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les chambellans, il accourait pour admirer l'incomparable beauté de sa bru. Quand au lieu de la colombe qu'on lui avait promise, il aperçut une corneille :- Per Baccho! s'écria-t-il, ceci est trop fort. Je savais bien que mon fils était fou; on ne m'avait pas dit qu'il fût aveugle. Est-ce là ce lis incomparable qu'on est allé chercher au bout du monde? cette rose plus fraîche que l'aurore, ce miracle de beauté qui est sorti d'un citron? S'imagine-t-on que je souffrirai cette nouvelle insulte à mes cheveux blancs? Croit-on que je laisserai l'empire des Tours-Vermeilles, ce glorieux héritage de mes ancêtres, à des enfants moricauds? Je ne veux pas que cette guenon entre dans mon palais !

Le prince se jeta aux pieds de son père, et essaya de le fléchir. Le premier ministre, homme de grande expérience, remontra à son maître qu'à la cour, du soir au matin, le blanc devenait noir, le noir devenait blanc; on ne devait pas s'étonner d'une métamorphose toute naturelle et qui cesserait au premier jour. Que pouvait faire le seigneur des Tours-Vermeilles? Il était roi, il était père, à ce double titre toujours habitué à faire la volonté des autres; il céda, et consentit d'assez mauvaise grâce à cette singulière union. La gazette de la cour annonça à tout le royaume l'heureux choix qu'avait fait le prince, et ordonna au bon peuple de se réjouir. La noce fut seulement retardée de huit jours: il ne fallait pas moins pour faire tous les préparatifs de cette grande cérémonie.

On mena la négresse dans de magnifiques appartements; des comtesses se disputèrent l'honneur de lui chausser sa pantoufle, des duchesses obtinrent, non sans peine, le glorieux privilége de lui passer sa chemise; puis on pavoisa la ville et le château de drapeaux de toutes les couleurs; on abattit des murs, on planta des ifs, on sabla des allées; on rhabilla d'anciens discours, on remit à neuf de vieux compliments, on recousut des poëmes et des madrigaux qui avaient déjà traîné partout. Il n'y eut plus dans le royaume qu'un mot d'ordre remercier le prince d'avoir choisi une femme, si digne de lui.

La cuisine ne fut pas oubliée : trois cents marmitons, cent cuisiniers, cinquante maîtres d'hôtels se mirent à l'œuvre, sous la direction du fameux Bouchibus, chef des fourneaux du roi. On tuait des petits cochons, on dépeçait des moutons, on lardait des chapons, on plumait des pigeons, on embrochait des dindons; c'était un massacre universel; il n'y a pas de bonnes fêtes si la basse-cour n'y a sa part.

Au milieu de toute cette agitation, un beau ramier, aux ailes bleuâtres, vint se poser sur une fenêtre de la cuisine; d'une voix douce et plaintive, il chantait en soupirant:

Rou-cou, rou-cou, rou-cou, chef de cuisine,

Dis-moi, que fait le prince avec la sarrazine?

Le grand Bouchibus était trop occupé des affaires publiques pour faire attention au ramage d'un pigeon; mais à la longue il fut étonné d'entendre le langage des oiseaux, et crut bien faire d'annoncer cette merveille à sa nouvelle maîtresse. L'Africaine ne dédaigna pas de descendre à la cuisine; et aussitôt qu'elle eut entendu cette musique, elle ordonna à son maître d'hôtel d'attraper le ramier, et d'en faire un hachis.

Sitôt dit, sitôt fait; le pauvre ramier se laissa prendre sans résistance. En un instant Bouchibus armé de son grand couteau lui coupa la tête, et la jeta dans le jardin. Trois gouttes de sang en tombèrent, et trois jours plus tard, il sortit de terre un beau pied de citron, qui grandit si vite qu'avant le soir il était en fleurs.

