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<< prendre l'article à la lettre, et que la distinction pro<< posée doit se faire entre les fournitures et non entre << les fournisseurs. Si donc on abandonne le mot marchand << dans le membre de phrase où il est écrit, ce n'est pas « pour l'intercaler dans le membre de phrase précédent où « il n'est pas. Débarrassé du texte, ne songerons-nous pas «< qu'un propriétaire qui vend les denrées de son fonds, << son vin par exemple, et qui n'est pas commerçant (arti«cle 638 Cod. com.), mérite tout autant le privilège que le << marchand de vin ? Il ne s'agit pas dans l'article 2101 de << favoriser telle ou telle profession, il faut procurer du cré<< dit au débiteur en donnant des garanties aux créanciers; << or le consommateur peut avoir autant et plus d'intérêt << à traiter directement avec le propriétaire producteur << qu'avec un marchand. »

237.— L'opinion contraire, enseignée par la majorité des auteurs, nous paraît plus conforme au texte de l'article 2101, dont il nous semble impossible de s'écarter, s'agissant de privilèges :

<< Les créances privilégiées sont, dit l'article 2104, 5o... «<les fournitures de subsistances faites au débiteur et à sa << famille; savoir, pendant les six derniers mois, par les « marchands en détail... et pendant la dernière année, par « les maîtres de pension et marchands en gros. »

Il n'y a pas dans ce texte, à notre avis du moins, la division qu'y voit M. Colmet de Santerre en une partie principale, dispositive, accordant le privilège à tout fournisseur de subsistances, puis une partie accessoire, réglementaire, indiquant la situation de trois de ces créanciers: il n'y a qu'une seule partie, dispositive, accordant le privilège à trois catégories de créanciers, et le réglementant entre elles. Si le législateur avait voulu accorder ce privilège aux particuliers non marchands, il en aurait indiqué la durée, six mois ou un an, ou une durée intermédiaire, et s'il n'en parle

1

IX, n° 19 bis V. Sic Baudry-Lacantinerie et de Loynes, Des Privilèges et Hypothèques, I, no 350.

pas dans la fin du paragraphe, c'est qu'ils ne sont pas compris dans le commencement de ce paragraphe parmi ceux qui ont fourni les subsistances.

Cette différence, choquante au premier abord, car la fourniture a toujours la même nature, quel que soit le fournisseur, s'explique par une raison que donne très bien M. Duranton le marchand est, par sa profession, en quelque sorte obligé de faire ces fournitures, et le législateur devait venir à son aide et le protéger contre les risques de sa profession. Quant au particulier qui vend les produits de sa récolte, il peut et par conséquent il doit prendre plus de précautions, car il n'est pas obligé de traiter avec le premier venu.'

238. Les maîtres de pension, que la loi française admet au privilège des fournisseurs de subsistances, ne sont pas admis à jouir de ce privilège dans la plupart des législations contemporaines, et nous croyons que c'est avec raison leur créance n'est pas une créance de « fournitures « de subsistances », c'est le prix d'une pension, comprenant, avec le prix des subsistances, le profit très légitime d'ailleurs de leur entreprise; et ce n'est pas là ce que la loi doit vouloir protéger. Venir en aide au débiteur et à sa famille réu::ie sous son toit, et pour cela rassurer les fournisseurs de choses indispensables à la vie, tel doit être le but du législateur, et nous croyons que c'est le dépasser que de reconnaître un privilège au maître de pension, comme le fait notre loi.

239. Pour quelles fournitures le privilège de l'article 2101, 5o, est-il accordé ?

La question est complexe.

Il est certain, d'abord, qu'il est donné pour les créances

Persil, Régime hypothécaire, I, article 2101, §5; Grenier, Des Hypothèques, II, n° 304; Duranton, XIX, n° 65; Troplong, Des Privilèges et Hypothèques, I, no 147 bis; Aubry et Rau, III, § 260, texte et note 35, p. 136; Pont, Des Privilèges et Hypothèques, I, no 89.

de fournitures de vivres : c'est pour cela qu'il est créé. Mais est-il donné pour toute créance d'aliments, quelque exagéré qu'ait été le luxe de la table du débiteur, pour fourniture de primeurs, de vins fins, etc..., ou quelque énorme qu'ait été la quantité de denrées consommées ?

Le bon sens, d'accord avec les idées juridiques, enseigne qu'il n'en peut pas être ainsi, et que si la loi a dû vouloir assurer le nécessaire du débiteur insolvable ou sur le point de le devenir, elle n'a pas pu vouloir lui garantir le superflu:

<< Ce privilège, dit très bien M. Merlin, a ses limites dans << ce qui est raisonnablement nécessaire à la subsistance du << débiteur et de sa famille pendant les espaces de temps in<< diqués en telle sorte que si un boulanger ou un traiteur << avait fourni plus de subsistances que n'en ont dû consom<< mer, pendant un espace de six mois, le débiteur et sa fa<< mille, son privilège serait réduit à la quantité qui serait ju<< gée nécessaire pendant cet espace de temps. Un marchand « de vin en gros qui aurait fourni, dans le cours de l'année << précédente, une plus grande quantité de vin que celle « qui était nécessaire pendant l'espace d'un an, serait obligé << de réduire son privilège à cette mesure; et on n'en ac<<<corderait sans doute aucun à un marchand de liqueurs, << parce que les liqueurs, qui ne sont propres qu'à flatter la << sensualité, n'ont nullement rempli l'objet de la loi, qui << est la subsistance du débiteur et de sa famille. »>1

