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SECTION II

Des privilèges spéciaux sur les meubles.

254. L'article 2102, qui indique quels sont les privilèges spéciaux sur les meubles, fait une œuvre moins complète que l'article 2401 pour les privilèges généraux, ainsi que nous l'avons déjà remarqué :1 il énumère les privilèges spéciaux, mais il ne les classe pas.

Ce texte se borne, au point de vue du classement, à régler deux points. Il fixe d'abord le rang du privilège du bailleur par rapport au privilège du vendeur de semences et d'ustensiles aratoires, et au privilège des ouvriers qui ont travaillé à la récolte, et il décide que le privilège du bailleur ne viendra qu'après ceux-là. Il détermine ensuite le rang du privilège du bailleur en concours avec le privilège du vendeur d'effets mobiliers: en principe, c'est le privilège du bailleur qui passera le premier, et il n'en sera autrement que si le bailleur savait que les meubles garnissant la maison ou la ferme n'appartenaient pas à son locataire ou fermier.

Mais, sauf ces deux hypothèses, l'article 2102 ne s'occupe pas du classement des privilèges spéciaux, ni entre eux, ni par rapport aux privilèges généraux.

255. Bien que l'article 2102 ne soit divisé qu'en sept paragraphes, il traite, en réalité, de neuf privilèges spéciaux

1 Suprà, n° 177.

sur les meubles; mais, de ces neuf privilèges, nous en réunirons trois dans une même division, car les règles qui les gouvernent sont les mêmes, les privilèges pour fourniture de semences, pour frais de récolte, et pour fourniture ou réparation d'ustensiles aratoires.

Nous diviserons, par suite, nos explications sur cette section en huit paragraphes :

§ I. Du privilège du bailleur ;

§ II. - Du privilège pour fourniture de semences, frais de récolle, et venté ou réparation d'ustensiles aratoires;

§ III. Du privilège du créancier gagiste;

§ IV.

Du privilège à raison des frais faits pour la conservation de la chose;

§ V. - Du privilège du vendeur d'effets mobiliers;
§ VI.
Du privilège de l'aubergiste;
§ VII. Du privilège du voiturier;

§ VIII.

Du privilège des créanciers à raison d'abus et de prévarications commis par certains fonctionnaires publics.

§ I

Du privilège du bailleur.

256. — Aux termes de l'article 2102, 1°, modifié, en ce qui concerne les fonds ruraux, par la loi du 19 février 1889, le bailleur d'une maison ou d'une ferme a un privilège pour le paiement de ses loyers ou fermages, sur le mobilier qui garnit la maison ou la ferme, et en outre, s'il s'agit d'une ferme, sur la récolte de l'année.

Ce privilège se justifie par plusieurs motifs.

En tant qu'il s'agit de la maison manable, qui sert de résidence au débiteur et à sa famille, la créance du bailleur a un caractère alimentaire : comme nous l'avons dit en étudiant le privilège pour fourniture de subsistances, le logement figure parmi les choses nécessaires à la vie, et, à ce

point de vue, le privilège spécial du bailleur se justifie par les mêmes motifs que le privilège général donné aux fournisseurs de subsistances.

Si le bâtiment loué sert à unjusage commercial ou industriel, ou, s'il s'agit des bâtiments d'exploitation ou des terres de la ferme, le bailleur a rendu service à tous les autres créanciers, en permettant au débiteur d'augmenter ses ressources par l'exercice de son commerce ou de son industrie, ou par la culture; et il est équitable que lui, qui, en laissant la jouissance de ses biens au débiteur, a accru l'actif de celui-ci au profit de la masse des créanciers, soit payé avant cette masse.

De plus, le bailleur a, pour ainsi dire, la possession des meubles qui garnissent les bâtiments par lui loués, puisque ces meubles sont déposés dans des bâtiments qui lui appartiennent, et, entre créanciers ayant pour gage des meubles, c'est celui qui possède qui est préféré ; et, pour les récoltes excrues sur ses terres, on peut dire qu'il n'a abandonné son droit de propriété sur elles qu'à la condition d'être payé par préférence aux autres créanciers sur le prix.

Si nous ajoutons à ces considérations que la créance du bailleur est presque toujours une créance à terme, que le bailleur est forcé de suivre la foi du preneur et de lui accorder un certain crédit, nous aurons, il semble, pleinement justifié le privilège accordé au bailleur par l'article 2102.'

