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Ajoutons que les parties ne pourraient valablement convenir que le vendeur exercera son privilège malgré la revente et la livraison des meubles par lui vendus : c'est la loi seule qui peut, non seulement créer les privilèges, mais en fixer les conditions d'exercice, et la convention des parties, qui serait impuissante à créer un privilège, l'est également à en étendre les bases.1

389. Si les meubles grevés du privilège du vendeur sont revendus, mais non livrés au nouvel acquéreur, le vendeur primitif peut-il néanmoins les saisir et les faire vendre, pour exercer son privilège sur le prix à provenir de cette vente?

L'opinion généralement adoptée, et à laquelle nous nous rallions, enseigne l'affirmative; mais elle est combattue par MM. Aubry et Rau et Laurent, pour lesquels le seul fait de la revente empêcherait la saisie du vendeur primitif:

<< Cette doctrine (la doctrime commune), disent MM. Aubry <<et Rau, nous paraît contraire aux principes du Code Na<«<poléon sur la transmission de la propriété mobilière. D'a<< près ces principes, la propriété des meubles corporels se << transfère par le seul effet de la convention, sauf seulement <<< les droits des tiers possesseurs ou des créanciers nantis. «Les autres créanciers ne sont pas autorisés à frapper de << saisie les meubles vendus par leur débiteur, bien qu'il ne << les ait pas encore livrés ; et quand de fait ils les ont fait << saisir, l'acheteur peut en poursuivre la revendication. Cela «<étant, il faudrait, pour permettre au premier vendeur de << saisir, au préjudice d'un second acheteur, les meubles par << lui vendus, attribuer à son privilège un véritable droit de << suite, sans lequel il n'y a point d'action possible contre «< cet acheteur, devenu propriétaire indépendamment de << toute tradition. En vain argumente-t-on des termes de la <«<loi, s'ils sont encore en la possession de l'acheteur, pour << dire que la vente ne peut, par elle-même, porter atteinte

1 Cassation, 4 août 1852, Dalloz, 52, I, 297.

<< au privilège du vendeur, privilège qui subsiste dans toute << son énergie, tant que les objets qui y sont soumis restent << dans la possession du premier acquéreur. Cette argu<<mentation prend le texte de la loi au rebours de son es<< prit. En effet, il s'agit ici d'une condition restrictive de << l'existence du privilège, et, de ce que son maintien est << subordonné à la condition que l'acheteur reste possesseur << des objets qui y sont soumis, il n'en résulte pas le moins << du monde que, malgré la revente de ces objets, le privi«<lège continue de subsister avec tous ses effets, tant que << l'acheteur qui les a revendus ne s'en est pas dessaisi. « D'ailleurs, en cas de revente, le premier acheteur a-t-il << bien encore, au regard du second, la possession dans le << sens de l'article 2102? En vain aussi objecte-t-on que la << translation de la possession d'un meuble peut seule faire

disparaître les droits antérieurement acquis à des tiers. << Cette proposition est exacte, sans doute, en tant qu'il s'agit << de droits qui, comme la propriété ou le nantissement, << ont un caractère plus ou moins prononcé de réalité ; << mais quand on l'applique au privilège du vendeur, on fait « une véritable pétition de principes, puisque la question << est précisément de savoir si ce privilège a la vertu d'une << affectation réelle, et si par suite il l'emportera sur le droit << de propriété de l'acheteur par cela seul que ce dernier << ne sera point encore en possession effective... »1

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390. Ce système nous paraît contraire à la fois au texte de l'article 2102 et aux effets juridiques qui s'attachent, d'un côté, au privilège du vendeur, et, de l'autre, aux effets de la possession en matière mobilière.

L'article 2402, 4o, porte que le vendeur a privilège pour le prix d'effets mobiliers non payés, « s'ils sont encore en la « possession du débiteur ». Prises à la lettre, ces expressions signifient deux choses: la première, que le privilège est perdu par la dépossession du débiteur, et la seconde, qu'il

' III, § 261, texte et note 62, p. 153-154. Sic Laurent, XXIX, n° 479.

existe tant que durera sa possession : et c'est arbitrairement que l'opinion que nous combattons restreint à la première de ces propositions la portée de notre texte.

La loi ainsi entendue est en harmonie avec le caractère de réalité du privilège du vendeur, caractère qui nous paraît difficilement contestable en présence du droit de revendication que la loi lui donne, au moins dans le cas où la vente a été faite sans terme. La pensée très simple qui se dégage, à notre avis, de l'article 2102, 4°, est la suivante: tant que l'acheteur primitif est encore en possession de l'objet par lui acheté, le vendeur pourra exercer son privilège, quel que soit le caractère de la vente par lui faite ; et, de plus, si la vente a été faite sans terme, il pourra, en agissant dans la huitaine de la livraison par lui faite, empêcher la revente de cet objet, du moment où il est encore en la possession de l'acheteur.

Cette solution est conforme aux règles qui gouvernent la propriété mobilière: le privilège du vendeur ne doit s'arrêter que devant l'application de l'article 2279, c'est-à-dire devant la dépossession du débiteur, qui seule peut créer au profit des tiers un droit sur le meuble à propos duquel ils ont traité. En matière mobilière, ce n'est pas par l'effet des contrats, mais par le résultat de la possession de bonne foi que le droit de propriété se trouve définitivement à l'abri des droits réels antérieurement concédés.'

