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nous, qu'elle n'a pas trouvé de partisans: on ne comprendrait pas en effet que la loi accordât un privilège au bailleur pour l'avenir, et le lui refusât pour le présent. Il n'y a aucune fraude à craindre pour la jouissance actuelle du preneur, et c'est celle-là dont le caractère est le plus favorable, puisqu'elle s'exerce au moment même où l'étendue du droit du bailleur est mise en discussion.

314. Un second système, imaginé par M. Mourlon,' ne nous paraît pas plus soutenable que le précédent, car il fait trop bon marché du texte de l'article 2102. Du reste M. Mourlon ne s'illusionne pas sur l'impossibilité de concilier son opinion avec le texte qu'elle a pour but d'interpréter: « C'est le mauvais côté de ce système, dit-il. » Et ailleurs : « Le texte y répugne si énergiquement qu'elle sera << difficilement admise. » Ses prévisions se sont réalisées, et on ne l'a pas suivi dans cette interprétation trop hardie.

Il propose en effet d'entendre ces mots, « une année à << partir de l'expiration de l'année courante », comme si le législateur avait dit « quatre termes, un sur l'année cou<«<rante, trois sur l'année à partir de l'année courante ». Il fait remarquer que c'était le système du Châtelet de Paris; que rien dans les travaux préparatoires ne montre l'intention du législateur de modifier ce système ; que les autres procédés d'interprétation sont illogiques et contraires au but de la loi, qui est de protéger les tiers dans le passé, sauf le système de M. Grenier, qui est « absurde »>, mais qui devra l'emporter si on rejette celui-ci : « entre l'arbitraire et << l'absurde légalement démontré il n'y a point à balancer: « c'est l'absurde qui l'emporte. >>

Les objections abondent contre ce système: l'une d'abord, qui suffit à elle seule, est qu'il est impossible de parler de « termes » là où la loi a parlé « d'années », et, quand la loi dit «< une année », de dire que cette année devra être prise sur deux années; la seconde, que M. Mourlon ne pa

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Exam. crit. du comment. de M. Troplong, I, no 101

raît pas avoir prévue, est que l'expression de « termes », admissible dans la jurisprudence du Châtelet, s'agissant des coutumes de Paris, où les loyers s'acquittaient en quatre termes, ne peut être employée pour toute la France où le mot «< terme » a un sens très variable. L'année de loyer ou fermage se paie, d'après les usages locaux, tantôt en quatre termes, tantôt en trois, tantôt en deux, et il était impossible d'employer dans le Code un mot ayant des acceptions aussi diverses.

315. Il faut donc choisir entre les deux derniers systèmes d'interprétation, l'un qui accorde le privilège pour l'année courante et une année dans l'avenir, l'autre, que nous allons proposer, qui le donne en outre, dans le passé, pour toutes les années échues.

Pour soutenir que le privilège doit être restreint à l'année courante et à une année dans l'avenir, et qu'il ne convient pas de l'étendre aux années échues, on invoque d'abord la lettre même de l'article 2402, qui accorde le privilège « pour <«< une année à partir de l'expiration de l'année courante », sans parler des années échues. On ajoute que la discussion de l'article 2102 au Conseil d'Etat confirme cette interprétation: M. Treilhard y déclare formellement «< que la section <<< aurait craint de donner ouverture à la collusion si elle eût << attaché cet effet aux baux qui n'ont pas une date certaine << pour un temps plus long que l'espace d'une année »,1 et il ajoute que la fraude pourra consister dans l'exagération du prix du bail, et cette fraude serait redoutable, dit-on, si toutes les années échues étaient privilégiées.'

316. Nous croyons, avec le quatrième système, que l'article 2402, 1°, doit être interprété en ce sens que le privilège n'est pas réduit pour le passé, au cas de bail n'ayant pas date certaine, mais qu'il est seulement limité pour l'avenir à l'année qui suit l'année courante; quant à cette

1 Fenet, XV, p. 352.

Valette, Des Privilèges et Hypothèques, no 63; Pont, Des Privilèges et Hypothèques, 1, no 127.

dernière année, elle est certainement privilégiée, ainsi que nous l'avons établi.1

Cette opinion, généralement adoptée, se recommande d'abord par son caractère équitable: il est juste que l'on prenne des précautions, dans l'intérêt de la masse des créanciers, contre l'exagération de l'étendue du bail dans l'avenir, lorsqu'il n'a pas date certaine, car sa longue durée a pu ne lui être donnée que pour enlever le gage des créanciers, mais il serait excessif d'exiger la certitude de la date lorsqu'il s'agit des années passées. Pour celles-là, qu'il s'agisse du bail ayant date certaine ou non, comme le fait matériel de la jouissance passée est toujours facile à établir, un bail fictif n'est point à craindre; l'exagération du prix du bail ne constitue pas un danger sérieux, la valeur locative d'un bien peut toujours être établie, et l'article 1167 suffit pour protéger les créanciers contre une fraude de ce genre; enfin, si l'on redoute que le bailleur et le preneur ne s'entendent pour faire disparaître les quittances de termes qui auraient été payés, ce danger est le même que le bail soit authentique, qu'il ait date certaine, ou qu'il soit purement verbal.

