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<< être mis en question sous prétexte que ce tiers n'a pas trai«té de bonne foi. Il devra se défendre s'il est attaqué sur ce << terrain redoutable, et, par conséquent, courir les risques « et supporter les frais d'un procès où s'agiteront exclusi<<vement des questions de fait, et dont le résultat sera dès «<lors toujours incertain. Il ne faut pas oublier à cet égard << que la preuve testimoniale, avec ses énormes dangers, est << recevable en matière de fraude, et que les intérêts en jeu << dans les contestations de propriété ou d'hypothèque sont << presque toujours suffisamment importants pour exciter «<les faux témoignages, contre lesquels il est à peu près <<< impossible de se protéger. Or si le défendeur succombe, << il subira un préjudice irréparable dans le cas où son co<< contractant serait insolvable. Cependant il n'a commis << aucune faute. Ce danger, quelque exceptionnel qu'il soit, << est de nature à préoccuper ceux qui sont appelés à traiter << avec un propriétaire immatriculé.

<< Il résulte du rapport présenté à la Chambre des sei<< gneurs sur la loi prussienne de 1872 que cet inconvénient << n'a pas complètement échappé aux législateurs allemands: << divers amendements, y lisons-nous à propos de l'article 9, << tendant à préciser ou à définir la bonne foi, ont été re<< poussés par le motif que la question de bonne foi est une << question de fait.1

<< Reprenant notre thèse et examinant en équité la posi<<tion qu'elle pourrait créer à une personne lésée par une << immatriculation injuste, nous constatons que cette per<< sonne a été mise en situation d'empêcher l'éviction dont « elle se plaint, grâce à la publicité qui a précédé cette im<< matriculation. Elle a été conviée à y faire opposition. Pour<quoi ne l'a-t-elle pas fait ? Le pouvoir judiciaire a contrôlé << les documents qui l'ont amené à admettre l'immatricula«<tion. En décrétant cette immatriculation, il a rendu un << véritable jugement public, formant chose jugée vis-à-vis

1 Annuaire de législation étrangère, 1873, p. 218, note 1.

<< de tous les citoyens, analogue notamment aux jugements << d'administration rendus en matière de faillite. Est-il équi<< table et juridique d'obliger le tiers, qui a traité avec un <<propriétaire ainsi solennellement immatriculé, à démon<< trer qu'il a été de bonne foi, et que les actes qui ont con<< vaincu la justice étaient bien réellement de nature à ame<<ner ce résultat? Enfin si, malgré les précautions prises, << un propriétaire légitime a été lésé par une immatricula<<tion, il est certain que, grâce au recours qui doit lui être << réservé contre l'Etat, il obtiendra une réparation pécu<<niaire équitable. Il aura en définitive été exproprié pour << cause d'utilité publique, moyennant une juste indemnité.

<< Nous pensons donc qu'il convient d'attribuer à l'imma<< triculation le caractère d'un mode absolu de transmission « irrévocable de la propriété vis-à-vis des tiers, tant de « bonne que de mauvaise foi. »1

118. Nous croyons que, réduite au cas de fraude et seulement contre le tiers qui a participé à la fraude, sous la réserve des droits des tiers de bonne foi, l'action en nullité doit être accordée contre l'immatriculation.

Un principe général, d'équité en même temps que de droit, domine toute notre législation civile, à savoir que les actes qui ont pour base la fraude ne doivent pas être maintenus; on applique ce principe aux actes les plus graves, notamment aux contrats de mariage: pourquoi y déroger en matière de livres fonciers, et maintenir une immatriculation qui est le résultat d'une fraude concertée avec le bénéficiaire de cette immatriculation?

C'est, dit-on, parce qu'il ne faut pas ébranler la foi due au livre foncier, sur la stabilité duquel repose la sécurité des transmissions de la propriété et du crédit hypothécaire, si nécessaire à la prospérité d'un pays. Nous le reconnaissons, mais il ne faut pas non plus ébranler légèrement la foi due aux actes solennels, en particulier aux contrats de

Rapport sur l'immatriculation des immeubles, p. 13-14. • Voir notre Traité du Contrat de Mariage, I, no 293 et 328.

mariage, base des intérêts pécuniaires des familles ; et cependant on n'hésite pas à en prononcer la nullité au cas de fraude. Il y a en effet un principe supérieur à la règle de la stabilité des actes: c'est le principe de la bonne foi dans les contrats, la nécessité sociale de ne pas encourager la fraude en déclarant inattaquables les actes qu'elle a inspirés, si graves qu'ils soient.

Y a-t-il d'ailleurs, dans l'action en nullité de l'immatriculation ainsi restreinte, un péril de nature à ébranler l'autorité du livre foncier? Nous ne le croyons pas, et MM. Dansaërt et Brunard reconnaissent eux-mêmes que ce n'est que dans des cas très exceptionnels que l'immatriculation pourra être annulée. Quant aux dangers de la preuve testimoniale pour établir la fraude prétendue, ils ne sont pas très inquiétants, car les tribunaux, toujours maîtres de rejeter une preuve testimoniale offerte, ne l'ordonneront que si elle est vraisemblable eu égard au caractère des personnes et aux circonstances dans lesquelles la prétendue fraude aurait été commise.

