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LES MÉMOIRES DE MADAME D'ÉPINAY 1.

On a prétendu que chacun pourrait à la rigueur écrire un roman, un seul; ce serait le sien, c'est-à-dire l'histoire de sa jeunesse, de ses espérances, de ses amours, embellis par le souvenir, et surtout par le regret. En effet, il faudrait être d'une froideur bien exceptionnelle, pour ne pas animer un peu son style, en parlant de son héros, quand l'amour-propre le rend, pour nous au moins, si attrayant; or, quand on s'intéresse soi-même à son sujet, on y intéresse toujours les autres, pourvu qu'on sache ménager les convenances et se parer habilement de quelques dehors de modestie. Plusieurs des romans les plus célèbres ne sont que des portraits de l'auteur, peint et idéalisé par lui-même. Il n'est pas nécessaire d'être Chateaubriand, Benjamin Constant ou Sénancourt, d'écrire René, Adolphe ou Obermann. Le talent est ici un luxe qui ne gâte rien, mais qui n'est point indispensable; madame d'Épinay en est la preuve. Elle a voulu écrire un roman, celui de madame d'Épinay, l'histoire de ses amours avec Francueil et avec Grimm, de ses démêlés avec son mari, avec Duclos et Jean-Jacques Rousseau. Certes, elle ne sait guère ce que c'est que de faire un livre; elle compose mal, elle écrit médiocrement, sans aucune qualité particulière; et néanmoins, elle nous a laissé un récit attachant et curieux. Elle n'avait pas d'imagination, nous dit son premier éditeur; je crois qu'une femme en a toujours un peu, dans la situation où s'était mise madame d'Épinay; quand elle parle de ses amants et de son mari, il est à craindre même qu'elle n'en ait trop. Au reste, ce genre de talent ne manque pas davantage, pour l'ordinaire, aux hommes qui écrivent leur propre biographie; de graves écrivains de Mémoires ne nous ont-ils pas ainsi révélé une facilité d'illusion rétrospective, et une puissance d'imagination que leurs écrits antérieurs n'auraient jamais fait soupçonner?

Ces Mémoires, ai-je dit, sont un roman; c'est, en effet, sous ce nom que ce livre est désigné par Grimm lui-même, dans la liste des ouvrages dont madame d'Épinay, en mourant, lui avait légué les manus

1. Nouvelle et complète édition publiée avec des notes, des éclaircissements et des pièces inédites, par M. PAUL BOIteau. Paris, 2 beaux vol.

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crits. «Elle a laissé, dit-il, un long roman, » et il faut l'en croire sur ce point, car nul ne semblait plus intéressé à ce que ce roman fût de l'histoire. C'est l'apologie plus ou moins convaincante de Grimm, une réponse aux imputations de Rousseau. Quelle est donc dans ce livre la part de la fiction? Ce sont d'abord des omissions. Quoique ces mémoires contiennent des aveux qui semblent un peu durs à faire, il n'en est pas moins vrai qu'on y trouve supprimés quelques faits avérés et assez essentiels. Par exemple, madame d'Épinay nous raconte avec mélancolie une période de sa vie, où sa santé était atteinte, où son mari la délaissait, « prenant très-peu de part à ce qui se passait chez lui1. » Bien peu, en effet, car ce fut à cette date que des amours de Francueil et de madame d'Épinay naquit un fils dont la naissance fut tenue secrète, et qui devint évêque de Soissons sous l'empire. Ce fait nous a été révélé par les mémoires de madame Sand, petite-fille de Francueil, comme chacun sait; et c'est ainsi que s'explique une phrase des Confessions 2, inintelligible jusqu'alors, et qui prouve tout à la fois la véracité et la discrétion de Jean-Jacques, même à l'égard de ceux dont il croyait avoir à se plaindre. Ainsi, bien qu'assurément madame d'Épinay ne se soit pas bornée à se peindre en buste, comme mademoiselle de Launay, il est évident qu'elle n'a pas tout dit, même tout ce qui se rapportait à cette confession si ample d'ailleurs; on conçoit que des raisons de famille aient fait obstacle à une entière sincérité.

