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Le système des feuillets personnels, dit avec raison « M. Paul Gide, présente le double désavantage de ne pro<< curer aux tiers qu'une publicité moins complète et d'impo<< ser aux conservateurs des écritures plus compliquées. »1

Mais, dans l'état de la propriété foncière en France, une objection grave se présente contre la tenue du livre foncier par feuillet réel: le morcellement de la propriété n'est-il pas trop grand pour permettre l'établissement de feuillets réels? Cette objection a paru assez grave en Prusse, pour que la loi du 5 mai 1872 favorise simultanément la création de feuillets réels et de feuillets personnels. L'exposé des motifs de cette loi justifie ainsi ce changement à l'ancien système des feuillets réels :

« ... Il est déjà plusieurs provinces en Prusse où la propriété va se morcelant et où les domaines se décompo<< sent en parcelles changeantes, c'est-à-dire en parcelles « qui n'ont plus de forme, ni de nom particuliers. On n'eût << pu, sans grossir démesurément les livres fonciers, con<< sacrer à chacune de ces parcelles une feuille spéciale. En << groupant au contraire dans la même feuille toutes les par<< celles appartenant au même propriétaire, on simplifiera << beaucoup les écritures, car, le plus souvent, un proprié<< taire grève des mêmes charges ses diverses propriétés. »2 En Alsace-Lorraine, nous avons vu qu'on avait appliqué le système du feuillet personnel, à raison du morcellement excessif de la propriété.

En France, malgré cette objection dont on ne peut méconnaître la gravité, le Congrès de la propriété foncière s'est résolument prononcé pour le système du feuillet réel, et MM. Dansaërt et Brunard, dans leur Rapport sur l'immatriculation des immeubles, indiquent dans les termes suivants les raisons de préférence en faveur de ce système :

«En ce qui concerne l'insuffisance de publicité résultant

1 Annuaire de législation comparée, 1873, p. 238.

* Cité par Dansaërt et Brunard, Rapport sur l'immatriculation des immeubles, p. 16.

<< des feuillets personnels, elle est indiscutable. La preuve << en résulte des observations que nous avons résumées ci<< dessus, en rappelant que les tiers, qui désirent connaître <«< la situation juridique d'un bien, doivent, si ce bien est << inscrit sur un feuillet personnel, être à même d'indiquer << au conservateur le nom et les prénoms exacts du pro<«<priétaire de ce bien. Maintenir des feuillets personnels << c'est donc revenir, au moins en partie, au système de l'hypothèque personnelle. Or, ce sont précisément les gra. << ves inconvénients de ce système vicieux que les livres fon<< ciers sont appelés à faire disparaître.

<< Quant au surcroît d'écritures qu'impose nécessairement << aux conservateurs des registres de la propriété l'établisse<<ment de feuillets personnels, il suffit, pour se convaincre << du fondement de cette critique, de se rendre compte des << formalités multiples que la loi allemande précitée du 5 mai << 1872 à dû édicter pour arriver à régler le fonctionnement << de ces feuillets (voir notamment l'article 63) et d'exami<< ner le modèle des dits feuillets annexé à la loi sous le n° II. « Nous croyons, d'autre part, que c'est à tort qu'on se << laisserait impressionner par la crainte de grossir déme<< surément les livres fonciers, si tous leurs feuillets étaient « réels.

<< Le nombre des immeubles à immatriculer dans chaque << circonscription territoriale n'est pas si considérable qu'au << premier abord il paraît devoir l'être. Il faut, bien entendu, << ne pas créer des circonscriptions territoriales trop im<< portantes.

<< En tout cas, la difficulté qu'il peut y avoir à accomplir << une formalité utile à l'intérêt public ne saurait dispenser <de la décréter... >>'

A l'appui de ce système, MM. Dansaërt et Brunard invoquent l'opinion des spécialistes les plus autorisés, MM. Flour de Saint-Genis et de France de Tersant.

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Il appartient à nos législateurs, et avant eux, à l'importante commission extraparlementaire du cadastre chargée de préparer leur œuvre, de juger définitivement si l'état de la propriété en France permet l'immatriculation par feuillet réel; mais, en ce qui nous concerne, toutes nos préférences sont pour ce système.

114. - Le second principe qui se dégage des résolutions votées par le Congrès de la propriété foncière, et de l'adoption duquel nous sommes partisan, est la création du titre irrévocable du droit par l'inscription au livre foncier, à l'égard de toute personne autre que les parties contrac

tantes.

Ce principe s'analyse en deux propositions: le droit ne naît au regard des tiers que par l'inscription au livre foncier; mais cette inscription n'est pas nécessaire entre les parties contractantes.

La première proposition ne constituera pas une innovation dans notre droit français actuel, au moins en ce qui concerne les transmissions de propriété immobilière entre vifs et les hypothèques, qui doivent, soit en vertu du Code civil, soit en vertu de la loi du 23 mars 1855, être rendues publiques par l'inscription ou par la transcription.