Quant à l'objection tirée de ce qu'il y aurait chose jugée dans la décision du tribunal qui aurait ordonné l'immatriculation, elle ne nous paraît pas convaincante. En Australie, où l'immatriculation est ordonnée par le directeur de l'enregistrement, Registrar general, sans aucune intervention de l'autorité judiciaire, elle n'en a pas moins la force absolue et irrévocable contre laquelle nous protestons, ce qui prouve bien que cette force tient à la matérialité de l'immatriculation, et non au caractère de l'autorité qui l'a ordonnée. En second lieu, si le tribunal intervient, ce qui n'est pas nécessaire et peut-être même, la question est à examiner, pas désirable, la décision qu'il rend n'est point un acte de juridiction contentieuse, et elle ne peut être opposée au véritable propriétaire qui, par une raison ou par une autre, n'a point connu la fraude dirigée contre lui.

1 Suprà, n° 98.

Le titulaire de l'immatriculation attaquée pour cause de fraude aura donc à se défendre, par les moyens de droit commun, de l'action dirigée contre lui; et sa fraude fût-elle. prouvée, les droits des tiers de bonne foi qui ont traité avec lui n'en seront pas moins maintenus. Ce système, à notre avis, garantit la foi due à l'immatriculation d'une manière suffisante pour ne pas ébranler la confiance publique, sans laquelle, nous le reconnaissons, il serait impuissant à procurer les avantages pour lesquels il est créé.

119. Nous disons, en quatrième lieu, avec le Congrès de la propriété foncière, qu'il est nécessaire, pour obtenir l'immatriculation, de produire un titre authentique.

Cette règle nous a inspiré de très grands doutes, et, en proposant son admission, nous croyons qu'il ne s'agit, même dans la loi définitive sur le régime hypothécaire, que d'une mesure transitoire, qui, dans un certain nombre d'années, devra disparaître de la loi sur le livre foncier.

L'avenir est en effet, croyons-nous, à une simplification de plus en plus grande dans la forme des actes. L'instruction, plus répandue de jour en jour, permettra aux parties de faire leurs affaires elles-mêmes, comme elles les font dans le monde commercial, où les intérêts en jeu sont si considérables; et on devra pouvoir obtenir l'immatriculation en présentant un acte de vente ou une constitution d'hypothèque par acte sous-seing privé, en observant certaines conditions pour constater l'identité des parties, la légalisation des signatures ou l'attestation de témoins. C'est ce qui se fait en Australie,' c'est, croyons-nous, ce qui devra se faire en France.

Mais les esprits ne nous paraissent pas préparés à cette gestion personnelle de leurs affaires, dans la matière de la transmission de la propriété, bien qu'aujourd'hui on puisse faire transcrire des actes sous-seing privé; ils n'y sont pas préparés surtout dans la matière des hypothèques, et il est

1 Suprà, n° 99-100.

à croire qu'il faudra un temps assez considérable pour les y habituer.

Pour la transmission de la propriété, il est nécessaire que l'immatriculation entre dans les mœurs, et, bien qu'elle ne soit pas nécessaire entre les parties, dans le système proposé, il faut que l'on arrive à faire immatriculer tous les actes translatifs de propriété; or ce résultat sera beaucoup plus sûrement obtenu si les actes doivent être authentiques, et que la loi charge les officiers publics qui les recevront de faire procéder à l'immatriculation des droits que ces actes confèrent.

Il en doit être ainsi, à plus forte raison, dans la matière des hypothèques, qui, par le fait de la complication de notre régime hypothécaire, est absolument ignorée de tous ceux qui n'ont pas fait une étude particulière de nos lois civiles. Il faut donc que les actes de constitution d'hypothèque soient reçus par les notaires, pour que l'immatriculation, sans laquelle ils ne produiraient pas d'effet, soit assurée; et ce n'est qu'après un temps suffisant pour habituer tout le monde à la pratique du livre foncier que la liberté des conventions pourra reprendre son empire, et que l'acte sous-seing privé détruira, comme cela est désirable, l'acte authentique.

D'ailleurs, pour diminuer le caractère trop onéreux de cette intervention nécessaire des officiers publics pour la rédaction des actes, on devra faire comme on a fait en AlsaceLorraine,' et diminuer le tarif des honoraires à percevoir par eux.

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120. L'immatriculation du sol de la France devra se faire, à notre avis, d'une façon générale, de manière que tout le sol figure au livre foncier comme il figure aujourd'hui au cadastre ; et on devra répudier le système de l'immatriculation isolée pratiquée en Australie et en Tunisie. Il y en a deux raisons.

La première est une raison d'économie. Nous avons indi

1 Suprà, no 72.

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