257. En droit romain, la loi donnait au locator une hypothèque tacite sur les meubles du conductor ou de l'inquilinus, mais les meubles sur lesquels cette hypothèque était donnée variaient suivant qu'il s'agissait d'un héritage rural ou d'un héritage urbain. Si c'était un héritage urbain, l'hypothèque portait sur tous les meubles qui le garnissaient, tandis que, s'il s'agissait d'un héritage rural, l'hypothèque n'était donnée, à moins d'une convention expresse, que sur les récoltes:

1

Compar. Pont, Des Privilèges et Hypothèques, I, n°114; Martou, Des Privilèges et Hypothèques, II, no 387.

« Eo jure utimur, ut quæ in prædia urbana inducta illata « sunt, pignori esse credantur, quasi id tacitè convenerit : « in rusticis prædiis contrà observatur.1

« In prædiis rusticis fructus, qui ibi nascuntur, tacitè « intelliguntur pignori esse domino fundi locati, etiamsi « nominatim id non convenerit. »2

Il paraît bien qu'à l'origine une convention était nécessaire, dans ces deux hypothèses, pour donner au locator cette hypothèque ; mais, comme les bailleurs ne consentaient à louer qu'à cette condition, l'usage s'en répandit, et on en vint à sous-entendre cette convention."

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258. La distinction faite par la loi romaine s'explique bien par la différence des deux situations: lorsqu'il s'agit d'un héritage rural, le locator est suffisamment garanti par la valeur des récoltes et il est naturel qu'il demande et qu'on lui donne plutôt pour gage ces récoltes, qui sont une partie même de sa chose, quæ ex ipsa re oriuntur; au contraire, s'il s'agit d'un héritage urbain, il ne peut avoir d'autre sûreté que les meubles apportés par l'inquilinus pour garnir cet héritage, illata invectaque.

La preuve que tel est bien le motif de la distinction admise par le droit romain, c'est que, s'il s'agissait d'un héritage rural ne produisant pas de fruits, une grange, une étable, un terrain à bâtir, etc..., on appliquait la règle suivie pour les héritages urbains, et on reconnaissait au locator une hypothèque tacite sur les meubles qui le garnissaient."

Ajoutons que dans les différentes hypothèses où une hypothèque tacite était donnée au locator, elle garantissait non seulement le payement des loyers, mais aussi celui des dégradations commises par le conductor ou l'inquilinus, et, d'une manière générale, de toutes les créances nées du

' L. 4, D., In quib. caus. pign. (XX, 2).

* L. 7, Eod. titul.

5 Accarias, Précis de Droit romain, I, n° 289.

4

L. 3 et 4, D., In quib. caus. pign. (XX, 2).

GUIL. Privilèges, 1.

21

louage, « non solum pro pensionibus, sed et si deteriorem « habitationem fecerit culpâ suá inquilinus ».'

259.-Notre ancien droit admit, comme le droit romain, une préférence au profit du bailleur sur les meubles du locataire et sur les récoltes du fermier; mais nous devons signaler, à ce point de vue, deux différences entre le droit romain et notre droit coutumier.

En premier lieu, le droit romain reconnaissait au profit du bailleur une hypothèque tacite, emportant par conséquent le droit de suite sur les meubles qui formaient son gage, lorsqu'ils étaient déplacés ou aliénés ; il exerçait ce droit au moyen de l'action Servienne. Notre droit coutumier, au contraire, qui n'admettait pas que les meubles eussent de suite par hypothèque, refusait au bailleur, en principe, le droit de suite; et il ne l'admit que pour un délai très court, comme Pothier l'explique dans son Traité du Louage.'

<< Quoique par notre droit français, dit-il, les meubles << n'aient pas de suite par hypothèque, néanmoins on a con<< servé aux locateurs de maisons et de métairies le droit de suivre les meubles qui leur sont obligés.

<<< Plusieurs Coutumes en ont des dispositions. Par exemple << celle d'Auxerre, Tit. 5, art. 129, dit: Meubles n'ont pas de << suite par hypothèque, si ce n'est pour louage de maisons.

<< Mais le locateur doit exercer ce droit de suite dans un <«< court délai depuis que les meubles ont été transportés << hors de la maison ou métairie; sinon le droit qu'avait le << locateur sur lesdits meubles est purgé ; et en cela notre << droit français est différent du droit romain.

<< Sur le temps dans lequel le locateur doit exercer son << droit de suite sur les meubles déplacés de sa maison ou «< métairie, il faut suivre les usages des différents lieux.

<< Suivant l'usage de notre province, le locateur d'une << maison a huit jours pour suivre les meubles qui ont été << enlevés, et le locateur d'une métairie en a quarante. »

1 L. 2, Eod. titul.

• N° 257.

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