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aux intérêts de l'art et des artistes les principes politiques qui ont toujours été défendus dans la Revue Nationale.

L'Exposition des œuvres exclues par le jury ne s'ouvrira que le 15, nous ne pouvons donc pas encore en parler; mais celle des œuvres admises est ouverte depuis quelques jours, et nous avons déjà pu nous convaincre que la moyenne en est satisfaisante; c'est là une présomption favorable au jury. Cependant, il faut se souvenir que les œuvres exposées n'ont pas toutes passé devant les juges. Les artistes récompensés aux Expositions précédentes par des médailles de re et de 2e classe, n'ont été soumis à aucun examen. Le jury n'a donc pu se permettre cette année les grandes exécutions capitales qui, dans le temps de la querelle des classiques et des romantiques, le faisaient comparer aux tribunaux de la Terreur. C'était l'époque où il refusait les sculptures de Barye, les tableaux de Delacroix, de Rousseau, de Corot, de Daubigny. Le temps de ces luttes est passé; les artistes auxquels on voulait fermer le Salon y entrent maintenant de plainpied, par droit de conquête. Malheureusement, à côté des grands artistes que leurs médailles mettent à l'abri des sévérités académiques, il en est d'autres qui se sont glissés par la même porte sans qu'on sache pourquoi ni comment. Si vous apercevez, en parcourant le Salon, quelque toile qui fait tache au milieu des autres, vous êtes porté à accuser le jury d'un excès d'indulgence; mais ouvrez le livret, vous verrez que, neuf fois sur dix, les œuvres de ce genre appartiennent à des exempts. On est obligé d'en conclure que les distinctions officielles peuvent quelquefois s'égarer, et on se demande si l'opinion publique, appelée pour la première fois à contrôler les décrets du jury d'admission, ne pourrait pas aussi être admise à se prononcer sur la distribution des récompenses.

Pour nous, qui croyons au droit absolu de l'opinion publique, et qui défendons l'autonomie sous toutes ses formes, la question n'est pas difficile à résoudre, et voici ce que nous proposerions, si notre voix avait quelque chance d'être écoutée: Nous demandons que les artistes exposants désignent ceux d'entre eux qui méritent les récompenses, dont le nombre aura été fixé avant le vote. Sans doute, il y aura des voix perdues; chacun se désignera lui-même, on peut s'y attendre; mais le nom de Thémistocle sera sur toutes les listes, et l'addition des votes représentera la justice. Les œuvres récompensées seront réunies, après l'exposition générale, dans une salle d'honneur où le grand public, le juge en dernier ressort, pourra les contempler. Les artistes qui auront été ainsi honorés des suffrages de leurs rivaux seront un jury d'admission tout trouvé pour l'Exposition de l'année prochaine; car nous espérons bien qu'on rétablira

enfin les Expositions annuelles que les artistes réclament depuis si longtemps.

Un jury ainsi composé serait l'expression exacte de l'opinion publique. Il serait utile qu'elle se subdivisàt en catégories, pour qu'il y eût plus de certitude de compétence; on n'entendrait plus les peintres se plaindre d'avoir été jugés par des architectes, et réciproquement. Les juges ne devraient se récuser sous aucun prétexte; mais, comme la fatigue pourrait nuire à leur lucidité, la durée de leurs opérations devrait être en rapport avec le nombre des travaux présentés; car lorsqu'on a, comme le jury de cette année, cent œuvres d'art à juger par heure, les erreurs sont inévitables.

