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en a d'ailleurs une autre raison: nulle part le Code, qui organise les privilèges sur les immeubles, n'indique quels immeubles sont susceptibles de privilège, comme il le fait pour l'hypothèque ; et ce silence ne peut s'expliquer que par cette raison que les deux droits portent sur les mêmes biens.

On appliquera donc, pour les privilèges comme pour les hypothèques, l'article 2118, qui indique quels biens « sont << seuls susceptibles d'hypothèque ». Ce sont, comme nous le verons dans la partie de ce Traité consacrée aux hypothèques, les biens immobiliers qui sont dans le commerce, leurs accessoires réputés immeubles, et l'usufruit de ces mêmes biens et accessoires.

158. Sous l'empire du Code civil, lorsqu'un meuble ou un immeuble soumis à des privilèges ou à des hypothèques venait à périr, et qu'une indemnité était attribuée au propriétaire de ce bien soit parce qu'il s'était assuré contre sa perte, soit, au cas d'incendie, à raison de son recours contre le locataire ou contre le voisin, on décidait à peu près unanimement que les créanciers privilégiés ou hypothécaires n'avaient aucun droit spécial sur cette indemnité ;' et elle était distribuée au marc le franc entre tous les créanciers, privilégiés, hypothécaires, ou chirographaires.

Cette solution était conforme à la rigueur des principes juridiques le créancier privilégié ou hypothécaire a un droit réel sur le bien qui forme son gage, et ce droit est anéanti par la perte de ce bien : « Sicut re corporali extinc«ta, ità et usufructu extincto, pignus hypothecave perit. »2

L'indemnité d'assurance que va toucher le débiteur lui est due non pas à raison du bien lui-même, ex re ipsa, mais

1 Sic Cassation, 20 décembre 1859, Sirey, 60, I, 24, et Dalloz, 60, I, 68; Cassation, 31 décembre 1862, Dalloz, 63, 1, 423. — Duranton, XX, n° 328; Troplong, Des Privilèges et Hypothèques, III, n° 890; Laurent, XXXI, n° 409. Contrà, Colmar, 25 août 1826, Sirey, C. N., VIII, II, 281; Rouen, 27 décembre 1828, Sirey, C. N., IX, II, 180. Boudousquié, Des Assurances, n° 316; Laurent, XVIII, no 512.

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L. 8, Princ., D., Quib. mod. pign. (XX, 6).

à raison du contrat qu'il a fait avec l'assureur, et auquel les créanciers ont été étrangers. Quant à l'indemnité due par le locataire ou le voisin, elle ne naît pas non plus de la chose même; elle est due, dans le premier cas, à raison du contrat de louage, et, dans le second, en vertu de l'article 1382. Dans ces divers cas, il est logique que ces indemnités entrent dans le patrimoine général et mobilier du débiteur, et qu'elles soient distribuées indifféremment à tous ses créanciers.

Mais, si cette solution est logique, elle est contraire à l'équité et au but du privilège et de l'hypothèque. Les indemnités que nous venons d'indiquer sont, dans le patrimoine du débiteur, la représentation du bien qui a péri ou qui a été endommagé, et l'équité veut que les créanciers privilégiés ou hypothécaires, qui ont ce bien pour gage, aient seuls droit à l'indemnité, à l'exclusion des autres créanciers qui n'ont pas dû y compter, prévenus qu'ils étaient de l'existence du privilège ou de l'hypothèque.

La pratique avait introduit un remède à cette situation, pour les hypothèques conventionnelles, et en tant seulement qu'il s'agissait d'indemnités dues éventuellement par des compagnies d'assurance : les contrats de constitution d'hypothèque contenaient une délégation de cette indemnité au profit des créanciers hypothécaires, et, en faisant signifier cette délégation aux assureurs, les créanciers hypothécaires étaient seuls appropriés de cette indemnité, non pas à raison de leur hypothèque, mais en leur qualité de créanciers transportuaires.

Mais ce n'était là qu'un remède très insuffisant au système du Code, et la loi du 19 février 1889, s'inspirant de l'exemple de la plupart des législations étrangères, a attribué un droit légal, une préférence sur toutes ces indemnités aux créanciers soit hypothécaires, soit privilégiés.

159.

L'historique de la loi du 19 février 1889 est raconté d'une façon très piquante par M. Duvergier. << Cette loi, dit-il, tire son origine d'un projet de loi bien

GUIL. Privilèges, 1.

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<< plus vaste, et qui ne tendait à rien moins qu'à l'orga«nisation du crédit agricole.

« Ce projet, qui émanait de l'initiative du gouvernement, << comprenait dix-neuf articles. Il s'y trouvait deux dispo<«<sitions principales : l'une concernait le prêt sur gage << mobilier sans déplacement; elle faisait l'objet des dix<«< huit premiers articles; l'autre, l'assimilation, quant à la << compétence, des billets à ordre souscrits par les agri<< culteurs aux effets souscrits par les commerçants.

<< Pour la première disposition, il est à peine besoin de <«< faire remarquer combien un contrat de gage formé dans << de telles conditious était anormal et contraire au principe << sur la matière. »

Les dispositions de cette première partie du projet furent éliminées par la Commission du Sénat.