Ces motifs permettent de voir comment les rédacteurs du Code ont procédé dans l'article 2102: après avoir indiqué que le bailleur était privilégié pour le passé et pour l'avenir, quand le bail a date certaine, ils limitent le privilège dans le cas contraire à une année dans l'avenir, sans parler ni de l'année courante, ni des années échues; pour celles-là, il était inutile d'en parler, aucune distinction ne devant être faite, en ce qui les concernait, entre les baux qui ont et ceux qui n'ont pas date certaine.

On peut ajouter en ce sens que les articles 819 et 820 du Code de procédure, en parlant des « loyers et fermages << échus, des loyers et fermages dus», pour lesquels le bailleur peut saisir-gager, ne font aucune différence entre

1 Suprà, n° 313.

le bail qui a et celui qui n'a pas date certaine, ce qui suppose que pour l'un comme pour l'autre le privilège existe, indistinctement, pour tout le passé.'

317. — A quelle époque faut-il que le bail ait acquis date certaine pour que le bailleur puisse invoquer le privilège qui lui est donné, au cas de date certaine, par l'article 2102 ?

Posons d'abord en principe que la faillite, ou l'admission à la liquidation judiciaire, ne portent pas atteinte au privilège du bailleur. Il en est différemment, comme nous le dirons, pour le privilège du vendeur d'effets mobiliers: mais le privilège du bailleur reste intact dans ces deux hypothèses, et cela lors même qu'il eût été, en principe, primé par le privilège du vendeur.'

Ceci posé, il faut, pour répondre à notre question, à quelle époque le bail doit avoir acquis date certaine, distinguer entre la faillite et la déconfiture du preneur.

La faillite est déclarée par jugement, et il est certain que si le bail n'a acquis date certaine qu'après le jugement déclaratif, il est trop tard, et le bailleur n'aura de privilège que dans les termes du paragraphe 2, pour « une année à partir << de l'expiration de l'année courante ». En effet, au moment où le bail a acquis date certaine, le failli était dessaisi de l'administration de ses biens, la situation des créanciers était fixée d'une manière définitive, et, de même que l'article 448 du Code de commerce ne permet plus, après cette

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1 Cassation, 28 juillet 1824, Sirey, c. N., VII, I, 505; Cassation, 6 mai 1835, Sirey, 35, 1, 433; Grenoble, 28 décembre 1838, Sirey, 39, II, 356; Douai, 29 août 1842, Sirey, 43, II, 416; Lyon, 28 avril 1847, Sirey, 48, II, 129; et Dalloz, 48, II, 86; Metz, 6 janvier 1859, Sirey, 59, II, 129, et Dalloz, 59, 11, 8. Duranton, XIX, no 92; Troplong, Des Privilèges et Hypothèques, I, n° 156; Demangeat, sur Bravard-Veyrières, V, p. 140, Note; Latailhède, Note, Sirey, 1859, II, 129; Aubry et Rau, III, § 261, texte et note 27, p. 143– 144; Baudry-Lacantinerie el de Loynes, Des Privilèges et Hypothèques, 1, no 405.

* Infrà, no 421 1.

Cassation, 18 février 1895, Dalloz, 95, I, 230; France judiciaire, 95, 298; et Pandectes françaises, 95, I, 377.

date, l'inscription des privilèges et hypothèques valablement acquis, de même il ne peut plus être permis au bailleur d'étendre son privilège en donnant au bail la date certaine qui lui manque.

Mais la Cour de cassation est allée plus loin, et elle a décidé que le bail serait encore traité comme n'ayant pas date certaine s'il n'acquérait cette date certaine qu'après l'époque fixée pour la cessation des paiements, et qu'à ce moment le bailleur connût la situation des affaires du. preneur:

<< Attendu, dit cet arrêt, que si les privilèges, suivant la « définition générale de la loi, ont pour principe originel la qualité des créances, la loi subordonne l'existence du << privilège du locateur, en tant qu'il couvre tous les loyers << échus et à échoir, à une condition particulière, savoir: << que le bail ait acquis date certaine ; que l'enregistrement << du bail est ainsi pour le locateur un moyen d'obtenir << l'extension de son privilège, et que l'emploi de ce moyen << ne saurait être laissé à sa discrétion en tout état de cause, << et même après la connaissance qu'il aurait eue de la ces<<sation de paiements du locataire; que dans ce dernier << cas l'enregistrement du bail, par le fait du locateur, de« vrait être déclaré sans effet au regard de la masse de la << faillite. >>1

318. Nous ne pouvons admettre cette solution, et voici, à notre avis, celle qui devrait être adoptée: la simple connaissance de la cessation de paiements acquise par le bailleur, au moment où le bail a reçu date certaine, n'empêche pas ce bail de produire tous les effets attachés par l'article 2102 au bail ayant date certaine; et il n'en sera différemment que si le bail est frauduleux, auquel cas il sera annulé par application de l'article 447 du Code de

commerce.

Cette solution nous paraît résulter de la combinaison des articles 447 et 448 du Code de commerce: s'agit-il d'une

Cassation, 2 mars 1869, Sirey, 70, I, 173, et Dalloz, 69, 1, 473.

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