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suivi, au lieu d'être indolent et indifférent, Tahiti se ferait le Singapoure de l'Océanie, tandis qu'elle offre un contraste déplorable avec les colonies anglaises qui l'entourent, contraste que tout lecteur français est profondément peiné de voir constaté dans les impressions de voyage d'un étranger. Au lieu d'en apprécier le côté grave et profitable à notre commerce et à notre influence, nous n'y avons vu qu'une chose, c'est la facilité de mœurs de ses habitants, et nous l'avons nommée la Nouvelle Cythère.

Des îles Marquises nous nous transportons à Valparaiso; il n'existe pas de stations intermédiaires, et, de plus, le temps nous presse.

De toutes les anciennes dépendances espagnoles, la république chilienne jouit, par exception, d'un calme politique parfait aussi centralise-t-elle tout le commerce de ces parages et attire-t-elle un grand nombre d'émigrants. Valparaiso est une belle et grande ville, douée de tous les monuments qui conviennent à un port de son rang; mais ce n'est pas là qu'il faut chercher le Chili: allons jusqu'à Santiago de Chili, capitale de la république; la route est assez pénible, elle gravit et descend rudement les contre-forts des Andes; mais les moyens de transports sont originaux. Qu'on se figure une sorte de cabriolet à deux roues et à deux places, attelé d'une paire de chevaux; six ou huit autres bêtes galopent autour de la voiture, et chemin faisant on les attelle à leur tour à la carriole. L'équipage et le relais marchent sous la conduite d'un postillon à cheval, revêtu du poncho national: un morceau carré d'étoffe de laine, percé au centre d'une ouverture par laquelle sort la tête. Santiago de Chili se présente sous un aspect monumental. Si l'activité commerciale brille à Valparaiso, le mouvement intellectuel anime plus particulièrement la capitale politique de la république; elle a une université dont le président est grand-maître, une bibliothèque de 32,000 volumes, une « Galeria de artes e oficios» dirigée par un Français, une école d'agriculture. Comme il convient à des gens qui ont tous un intérêt dans l'État, les Chiliens sont graves; leur conversation porte presque toujours sur la politique, et lorsqu'ils passent à des sujets différents, ils les traitent avec connaissance de cause et à fond; les femmes, si légères et si nulles dans l'autre partie de l'Amérique espagnole, prennent également un très-vif intérêt aux affaires politiques, ce qui ne les empêche pas d'être fort bonnes musiciennes et de jouer du Beethoven et du Mendelssohn lorsqu'elles reçoivent des Ailemands. De retour à Valparaiso, l'expédition se démembre. Le Dr Scher

Tome XIII.- 50 Livraison.

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zer, celui-là même qui a rédigé l'ouvrage que nous sommes en train de feuilleter, obtint l'autorisation de se rendre à Lima et à Panama et de continuer autant que possible l'œuvre entreprise par l'expédition, de visiter les sujets autrichiens assez répandus dans ces parages. Pendant ce temps la Novara, redescendant vers le Sud, doublerait le cap Horn et retournerait directement en Europe. Gibraltar fut le point de rendez-vous du Dr Scherzer et de la frégate impériale. Laissons donc cette dernière regagner à toutes voiles sa patrie qui pouvait avoir besoin d'elle, et pénétrons dans les terres avec l'intéressant narrateur. Sans le suivre pas à pas dans des contrées plus connues que celles déjà visitées, nous marquerons ici les points principaux de son voyage. D'abord les îles Chinca, situées vis-à-vis de Pisco, en Bolivie. C'est là que se recueille la matière fertilisante par excellence, le guano. Plus de cent vaisseaux attendent dans le port le précieux chargement. Ces îles offrent un aspect triste et nu; cette substance dont quelques parcelles accélèrent ailleurs la végétation, l'empêche ici, précisément par sa trop grande abondance. Le gouvernement péruvien, qui, comme on le sait, s'est réservé le monopole de la vente du guano, en retire un revenu d'environ 12 ou 15,000 piastres. De Callao, un chemin de fer mène en une demi-heure à Lima, la ville la plus importante du Pérou. Un détail singulier nous frappe à notre entrée à Lima: les maisons de chaque quartier sont peintes de couleurs différentes, conformes au plan colorié officiel de la ville; une partie de la ville est toute rouge, l'autre bleu-vif, l'autre vert-pomme; c'est une façon comme une autre de distraire l'œil, et une commodité pour les nouveaux venus qui y trouvent plus de facilité à s'orienter. Ainsi que cela a lieu dans l'Amérique du Sud, les maisons, par crainte de tremblements de terre, sont basses et ne se composent presque toutes que d'un rez-dechaussée; les fenêtres y ferment à peine, car la pluie et le froid sont à peu pres inconnus à Lima. La température moyenne de l'hiver ne descend guère plus bas que de 16 degrés au-dessus de zéro. La domination espagnole a marqué sa trace en de majestueux monuments et en des cathédrales d'un grand style.