<< Quant à la seconde disposition que l'on a appelée la « commercialisation, d'un nom aussi long que barbare,... << de longues et interminables discussions, souvent très <«< confuses, se sont engagées pour et contre. Des amende<<ments, des contre-projets ont été successivement présentés << et rejetés. Enfin la disposition capitale, celle qui était rela<< tive à la commercialisation, a été repoussée à une grande « majorité. Il ne restait donc rien du projet originaire, <«< mais, sans doute pour qu'il ne fût pas dit que de si la<< borieux débats avaient été tout à fait stériles, le Sénat << s'est décidé à voter une loi composée d'éléments telle<<ment disparates qu'on pouvait à peine lui trouver un << titre qui répondît à son objet.

<< En présence d'un résultat si peu en proportion avec la << conception première, on ne peut s'empêcher de songer << au vers d'Horace :

<< Parturiunt montes, nascitur ridiculus mus. >>*

Nous faisons nos réserves à propos de cette critique, dont nous examinerons la valeur (Infrà, no 355 1), mais qui nous paraît mal fondée.

• Collection des Lois, 1889, p. 37-39.

La loi ainsi transformée a pour intitulé: « Loi relative « à la restriction du privilège du bailleur d'un fonds rural et « à l'attribution des indemnités dues par suite d'assurance. »

La seconde partie de cette loi, la seule qui nous intéresse en ce moment, comprend les articles 2, 3 et 4 : l'article 2 décide que les indemnités dues par suite d'assurances contre toute espèce de risques, incendie, grêle, mortalité des bestiaux, etc..., qu'il s'agisse de meubles ou d'immeubles, sont attribuées aux créanciers privilégiés ou hypothécaires, sans délégation expresse, sous la réserve des paiements faits de bonne foi avant opposition; l'article 3 porte qu'il en est de même des indemnités dues en cas de sinistre par le locataire ou par le voisin ; et l'article 4 réserve les droits du cessionnaire dont le titre a acquis date certaine avant la promulgation de la loi.

160.- Ces dispositions de la loi du 19 février 1889 ont été justifiées dans les termes suivants par les rapporteurs du Sénat et de la Chambre des députés :

<< Cette disposition, absolument conforme à l'équité, di<< sait M. Labiche au Sénat, est de nature à favoriser le cré<<< dit mobilier; elle dispense de formalités inutiles; elle « édicte une règle claire et précise qui ne laisse subsister << aucun doute, tout en ne laissant place à aucun abus. Une disposition additionnelle sauvegarde les intérêts des com<< pagnies d'assurances, dont les paiements faits de bonne << foi avant toute opposition seront toujours valables. »1

« Ces indemnités, dit M. Maunoury à la Chambre des << députés, seront considérées comme la représentation de « l'objet sinistré, au même titre que le prix de vente de << cet objet. Il est possible que cette disposition soit con<< traire aux principes absolus du droit, car elle fait sur« vivre le droit réel de privilège ou d'hypothèqne à l'exis<<tence de l'objet sur lequel ce droit réel a été constitué. << Mais il est certain qu'elle est conforme à l'équité. L'arti

1

1 Rapport supplémentaire au Sénat, Dalloz, 1889, IV, 30.

«<cle 2 décide d'ailleurs que, si le débiteur de l'indemnité << a payé avant de connaître le droit de préférence, il ne << peut être tenu de payer deux fois. »1

161. Nous reconnaissons, avec les rapports dont nous venons de citer des extraits, que l'innovation de la loi du 19 février 1889 est bonne en elle-même, et qu'il est juste d'attribuer de plein droit les indemnités dues à raison de la détérioration d'un bien aux créanciers ayant un privilège ou une hypothèque sur ce bien.

Mais la loi nous paraît incomplète et défectueuse, ce qui n'a rien d'étonnant si l'on songe combien elle a été peu étudiée à l'avance, et nous ferons notamment les trois critiques suivantes.

En premier lieu, la loi de 1889 est incomplète en ce qu'elle ne donne de droit privatif aux créanciers privilégiés et hypothécaires que sur les indemnités dues par les assureurs, ou, dans le cas d'incendie, par le locataire ou le propriétaire voisin, en vertu des articles 1733 et 1382: or les indemnités d'une autre nature dues au propriétaire à raison de toute perte ou détérioration du bien soumis au privilège ou à l'hypothèque, ou même pour transformation de ce bien, sont également, en fait, la représentation du bien, et elles devraient appartenir au même titre d'équité à ces créanciers.

Telles sont, par exemple, les indemnités dues au propriétaire d'un bien à raison d'un dommage quelconque causé à ce bien, en vertu des articles 1382 et 1383, ou à raison du dommage causé par un bâtiment voisin, en vertu de l'article 1386; l'indemnité due par les architectes et entrepreneurs d'un édifice, par application des articles 1792 et 2270; les sommes dues par le tiers détenteur d'un immeuble hypothéqué, aux termes de l'article 2175; l'indemnité allouée pour un bien détruit dans l'intérêt de la défense nationale; la rente annuelle substituée, par décision de

1 Rapport à la Chambre des Députés, Dalloz, 1889, IV, 31.

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