Eufin, pour offrir encore plus de garanties aux artistes, nous voudrions qu'au-dessus de ce jury d'admission il y eût une sorte de comité de clémence, chargé d'une révision générale et nommé par le suffrage des artistes au moment même où ils présenteraient leurs œuvres. Ils pourraient y faire entrer et des artistes célèbres qui n'exposent plus, comme MM. Ingres, Jules Dupré, Troyon, etc., et même les membres de l'Institut, qui sont les gardiens de la tradition. On ne craindrait plus que le passé fermât la porte à l'avenir, puisque ce comité pourrait admettre des œuvres repoussées par le jury, mais non pas exclure des œuvres admises. Rien n'obligerait, d'ailleurs, à ne nommer que des artistes: un amateur éclairé comme M. de Luynes, un critique judicieux comme Théophile Gautier seraient d'excellents. juges, peut-être plus favorables à ceux qui cherchent des voies nouvelles que la plupart des artistes célèbres, d'autant plus exclusifs en général qu'ils sont plus convaincus. Un comité formé de tels éléments réunirait toutes les conditions désirables d'impartialité et de bienveillance, et découvrirait sans peine les œuvres dont le mérite aurait pu échapper par hasard à l'attention du jury d'admission.

Mais, par-dessus tout, il faut obtenir que les Expositions deviennent aussi fréquentes que possible. Depuis qu'on les a rendues plus rares, le public s'est habitué à s'en passer, et les artistes, ne pouvant plus lui montrer leurs œuvres qu'à de longs intervalles, sont obligés de se conformer au mauvais goût et aux mesquines exigences des marchands, ou même, ce qui est pis encore, d'aller quêter des travaux dans les antichambres des hauts fonctionnaires. De là cette décadence du grand art, cet oubli des grandes traditions, dont se plaignent périodiquement les discours officiels, sans jamais en chercher ici la cause ni le remède. Pour empêcher notre goût de se corrompre, on ne trouve rien de mieux que de nous faire voir plus rarement des œuvres d'art. On ajoute que les expositions artisti

ques ne doivent pas être des bazars; on craint d'assimiler l'art à l'industrie. Soit; bien qu'au fond de cette crainte il y ait un sentiment aristocratique dont l'industrie pourrait se trouver offensée. Mais quels moyens a-t-on employés pour rendre à l'art cette dignité dont on est si jaloux? Au lieu de multiplier ces concours offerts à l'émulation des artistes, on les a rendus plus rares. On veut, dit-on, décourager les médiocrités; mais les médiocrités ne se découragent pas; elles ne manquent jamais de recommandations influentes, et elles n'hésitent jamais à perdre dans les bureaux le temps que les artistes sérieux consacrent au travail et à l'étude.

Je ne parle pas de ces innombrables copies, commandées chaque année à tous les fruits secs de la peinture, et qui s'entassent dans les corridors et les greniers ministériels; cela peut être considéré comme une annexe du budget de l'assistance. Mais les travaux commandés, les achats d'œuvres d'art, est-on bien sûr qu'ils tombent toujours sur ceux qu'aurait désignés l'opinion publique, si on la consultait quelquefois? Il y a des artistes absolument inconnus, qui ne vivent que de faveurs administratives, tandis que Decamps n'a jamais rien vendu à aucun ministère; si nous avons un petit tableau de lui au Louvre, c'est parce que son possesseur nous l'a donné.

Le jour où le public pourra se plaindre que des nullités obséquieuses et protégées partagent avec les talents sérieux des encouragements dont lui seul fait les frais, il ne tardera pas à regarder l'art comme une superfétation inutile, une des sangsues du budget, et il il sera trop tard alors pour déplorer la décadence du goût et la perte des grandes traditions. Pour que l'art prospère et grandisse, il faut le soustraire à la dépendance de la bureaucratie. Il ne peut vivre et se développer à huis clos; il a besoin d'ardentes acclamations et de nombreuses sympathies. Or, pour que les foules s'intéressent aux belles œuvres, il faut les leur montrer. En voulant que les Expositions reviennent tous les ans, nous ne faisons que réclamer, pour les classes riches, cette extension progressive de l'éducation, que nous demandons tous les jours pour les classes pauvres. Un particulier peut entendre de bonne musique tous les jours de l'année; pourquoi veut-on qu'il ne puisse voir des tableaux et des statues que tous les deux ans? Je sais bien que nous avons le Louvre, mais pour aimer et comprendre les maîtres, il faut une éducation artistique qui manque malheureusement à la foule. Chaque lycéen sort du collège sachant à peine faire un nez et une bouche, et quand il regarde un vieux tableau, il n'y voit que du noir. Devenu homme, il a des photographies pour stéréoscopes, qui suffisent à ses besoins artistiques. Quant à sa femme, elle fait un peu d'aquarelle, mais ne

Tome XIII.- 49° Livraison.