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La population de Lima est loin d'avoir atteint le degré d'intelligence et d'activité qui caractérise les Chiliens: le sang indien, mêlé au sang espagnol, n'a pas produit une bonne race; ces métis n'ont qu'une médiocre aptitude au commerce, à l'industrie ou à l'agriculture. Les guerres civiles qui désolent en permanence le pays depuis

1822, époque où le Pérou s'est séparé de l'Espagne, ne témoignent guère de leur intelligence politique. Une observation qu'il est remarquable de trouver dans un ouvrage écrit en 1859, c'est que ces républiques américaines n'ont d'autre issue, pour sortir de leur état déplorable, que de se réunir à la grande nation des États-Unis, ou de se donner à un membre d'une dynastie européenne. Était-il déjà question, à cette époque, de la guerre du Mexique et de l'archiduc Maximilien? Nous n'accompagnerons pas le D' Scherzer dans les colonies d'émigrants allemands, dans le Pérou et dans la Bolivie dont il fait le tableau le plus déplorable, et nous irons le retrouver le 21 juin à Panama. Après une ennuyeuse navigation le long des côtes arides de l'Amérique du Sud, le port de Panama repose agréablement l'œil du voyageur par sa charmante situation, encadrée qu'elle est de vertes collines. La ville par elle-même ne contient guère plus de 9,000 habitants; mais sur la longueur de l'isthme, on compte près de 100,000 nègres et gens de couleur.

On sait que la distance qui sépare Panama sur l'océan Pacifique, d'Aspinwall sur l'Atlantique, n'est que de quarante-cinq milles anglais un chemin de fer réunit ces deux points. Commencé en 1850, il fut terminé en cinq ans : le 27 janvier 1855, une locomotive glissa de l'Océan à l'Océan. La dépense s'élève à plus de cinq millions de dollars. C'est un spectacle bien digne de charmer tout être intelligent, que cette traversée des forêts primitives, encombrées de la végétation exubérante des tropiques. Les vastes éventails de la feuille du palmier piquent leurs pointes jusque par les fenêtres des wagons, qui roulent sous un tunnel de verdure épaisse: la nature travaille sous ce climat avec une telle activité, qu'il faut un entretien incessant pour maintenir la voie praticable, et si le chemin de fer restait abandonné seulement pendant un an, on n'en retrouverait plus trace au bout de ce temps.

A mesure qu'on se rapproche de l'Atlantique, la forêt s'éclaircit, et après avoir traversé le pont de fer de 600 pieds de long, jeté sur le Chagré, on roule sur un sol marécageux qui a dû présenter de grandes difficultés aux ingénieurs. Aspinvall, établi sur une petite île, ne compte que 1,500 habitants: le climat y est malsain, mais la rade est excellente. Il est à regretter que le D' Scherzer n'ait pas consacré à l'isthme de Panama une plus grande place dans sa relation; il ne nous dit rien du projet de canal qui réunirait les deux mers, répétant en Amérique l'admirable entreprise qu'accomplit en

Europe M. de Lesseps; rien non plus du commerce de transit qu'a développé l'établissement du chemin de fer.