391. Si l'objet est revendu et livré au nouvel acquéreur, mais que le prix en soit encore dû par celui-ci, le vendeur pourra-t-il exercer son droit de préférence sur ce prix à l'encontre des autres créanciers de l'acheteur primitif?

La question est très discutée, et, pour soutenir que le

'Troplong, Des Privilèges et Hypothèques, I, n° 184; Valette, Des Privilèges et Hypothèques, n° 85; Mourlon, Exam. crit. du Comment. de M. Troplong, I, n° 115; Pont, Des Privilèges et Hypothèques, I, n° 151; Martou, Des Privilèges et Hypothèques, II, no 474; Colmet de Santerre, IX, no 32 bis II; Baudry-Lacanținerie et de Loynes, Des Privilèges et Hypothèques, 1, no 495.

privilège du vendeur n'existe plus, voici comment on raisonne. La seule chose que la loi soumette à l'exercice du privilège du vendeur, ce sont les « effets mobiliers », et non le prix provenant de la vente qu'en a faite le débiteur: on ne peut donc étendre le privilège à ce prix. Sans doute la préférence sur le prix n'est qu'un effet du droit sur la chose, mais, du moment où le droit sur la chose a disparu, la préférence qui n'en est qu'une conséquence doit aussi disparaître.1

Nous croyons au contraire que le vendeur aura un droit de préférence sur le prix, comme nous l'avons admis déjà pour le créancier à raison de frais de conservation de la chose,' et à la différence de ce qui doit être décidé, à notre avis du moins, pour le privilège du bailleur.'

En donnant un privilège au vendeur sur les effets mobiliers par lui vendus, la loi a pour but de lui assurer un droit de préférence sur le prix de ces objets, et personne ne doute que cette préférence lui appartiendra non seulement sur le prix des meubles vendus à la suite d'une saisie pratiquée par le vendeur ou par un autre créancier, mais aussi dans le cas où la vente a eu lieu à la requête d'un syndic, d'un curateur ou d'un héritier bénéficiaire: or il importe peu que la vente ait eu lieu dans ces conditions, ou qu'elle ait été faite à l'amiable par le débiteur, c'est toujours une vente, c'est-à-dire une transformation des meubles en deniers, et le droit de préférence doit exister dans tous les cas sur ces deniers, qui représentent les meubles grevés du privilège.

Sans doute, l'article 2102 porte que le privilège n'existe que si les meubles vendus sont encore « en la possession du « débiteur », mais cela ne signifie qu'une chose: c'est que,

1 Nancy, 2 mars 1850, Sirey, 50, II, 285, et Dalloz, 50, II, 122. - Persil, Régime hypothécaire, article 2102, § IV, n° 1; Valette, Des Privilèges et Hypothèques, n° 86; Martou, Des Privilèges et Hypothèques, II, no 475.

* Suprà, no 379.

3 Suprà, no 354.

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si les meubles sont possédés par un tiers de bonne foi, le privilège cessera d'exister. Ces expressions ne veulent nullement dire que le privilège disparaît quand les meubles sont convertis en deniers par le débiteur, ses créanciers ou ses représentants légaux : c'est à ce moment au contraire qu'il produit ses effets par l'exercice du droit de préférence qui est son but final.

D'ailleurs, et c'est là surtout le motif de décision, le privilège du vendeur a principalement pour base l'augmentation de valeur procurée au patrimoine du débiteur. Or, de quelque manière que le prix de la chose vendue soit réalisé, ce prix n'en représente pas moins un objet sorti du patrimoine du vendeur pour entrer dans celui de l'acheteur, et il n'est juste dans aucun cas qu'il aille enrichir les autres créanciers, alors que c'est le vendeur qui a procuré cette augmentation de valeur.

C'est ce que disait très bien la cour de Rouen, dans ses observations sur le projet de réforme hypothécaire de 4844: « Ce prix, à l'égard du vendeur primitif, tient évidemment << lieu de la chose, et partant l'équité veut qu'il reste, comme <«<elle, affecté à son privilège. » Elle concluait en conséquence à ce qu'on ajoutât à ces mots du texte « le prix d'ef<«< fets mobiliers non payés, s'ils sont encore en la posses<<sion du débiteur », ceux-ci : « ou si le prix de la revente « qui en aurait été faite est encore dû et qu'il s'agisse de le « distribuer. »>1

L'addition proposée n'a point été faite, mais il n'en faut pas moins interpréter en ce sens le texte de l'article 2402.* 392. Nous croyons toutefois qu'il ne faut pas aller

1 Docum. relat. au régim. hypothéc., III, n° 316.

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Paris, 8 février 1834, Dalloz, RÉPERT., V° Privilèges et Hypothèques, no 338 1°; Caen, 8 août 1865, Sirey, 66, II, 224; Riom, 20 mars 1879, Dalloz, 80, II, 4. Mourlon, Exam. crit. du Comment. de M. Troplong, I, no 119; Aubry et Rau, III, § 261, texte et note 63, p. 154-155; Pont, Des Privilèges et Hypothèques, 1, n° 149; Colmet de Santerre, IX, no 32 bis III; Laurent, XXIX, n° 480; Thézard, Du Nantissement, Des Privilèges et Hypothè

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