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lui demandez pas d'admirer un Rembrandt, un Titien, ou tout autre peinture jaune. Une foule de gens savent apprécier un bon livre ou une bonne pièce; combien y en a-t-il qui, sachent distinguer un bon tableau d'un mauvais? Et parmi les amateurs eux-mêmes, ces rares amateurs dont on cite les noms, y en a-t-il beaucoup qui achètent des tableaux pour le seul plaisir de les regarder, et non pour revendre un jour leur galerie avec bénéfice?

Cette éducation artistique qui nous manque, les Expositions fréquentes peuvent seules nous la donner. Chaque Exposition attire le public comme un spectacle nouveau; il y a là tout l'attrait de l'imprévu. On s'amuse d'abord des sujets représentés; peu à peu on devient sensible aux qualités artistiques.

Telles sont les observations que j'ai cru pouvoir présenter dans l'intérêt des artistes. Si elles leur paraissent justes, qu'ils le disent et qu'ils le répètent; car il faut faire ses affaires soi-même; on ne gagne rien à rester en tutelle; lorsqu'on veut être émancipé, il faut prouver qu'on est majeur. La mesure émanée de l'Empereur en fournira naturellement l'occasion.

Dans un prochain article, je passerai en revue les œuvres exposées. J'appellerai l'attention du lecteur sur celles qui me semblent les plus remarquables; mais il me sera impossible de parler de toutes les bonnes choses, elles sont trop nombreuses. Quant aux mauvaises, j'aime mieux n'en rien dire, on les remarquera bien assez.

ARISTIDE LEFRANC.

Avant de commencer, nous prierons les lecteurs de la Revue natiotionale de ne point s'inquiéter du nom nouveau qu'ils trouveront inscrit au bas de cette revue des théâtres, au lieu de la signature connue et aimée de M. Paul de Musset. Appelé pour quelque temps à l'étranger, M. de Musset n'a pu remplir envers eux son devoir mensuel; et si nous le remplaçons aujourd'hui, c'est uniquement pour que la chronique dramatique ne subisse pas une plus longue interruption.

Goethe dit quelque part qu'ayant une fois laissé s'accumuler, sans en déchirer même les bandes, les gazettes et les recueils politiques qu'il recevait, il les ouvrit en masse au bout de trois mois, et fut tout étonné de retrouver les événements presque au même point et les questions aussi peu avancées vers leurs solutions, qu'auparavant. Il en est un peu de même aujourd'hui pour le théâtre. Lorsqu'on chemine pédestrement et péniblement sur le sol de la production dramatique, on croit bien discerner par places quelques mouvements de terrain on peut, à la rigueur, prendre des taupinières pour des collines; des ondulations, marquant les bassins de maigres ruisseaux qu'on intitule rivières, peuvent nous sembler des chaînes de montagne. Mais supposez la même route parcourue rapidement en ballon: vu de haut, le terrain se nivelle, les cours d'eau ne tracent plus qu'une mince ligne blanche, les taupinières s'affaissent, et l'œil n'embrasse qu'une immense lande plate, nue et bornée par un cercle de vapeurs uniformément grises.

Ne nous plaignons pas trop, cependant; nous avons eu des périodes plus ternes encore que celle qui vient de s'écouler cet hiver. Du côté de l'Odéon, le rideau de nuages s'est déchiré, nous laissant voir un géant, un colosse, le Dahwalagiri au fond de la plaine SaintDenis. Chose vraiment singulière ! Il s'est trouvé dans Paris, cette ville où, dit-on, l'esprit court les rues sans doute parce qu'on lui ferme les portes des maisons, il s'est trouvé un public assez assidu pour remplir, depuis trois mois, une salle où l'on joue Macbeth! Le directeur a bien eu, il est vrai, la prudence de dissimuler autant que

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