Ce qui appartient plus décidément encore à la fiction, c'est la forme même de ce récit. Dans le manuscrit de madame d'Épinay, tous les principaux personnages sont déguisés par des noms d'emprunt, presque tous fort transparents. Le premier éditeur, M. Brunet, n'a pas hésité à rétablir les plus importants des noms réels, lesquels, d'ailleurs, se révélaient assez d'eux-mêmes. M. Paul Boiteau vient de compléter cette clef des Mémoires, et il a découvert quelques personnages secondaires de la société d'alors sous les pseudonymes dont l'auteur avait jugé à propos de les affubler. D'autres enfin sont des personnages de pure invention, et, entre autres, un prétendu tuteur, beaucoup plus accommodant et moins sévère que ne le sont d'ordinaire les tuteurs de romans, et qui est censé avoir recueilli les récits divers et les lettres dont ces mémoires se composent. Cette forme avait bien son avantage. Si Sully lui-même, par une faiblesse d'amour-propre qui s'explique peu chez un homme si grave, a trouvé ingénieux de mettre ses mémoires dans la bouche de ses secrétaires,

1. Tome 1, p. 413.

2. Édit. de 1818, t. II, p. 276.

et de se faire ainsi louer en face par ces confidents obligés, madame d'Épinay devait aussi trouver son compte à mettre sa propre histoire dans la bouche de ce tuteur supposé. C'était le moyen de faire dire d'elle-même toutes sortes de choses flatteuses, qu'elle n'eût pas sans doute osé écrire, si elle eût parlé d'elle à la première personne. << J'ai connu peu d'âmes aussi intéressantes à suivre que celle de madame d'Épinay,» nous dit l'obligeant tuteur. Il serait peut-être plus pardonnable de dire cela de soi-même, parce qu'il est assez naturel de le penser. Mais se le faire dire ainsi par un autre, est un détour qui choque un peu. Tout cela ne demandait pas de grands efforts d'imagination. Madame d'Épinay ne s'est mise décidément en frais d'invention, et d'une façon assez malencontreuse, que dans la conclusion de ses Mémoires; car il leur fallait une fin. « Grimm, dit M. Boiteau, devenait aveugle, et son amie le soignait en sœur de charité. » M. Buiteau juge, comme a fait le premier éditeur, que cette fin était inutile à reproduire. Il a raison. Ce qui fait l'intérêt de ce roman, c'est la partie historique, qu'il est aisé de détacher du reste. Malheureusement, on se demande ici encore si madame d'Épinay n'altère pas quelque peu les faits et même les documents qu'elle cite, et si ce n'est pas là qu'elle dépense l'imagination qu'elle a si fort économisée d'ailleurs dans son style.

Et d'abord ses lettres à Rousseau, comme les réponses qu'il lui adresse, ne sont pas telles dans les Mémoires de madame d'Épinay qu'on les trouve dans la correspondance de Jean-Jacques. Tout porte à croire que les infidélités, assez insignifiantes d'ailleurs, ne sont pas imputables à Rousseau; on peut lui faire bien des reproches; mais il est, je crois, difficile de suspecter sa sincérité et sa bonne foi. Madame d'Épinay elle-même la constate, ce me semble, en bien des points de ses Mémoires, que M. Boiteau a relevés avec beaucoup d'à-propos, et ce qui prouve qu'elle croyait à la loyauté de Jean-Jacques, même après leur rupture, c'est une lettre adressée par elle en 1774 à M. de Sartine, lieutenant de police, auquel elle se plaint que Jean-Jacques ait lu à trois amis une partie des

1. Tome I, p. 34.

2. Il est bien vrai pourtant que Grimm fut menacé de cécité. Diderot nous l'apprend dans une lettre à mademoiselle Voland (28 juillet 1762), et il ajoute: « Gardez-vous de me dire du mal de l'homme de mon cœur; » ce qui prouve que mademoiselle Voland jugeait Grinim comme le jugeait JeanJacques, et ce qui n'empêche pas Diderot lui-même de se plaindre en maint endroit de la dureté, des grands airs, des exigences de Grimm, et d'avouer que « Grimm, le plus volontaire de ses amis, le boude de ce qu'il s'émancipe quelquefois à faire sa volonté. » 25 octobre 1761.

Confessions, où elle était, après tout, beaucoup moins compromise que dans ses Mémoires, dont elle fit elle-même plusieurs lectures. Elle demande au lieutenant de police de faire venir Rousseau, et de lui faire promettre de ne pas recommencer. « Si vous lui faites donner sa parole, dit-elle, je crois qu'il la tiendra. » Ce mot suppose une certaine estime.

Mais, outre ces lettres de Rousseau, madame d'Épinay en cite beaucoup d'autres de diverses personnes de sa société, lettres qui ne lui sont pas adressées, et qui toutes tournent plus ou moins à la louange ou à la justification de madame d'Épinay. Comment se les est-elle procurées? Comment se fait-il, en outre, que mademoiselle d'Ette, par exemple, cette demoiselle d'Ette qu'elle nous dépeint comme méchante, se trouve toujours faire l'éloge de madame d'Épinay? Cette correspondance serait peut-être la seule au monde où, dans une société agitée par tant de tracasseries, toutes les lettres se rencontrassent en un point, la gloire ou l'excuse de la personne qui est le centre même de cette société, la cause ou l'objet de toutes ces tracasseries. On peut soupçonner ici qu'usant des priviléges du roman, madame d'Épinay se sera au moins permis quelques modifica

tions.