A partir de ce moment, le voyage de la Novara est terminé pour nous. Le D' Scherzer retourne en Angleterre, d'où un paquebot l'amène à Gibraltar, et le bâtiment qui le porte arrive au pied de la forteresse anglaise en même temps que la frégate impériale. Il monte à bord de son navire, et l'on se dirige rapidement vers Trieste.

Le résumé succinct et hâté que nous venons de donner ne peut faire connaître que bien imparfaitement le voyage de circumnavigation accompli par la Novara. Nous avons essayé de montrer quelques aspects nouveaux, nous avons consigné des particularités que nous n'avions point rencontrées ailleurs; mais nous avons dû laisser de côté bien des choses dont la connaissance serait précieuse pour les navigateurs et pour les lecteurs curieux. Telles sont les tables relatant la marche des typhons, les cartes de plusieurs points jusqu'ici peu connus, des vocabulaires contenant les mots les plus usuels des langues usitées dans les différentes îles du Pacifique, des spécimens de musique tagale, etc. De nombreux dessins : les uns figurant des paysages exotiques, d'autres des types humains, des instruments, des ustensiles de toutes sortes, accompagnent le texte et permettent de contrôler l'exactitude des descriptions. Mentionnons aussi les documents statistiques fort intéressants pour le commerce, entre autres ceux qui donnent l'indication des articles d'échange les mieux accueillis par les insulaires de l'océan Pacifique.

L'ouvrage dont nous venons de parcourir les trois volumes ne contient, du reste, qu'une partie du tribut que le voyage de la Novara apportera à la science. Une série de publications scientifiques viendra compléter l'œuvre. Les collections nombreuses recueillies par la mission offriront aussi une matière abondante aux observateurs. En considérant l'importance de l'œuvre accomplie, on ne peut qu'applaudir aux paroles prononcées par l'archiduc Maximilien, qui, en recevant les membres de l'expédition à leur retour, leur dit : « Vos noms appartiennent désormais à l'histoire autrichienne! >>

THEOPHILE GAUTIER FILS.

ROMAN EN VERS

PAR ALEXANDRE POUCHKINE.

CHAPITRE V.

I

Cette année-là, l'automne avait duré longtemps; la nature avait attendu l'hiver, et la neige n'était tombée qu'en janvier, dans la nuit du troisième jour. S'étant éveillée de bonne heure, Tatiana aperçut par sa fenêtre la cour toute blanchie, et blanchis aussi, les toits, les haies, les parterres. Elle revit les légers dessins sur les vitres, les arbres dans leur robe d'argent, les pies sautillant gaiement dans la neige, et au loin les collines couvertes d'un tapis moelleux et brillant: Tout est blanc, tout étincelle à l'entour.

II

C'est l'hiver. Le paysan inaugure triomphalement le traînage sur sa charrette à patins. Son bidet, flairant la neige, s'essaye à trottiner plus lestement. Entr'ouvrant un double sillon dans le duvet de neige, une rapide kibitka passe au galop; le cocher, dans sa pelisse serrée par une ceinture rouge, se tient sur son siége, assis de côté; un petit villageois le suit de loin, traînant un chien dans un traîneau dont il est lui-même le cheval. Le polisson s'est déjà gelé un doigt. Il en souffre, et il rit pourtant, et sa mère le menace à travers la fenêtre.

III

Mais on m'assure que les tableaux de ce genre n'attirent pas les lecteurs. Tout cela, dit-on, c'est de la nature vulgaire, qui n'a rien d'élégant. Et pourtant un autre poëte, échauffé par le dieu du Par

1. Voir les 48 et 49° Livraisons.

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