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260. La seconde différence est relative aux meubles sur lesquels porte le privilège, mais sur ce point les Coutumes étaient loin d'être uniformes.

Quelques-unes d'entre elles, notamment la Coutume de Paris, dans les articles 164 et 171, et la Coutume d'Orléans, dans les articles 415 et 416, étendaient formellement le privilège du bailleur des biens ruraux aux meubles du fermier. tandis que le droit romain, comme nous venons de le dire, limitait alors l'hypothèque tacite aux récoltes.

Pour les Coutumes qui ne s'en expliquaient pas naissait alors la question de savoir si on devait suivre le droit romain, ou au contraire admettre l'extension donnée au privilège par les Coutumes de Paris et d'Orléans. La question était controversée parmi les jurisconsultes et diversement jugée par les arrêts.

Voici ce que dit Ferrière, sur l'article 164 de la Coutume de Paris:

<< Brodeau, sur l'article 161, num. 8, dit que le droit << français admet l'hypothèque tacite et privilégiée sur les << meubles et autres choses qui se trouvent dans les fer<< mes et maisons des champs pour les moissons aussi bien << que sur les fruits. Ricard sur l'article 171 dit au con<< traire que ce privilège ne doit point être étendu à l'égard << des maisons et des champs dans les autres Coutumes.

<< Monsieur Auzanet sur cet article dit que c'est un droit << singulier établi dans notre Coutume..... ; et il dit que << cela a été ainsi jugé en la Coutume de la Rochelle, qui ne << contient pour ce sujet aucune disposition, par arrêt du << 26 mai 1637. »1

De son côté Pothier, en signalant cette controverse, s'exprime ainsi :

« A l'égard des Coutumes qui ne s'en sont pas expliquées, <«< il se trouve au premier tome du Journal des Audiences << un arrêt du 22 novembre 1655, qui a jugé que les loca

1 Sur la Coutume de Paris, Tit. VIII, Art. 171, n° 10 (Edition de 1685, Tome II, page 230).

<< teurs des métairies et biens de campagne n'avaient ce << droit que sur les fruits, conformément aux lois romaines, «<et non sur les meubles ; la Coutume de Paris qui l'accorde << ne devant pas à cet égard faire loi hors de son territoire. »'

Toutefois l'opinion contraire paraît avoir prévalu, et l'extension des Coutumes de Paris et d'Orléans était admise dans le silence des Coutumes locales. Pothier lui-même, après avoir cité l'arrêt du 22 novembre 1655, ajoute:

<< Il ne paraît pas que cet arrêt ait été suivi, car Basnage, << en son Traité des Hypothèques, atteste que c'est un usage «général de la France coutumière que le locateur des mé<<< tairies ait ce droit sur les meubles comme sur les fruits. >> Et Loisel, dans ses Institutes coutumières, en fait une règle de droit qu'il formule ainsi :

« Les grains et biens meubles d'un fermier et locataire << sont taisiblement obligés pour les moissons et loyers du << propriétaire. »2

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261. Les législations modernes admettent, comme la nôtre, le privilège du bailleur; comme la nôtre, elles répudient la distinction romaine entre le bail à loyer et le bail à ferme, et, même dans le cas de bail à ferme, décident que les meubles apportés par le fermier servent de gage au bailleur, au même titre que les récoltes.

Mais une grande diversité règne parmi elles quant à l'étendue de la créance privilégiée.

Le Code civil du Bas-Canada (article 209) admet le privilège pour tous les loyers échus et à échoir, si le bail est authentique ; et, s'il n'est pas authentique, pour trois termes échus et ce qui reste de l'année courante.

La loi belge du 16 décembre 1851 (article 20) l'admet pour deux années échues, s'il s'agit d'une maison, trois années échues, s'il s'agit d'une ferme, l'année courante, et celle qui suivra ; et même, si le bail est authentique ou s'il a date certaine, pour tout ce qui est à échoir.

1 Du Louage, Part. IV, Chap. I, no 228.

Liv. III, Tit. VI, Règle 7.

Le Code civil du canton de Fribourg (article 1629) reconnaît au bailleur un privilège pour les loyers et fermages arriérés, et ce qui est à échoir de l'année courante.

Le Code civil hollandais (article 1189) déclare privilégiés les loyers et fermages échus depuis trois ans et tout ce qui est dû de l'année courante.

Le Code civil portugais (article 880) accorde le privilège pour la dernière année échue et l'année courante.

Le Code civil italien (article 1958) distingue suivant que le bail a date certaine ou non; dans le premier cas, le privilège s'étend à l'année courante, la précédente et les termes à échoir; dans le second, seulement à l'année courante et la suivante.

Le Code fédéral des obligations de Suisse (article 294) attribue au bailleur un droit de rétention' pour garantie du loyer de l'année écoulée de l'année courante.

Enfin le Code civil du Japon (article 154, livre De la garantie des créances) donne privilège au bailleur pour le dernier terme échu, le terme courant et le terme à échoir.