Néanmoins madame d'Épinay « était vraie sans être franche, » lui disait Jean-Jacques, et la part incontestable de vérité, quì, malgré tout, subsiste, est encore assez considérable pour laisser à son livre l'intérêt d'un témoignage qu'il faut discuter sans doute, mais non récuser, et pour motiver jusqu'à un certain point ce titre de Mémoires qu'on a donné, et qui restera à cet ouvrage.

D'abord elle s'y peint elle-même avec assez de fidélité pour justifier le jugement de Rousseau sur elle : « Elle était aimable, avait de l'esprit, des talents... La nature lui avait donné, avec un tempérament très-exigeant, des qualités excellentes pour en régler ou racheter les écarts. » M. Boiteau ajoute: « Elle avait besoin de direction, et presque de servitude. Son esprit même, porté à la divagation, se régla auprès de l'esprit net et judicieux de Grimm. » Sans aucun doute, cette influence est incontestable, et se fait sentir jusque dans le style. Les mémoires de madame d'Épinay peuvent se diviser en deux parties fort différentes par le ton, et qui se rapportent aux deux périodes essentielles de sa vie : le règne de Francueil, le règne de Grimm.

On a dit que les femmes qui écrivent subissent toujours plus ou moins quelque influence masculine, et on leur a fait une application nouvelle et féroce du mot du Buffon: « Le style, c'est l'homme ! » Rien de plus juste que ce mot brutal appliqué à madame d'Épinay. Fran

BIBLIOGRAPHIE.

cueil, esprit léger, mais doux, bienveillant, nullement dominateur, est d'ailleurs son premier amour; cette partie des Mémoires respire un air sentimental, qui parfois fait sourire, mais qui intéresse toujours. C'est d'ailleurs une chose à remarquer comme le langage de l'amour vieillit vite et nous paraît promptement suranné, même celui d'un amour vrai. C'est assurément un des sentiments les plus naturels, l'un des plus permanents et des plus semblables à luimême, quoi qu'on en dise, à toute époque, et c'est pourtant dans son langage celui qui subit le plus les variations de la mode : son expression change tous les trente ans. Il est rare de lire plusieurs pages, même excellentes, d'un roman quelconque publié vers 1830, sans y trouver quelque expression qui nous semble aussi vieille que les feux et les chaînes du temps de Racine. C'est que, de tous les lieux communs de l'âme humaine, l'amour est celui qui se répète le plus, au moins dans les livres, et qui use le plus promptement son expression. Au temps de madame d'Épinay, il fallait mêler la philosophie au sentiment, comme dans la Nouvelle Héloïse, et ce mélange se retrouve ici dans les scènes les plus passionnées. Aux premières tentatives de Francueil auprès d'elle, madame d'Épinay lui résiste, si on l'en croit, et le rappelle à son devoir; et elle ajoute dans son journal, avec une petite hypocrisie assez aimable : « Je vais m'endormir avec la douceur d'avoir ramené un homme d'honneur à ses principes. » Pas pour longtemps, il est vrai, car nous trouvons un peu plus loin l'aveu de sa défaite, exprimé dans ce style entrecoupé et égaré, qui était de rigueur en situation semblable dans tous les romans d'alors : « Que deviendrai-je? Je voudrais fuir, je voudrais me cacher... Je ne puis prendre de repos. Ah! Francueil, tu m'as perdue. Et tu disais que tu m'aimais! Je ne sais où j'en suis; j'ai trop de trouble pour écrire..... Essayons d'aller respirer dans ces allées, où je rêvais, il y a deux jours, si délicieusement à toi. Jamais la nature ne fut si calme, etc. » Et malgré son trouble qui l'empêche d'écrire, elle n'en poursuit pas moins dans son journal son monologue mi-partie d'amour et de remords. Une passion vraie se mêle pourtant à ces transports un peu concertés. Enfin cette passion s'épuise, par le tort de Francueil, dit-elle. Délaissée par lui, elle a un moment la pensée de se consoler par la religion.. Mais le prêtre qu'elle consulte, lui ayant dit « qu'elle n'avait rien pour être une dévote heureuse, » elle y renonce. Cette façon tout épicurienne de comprendre la religion, non comme une mortification ou comme une règle, mais comme un moyen de bonheur, est bien du dix-huitième siècle. Cette velléité de dévotion écartée, madame d'Épinay reprend son train de vie ordinaire; c'est alors que le règne de Grimm commence.

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