire envoyer en possession des biens du débiteur ou les faire vendre; le même droit est donné à tous les créanciers, et, si le débiteur a plus de dettes que de biens, ils se trouveront tous réduits à un dividende peut-être insignifiant. Il faut donc, pour que le créan1 Des Privilèges et Hypothèques, II, no 238.

cier soit assuré que les engagements du débiteur vis-à-vis de lui seront tenus, lui donner quelque chose de plus qu'un droit général de poursuite sur les biens de son débiteur : il faut un droit de préférence qui lui assure pour gage, à lui seul, une portion du patrimoine du débiteur sur laquelle il n'aura pas à redouter le concours des autres créanciers. C'est à cette condition seulement qu'il consentira à engager ses fonds, et à donner crédit.

Parfois cette sûreté particulière consistera dans l'engagement personnel d'un tiers qui viendra répondre de la dette d'autrui, et ajouter la garantie de sa solvabilité à celle du débiteur : c'est le cautionnement, dont nous avons indiqué les origines.'

Parfois elle consistera dans l'affectation particulière et privative d'un bien du débiteur au paiement de telle créance déterminée cette sûreté réelle, qui se manifeste aux époques primitives sous forme de vente à réméré ou de gage," se perfectionne avec le temps, et c'est ainsi que sont fondés l'hypothèque et le privilège, dont nous allons étudier les caractères et le développement.

3. Avant de traiter des privilèges et des hypothèques dans notre droit actuel, nous croyons nécessaire d'en étudier le développement historique, d'examiner leur organisation actuelle chez les principales nations, et enfin d'indiquer quelles sont, à notre avis, les réformes à apporter en cette matière à notre législation française.

Nous diviserons par suite cette introduction en trois chapitres :

Chapitre I.

thèques.

Chapitre II.

comparé.

Origines historiques des Privilèges et Hypo

Des Privilèges et Hypothèques en droit

Chapitre III. De la réforme du régime hypothécaire en France.

1 Voir notre Traité du Cautionnement, n° 3.

• Voir notre Traité du Nantissement, no 3 et suiv.

CHAPITRE PREMIER

ORIGINES HISTORIQUES DES PRIVILÈGES ET HYPOTHÈQUES.

-

4. Au début des sociétés c'est la personne même du débiteur, avons-nous dit, qui forme le gage des créanciers. Le droit Romain primitif en fournit un exemple fameux dans l'histoire du droit, sur lequel on a beaucoup discuté, à raison de la cruauté de ses dispositions; mais aujourd'hui l'accord est à peu près fait entre les Romanistes, et voici dans quels termes M. Accarias résume l'interprétation qui a triomphé, et qui s'appuie d'ailleurs sur les textes les plus précis de Gaïus, d'Aulu-Gelle et de Tite-Live:

«<... Un décret du magistrat attribue le débiteur au créan<< cier, qui l'emmène et le tient en prison chez lui. Dès lors, << sous le nom d'addictus, il vit in servitute sans être léga<«<lement esclave. La loi règle le poids maximum des chaî<<nes (quinze livres) dont il sera chargé et le minimum de << nourriture (deux livres de farine par jour) qui lui sera <«<fourni, s'il ne peut ou ne veut vivre à ses propres frais. << Puis, soixante jours écoulés, le créancier a le droit de le << tuer ou de le vendre comme esclave. Que s'il y a concours << entre plusieurs créanciers tous munis de jugements, ils << peuvent, en supposant qu'ils usent du droit de tuer leur << débiteur, se partager ses membres, comme aussi et à plus forte raison peuvent-ils, en cas de vente, exiger une << répartition proportionnelle du prix. »>'

1 Précis de droit Romain, II, no 745 a.

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