Dans un autre ordre d'idées, le Code civil italien contient une disposition intéressante et de nature à favoriser le bail à colonage partiaire. L'article 1958, en même temps qu'il donne un privilège au propriétaire, en donne un aussi au colon, pour garantie des créances qu'il a contre le propriétaire « sur la portion de fruits (à laquelle il a droit) et sur <<< les meubles dont sont garnis le fonds ou la maison don<< née à métairie ».

262. — Nous examinerons, à propos du privilège du bailleur, les diverses questions suivantes :

I. — A quelles personnes appartient ce privilège ;
Sur quels biens il s'exerce;

II.

III. IV.

V.

-

Pour quelles créances il est accordé ;

Dans quelle mesure le bailleur a-t-il le droit de suite;
Comment s'éteint le privilège du bailleur.

'Nous avons dit, dans notre Traité du Droit de Rétention,

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263. — I. A quelles personnes appartient le privilège du bailleur. L'article 2102, 1°, porte que la créance privilégiée est celle des « loyers et fermages des immeubles » : il résulte de ces termes que tout bailleur d'immeubles a droit à ce privilège, mais que le bailleur d'immeubles seul y a droit, point le bailleur de meubles.

Tout bailleur d'immeubles y a droit, disons-nous. Peu importe quelle est la nature de son droit sur l'immeuble qu'il donne à bail, droit de propriété, droit d'usufruit, ou même de location principale: le privilège n'est pas attribué en effet à la qualité de propriétaire de l'immeuble loué, il est donné, comme nous l'avons vu, à raison de la faveur qui s'attache au contrat de bail, des services qu'il rend au preneur et de la faveur que mérite le crédit fait par le bailleur. Le privilège est donc attaché à la créance de tout bailleur, comme on le décidait d'ailleurs dans notre ancien droit,' et, si l'article 2102, 4°, emploie l'expression « pro

priétaire », ce terme n'est qu'énonciatif et s'explique parce que le bailleur est le plus souvent le propriétaire de l'immeuble. Mais cette expression trop étroite est rectifiée par l'article 819 du Code de procédure: ce texte, en organisant la saisie-gagerie, qui n'est autre chose que la mise en mouvement des droits privilégiés du bailleur, accorde le droit de pratiquer cette saisie aux « propriétaires et principaux «< locataires de maisons ou biens ruraux ».?

264. — La formule que nous employons à dessein,

n° 103, que le Code fédéral des Obligations de Suisse donnait un privilège à tout créancier rétenteur.

Ferrière, Sur la Coutume de Paris, II, article 171, n° 28.

* Merlin, RÉPERT., V° Privilèges, Sect. III, § II, no 3; Persil, Régime hypothécaire, I, article 2102, n° 24; Carré et Chauveau, LOIS DE LA PROCÉDURE, VI, Quest. 2793; Troplong, Des Privilè · ges et Hypothèques, I, no 152; Aubry et Rau, III, § 261, texte et note 3, p. 138; Pont, Des Privilèges et Hypothèques, I, no 117; Martou, Des Privilèges et Hypothèques, II, n° 388; Laurent, XXIX, no 382. - Compar. Metz, 8 décembre 1869, Dalloz, 70, II, 139.

<< tout bailleur d'immeubles a droit au privilège de l'article « 2102 », indique l'opinion que nous allons adopter sur une question controversée: le bailleur d'un terrain sur lequel il n'y a pas de construction, un herbage, une prairie, un terrain vague, a-t-il un privilège sur les meubles du preneur de ce terrain, s'il s'agit d'un herbage ou d'une prairie, sur les bestiaux que le preneur y a mis pour paître les herbes, et, s'il s'agit d'un terrain vague, sur les constructions légères que le locataire a pu y élever?

Pour soutenir la négative, voici comment s'exprime un arrêt de Bourges, rendu à propos du bail de terres détachées :

<< Attendu que l'article 2102, C. civ., distingue le loca<<teur d'immeubles ruraux comprenant des bâtiments de << ferme, du locateur des mêmes immeubles sans bâti<<ments; qu'au premier il accorde un double privilège por<< tant: 4° sur les meubles qui garnissent la ferme et sur << tout ce qui sert à l'exploitation rurale; 2° qu'il limite au << contraire le privilège du second à ses fruits et récoltes;

« Qu'il s'en suit que le bailleur d'un pré d'embauche sans << bâtiments de ferme, c'est-à-dire d'un pré dont l'herbe, au << lieu d'être fauchée, est mangée sur pied par des bestiaux << qui y sont placés, du mois d'avril au mois d'octobre, n'a << de privilège que sur la récolte; qu'étendre ce privilège << aux animaux qui y sont placés, serait violer la règle que <«<les privilèges sont de droit strict et de stricte interpréta<«<tion, et qu'en outre la signification de l'expression garnit << serait singulièrement altérée si on l'appliquait aux << bestiaux qui pâturent dans un pré;

«Attendu que les principes de la matière confirment cette << stricte interprétation; le mobilier de la ferme et tout ce << qui sert à l'exploitation rurale constituent en effet la ga<< rantie du bailleur, en vertu du gage tacite qui résulte de «la nature de la convention; or ce gage tacite ne saurait << se rencontrer dans la convention de louage d'un pré d'em<<bauche, les animaux qui y sont placés étant destinés à « être vendus, et le locataire pouvant à son gré, selon son

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