Mais le cercle des droits qui seront rendus publics par l'inscription au livre foncier doit être élargi, et on devra inscrire les mutations par décès, entre vifs ou testamentaires, les partages, tous les droits en un mot qui affectent la propriété des biens immobiliers, que ces droits résultent d'un acte entre vifs ou d'un décès, d'un acte translatif ou d'un acte déclaratif.

On devra inscrire aussi toutes les charges qui grèvent la propriété, sans exception, ainsi que les restrictions au droit de disposer qui affectent la capacité du propriétaire ; de sorte que les tiers, en parcourant le feuillet foncier, connaîtront la situation exacte de l'immeuble par rapport à eux, aucun de ces droits n'ayant d'existence juridique à leur respect que par l'inscription au livre foncier.

115. Entre les parties contractantes au contraire le droit est créé, dans le système adopté par le Congrès de la propriété foncière, par le seul effet de la convention.

Contraire aux principes adoptés par les législations germaniques et par les législations qui suivent l'Act Torrens, dans lesquelles l'inscription au livre foncier est nécessaire pour la translation de la propriété même entre les parties contractantes, cette règle est très discutée, et une école importante soutient que le système du droit germanique et de l'Act Torrens doit être préféré.

Un éminent professeur de la Faculté de Louvain, M. Van Biervliet, a consacré une étude fort intéressante à la démonstration de cette thèse, de la nécessité de l'inscription au livre foncier même entre les parties.' Cette étude, très documentée, doit être lue en entier, mais nous en détachons le passage suivant:

«.. .. Nous demanderons, à notre tour, quel intérêt il << peut y avoir à distinguer, au point de vue de la transmission << de la propriété, entre les parties contractantes et les tiers.

<< Sans doute il faut respecter la liberté des contrats, et << ne pas refuser au contrat une efficacité propre ; il est très << vrai que les parties contractantes n'ignorent rien de l'acte << où elles ont figuré ; mais rien de tout cela n'est méconnu << lorsqu'on exige que la transmission et sa publicité soient << simultanées.

<< Le contrat par lequel on s'oblige à transférer la pro<< priété, tel que la vente, l'échange, la donation, ne peut << logiquement engendrer au profit de l'acquéreur qu'un droit << personnel ou droit de créance; en vertu de ce droit, l'ac<< quéreur pourra contraindre l'aliénateur à exécuter son << obligation, c'est-à-dire à lui transférer effectivement la << propriété ; cette transmission s'effectuera par l'accomplis<< sement des formalités légales destinées à rendre l'acqui<<sition publique : où sont les inconvénients pratiques de ce

1 TROISIÈME CONGRÈS INTERNATIONAL D'Agriculture, Du rẻgime de la propriété foncière, transfert et mutation.

« retour à des règles traditionnelles, dont l'application s'est << faite pendant des siècles, et qui ont été maintenues ou ré<< tablies dans plusieurs législations modernes ?

<< Dans le système du Code civil, combiné avec les dispo<<sitions des lois postérieures, qui, en Belgique comme en << France, exigent la publicité à l'égard de certaines catégo<<ries de tiers, on aboutit à cette conséquence singulière << qu'il faut distinguer une propriété relative à côté de la « propriété absolue. L'acheteur, par exemple, devient pro« priétaire à l'égard du vendeur par le seul effet du contrat << de vente (article 1583 du Code civil); mais il ne le devient « à l'égard de certains tiers que par la transcription du titre « au bureau du conservateur des hypothèques. Or est-il << possible, sans bouleverser les notions les plus élémentai<< res, de concevoir une propriété relative? »

116. L'utilité du maintien, tout au moins en France, de la distinction traditionnelle de l'acquisition de la propriété par le seul effet du contrat, entre les parties contractantes, et au moyen de certaines conditions de publicité, à l'égard des tiers, a été faite d'une façon péremptoire, à notre avis, dans un remarquable rapport de notre honorable collègue, M. Massigli. Ce rapport a été présenté par lui au nom du comité de rédaction et d'études et de la souscommission juridique nommés par la commission extraparlementaire du cadastre, qui ont adopté la distinction proposée par le Congrès de la propriété foncière :

« Le comité, dit-il, s'est proposé pour but l'organisation << d'un régime où la règle de la publicité reçût l'application << la plus large et où la sécurité des acquéreurs et des prê<< teurs fût mieux garantie que dans le régime actuel ; mais << il n'a pas cru pour cela devoir se départir d'un des prin<< cipes fondamentaux de la législation en vigueur, du prin<<cipe qu'entre les parties les droits réels immobiliers se << transmettent et s'acquièrent par le seul effet des conven<<tions, et que la publicité n'est exigée que pour les rendre < opposables aux tiers.

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