Cette interprétation très sage, selon nous, de l'article 2101, 5o, a été adoptée par la Cour de cassation, qui refuse tout privilège au fournisseur d'eau-de-vie par les motifs sui

vants:

<<< Attendu que les dispositions de l'article 2101, § 5, Cod. «< civ., ont été édictées par un motif d'humanité, afin de per<< mettre au débiteur de se procurer des denrées nécessaires « à sa subsistance; mais qu'on ne saurait étendre le privi«<lège créé par cet article aux fournitures ayant un autre

' RÉPERT, V Privilège de créance, sect. III, § I, no 6.

GUIL. Privilèges, 1.

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<< caractère, telles que les fournitures de liqueurs et notam<<ment celles d'eau-de-vie. »1

Disons donc, en ce qui concerne la créance d'aliments, que le privilège n'existera pour le créancer que pour les fournitures alimentaires « de première nécessité », suivant les expressions de l'article 897 du Code civil du Tessin.'

240.- De ce principe, que les fournitures ne doivent être admises en privilège que dans la mesure de la nécessité, il ne faut pas toutefois conclure, avec M. Laurent,' qu'on doit toujours << refuser le privilège » pour les fournitures de vin : cette solution est bonne, comme solution d'espèce, à Gand, où la boisson du pays est la bière, et nous nous y rallions volontiers pour la Normandie, où le cidre joue le rôle important de la bière en Belgique. Mais cette solution est inadmissible dans les pays de vignobles, où le vin est la boisson de tout le monde.

Disons donc que si le vin fin doit toujours être proscrit comme fourniture privilégiée, car c'est une dépense de luxe, la fourniture de vin ordinaire peut être admise en privilège dans les pays où le vin est la boisson commune, à la condition toutefois que les quantités réclamées ne dépassent pas ce qui était nécessaire au débiteur et à sa famille.3 241. La question présente un second aspect: faut-il, dans l'expression « subsistances », comprendre en outre des dépenses de nourriture, la fourniture des autres choses nécessaires à la vie, le chauffage, l'éclairage, la chaussure, le vêtement?

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Beaucoup de systèmes ont été présentés à ce propos. Cette

1 Cassation, 1er février 1893, Sirey, 93, I, 188.

* Valette, Des Privilèges et Hypothèques, n° 35; Aubry et Rau, III, § 260, texte et note 25, p. 135; Pont, Des Privilèges et Hypothèques, I, n° 92.

3 XXIX, no 371.

• Tribunal de commerce de la Seine, 28 janvier 1834, Dalloz, RÉPERT. ALPHAB., V° Privilèges et Hypothèques, no 186.

* Cassation, 10 juin 1890, Sirey, 90, I, 453; Dalloz, 91, I, 178; et Pandectes françaises, 91, I, 133.

controverse est d'ailleurs ancienne, et nous voyons dans Denisart' que l'accord n'existait pas plus sur ce point dans notre ancien droit qu'il n'existe aujourd'hui.

D'après une première opinion, le privilège doit être strictement restreint aux dépenses de nourriture:

« Le mot de subsistances, dit M. Laurent, ne comprend << pas tout ce qui est nécessaire à l'homme pour vivre. Il << y a une autre expression plus large que les lois emploient << pour indiquer tous les besoins de notre nature physique, « c'est le mot d'aliments qui comprend la nourriture, l'en<<< tretien et le logement; tandis que le terme subsistances «ne se dit que de la nourriture. On ne peut donc pas y << comprendre les habillements, le logement, ni les médica<<<ments fournis avant la dernière maladie. Ce serait faire << violence à la langue que d'appeler subsistances des fourni<«<tures de vêtements; et la loi elle-même prouve qu'elle n'y comprend pas le logement, puisqu'elle accorde un << privilège particulier au bailleur ; quant aux fournitures qu'exige la maladie, la loi leur donne une préférence, mais « limitée à la dernière maladie.

« Il n'y a de doute que pour les dépenses de chauffage « et d'éclairage. Prises isolément, ces fournitures ne s'ap

pellent pas non plus fournitures de subsistances. Cela nous << paraît décisif, puisque les privilèges sont de la plus stricte << interprétation. On dit qu'il faut y comprendre toutes les « denrées, même non alimentaires, que l'on consomme << immédiatement, en les employant aux besoins de la vie << matérielle; mais qui ne voit que c'est là une simple affir<<mation? Les termes dont la loi se sert doivent être pris <«< dans leur sens vulgaire, quand ils n'ont pas une signifi<< cation technique en droit, comme le mot aliments. Or on <<ne dira certes pas de celui qui fournit la houille ou le gaz << qu'il fournit des subsistances. »2

COLLECT. DE DÉCIS. NOUV., V° Privilège, no 15-18.

* XXIX, no 371. Sic Troplong, Des Privilèges et Hypothè ques, 1, no 146.

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