Or, il arriva que le Prince, prenant le frais sur son balcon, aperçut ce citronnier qu'il n'avait jamais vu. Il appela le cuisinier et lui demanda qui avait planté ce bel arbre; le récit de Bouchibus intrigua vivement Carlino; aussi ordonna-t-il que sous peine de mort personne ne touchât au citronnier, et qu'on en eût le plus grand soin.

Le lendemain à son réveil le Prince courut au jardin. Il y avait déjà trois citrons sur l'arbre, trois citrons tout pareils à ceux que la Parque avait donnés à notre aventurier. Carlino cueillit ces beaux fruits, et s'enferma à double tour dans ses appartements. D'une main tout émue il emplit d'eau une coupe d'or, garnie de rubis, qui avait appartenu à sa mère, et il ouvrit le couteau qui ne l'avait jamais quitté.

Il fendit le premier citron, la première fée sortit; Carlino la re ́garda à peine, et la laissa s'envoler; il en fut de même de la seconde, mais quand parut la troisième, le Prince lui tendit aussitôt la coupe où elle but en souriant, plus belle et plus gracieuse que jamais.

Alors la fée.conta au jeune prince tout ce qu'elle avait souffert de la méchante négresse ; et Carlino, hors de lui, plein de fureur et plein de joie, se mit à crier, à maudire, à chanter, à pleurer. On eût dit qu'en un clin d'œil il passait du ciel à l'enfer, et de l'enfer au

ciel. Il en fit tant et tant que le Roi accourut. Ce fut son tour d'être fou; il se mit à danser la couronne en tête, et le sceptre à la main. Puis tout à coup il s'arrêta, fronça le sourcil, ce qui était signe qu'il pensait à quelque chose, jeta sur sa bru un grand voile qui la couvrait de la tête aux pieds, et, la prenant par la main, il l'entraîna dans la salle à manger.

C'était l'heure de déjeuner; ministres et courtisans étaient rangés autour d'une longue table magnifiquement servie; on attendait l'entrée des princes pour s'asseoir. Le Roi appela les convives l'un après l'autre; à mesure que chacun approchait de la fée, le monarque écartait le voile qui cachait ce soleil naissant, et demandait au nouveau venu: Que doit-on faire à qui a voulu étouffer cette merveille? Et chacun, ébahi, répondait à sa façon. Quelques-uns disaient que l'auteur d'un pareil crime méritait une cravatte de chanvre, d'autres voulaient qu'on lui mît une pierre au cou en le jetant à l'eau. Lui couper la tête parut au vieux ministre une peine trop douce pour un pareil scélérat, il vota pour qu'on l'écorchât vif, et l'assistance applaudit à tant d'humanité.

Quand vint le tour de la négresse, clle approcha sans défiance, et ne reconnut pas la fée.

<«< Sire, dit-elle au Roi, le monstre qui a pu affliger cette charmante personne, mérite assurément d'être brûlé vif dans un four, et d'avoir ses cendres jetées aux vents.

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Tu t'es jugée toi-même, s'écria le Roi des Tours-Vermeilles. Maudite, reconnais ta victime, et prépare-toi à mourir. Qu'on dresse un bûcher sur la grande place du château, je veux que mon bon peuple ait le plaisir de voir griller cette sorcière. Cela l'occupera une heure ou deux.

-Sire, dit la jeune fée, en prenant la main du Roi, Votre Majesté ne me refusera pas un cadeau de noces.

Non certes, mon enfant, dit le vieux Roi, demande-moi ce que tu voudras. Te fallût-il ma couronne, je serais trop heureux de te l'offrir.

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Sire, reprit la fée, accordez-moi la grâce de cette malheureuse. Esclave, ignorante, misérable, la vie ne lui a enseigné que la haine et l'envie, laissez-moi la rendre heureuse, et lui apprendre que le bonheur ici-bas, c'est d'aimer.

- Ma fille, dit le Roi, on voit bien que vous êtes fée; vous n'entendez rien à la justice humaine. Chez nous on ne corrige pas les mé

chants, on les tue; c'est plus tôt fait. Mais enfin, j'ai donné ma parole; apprivoisez ce serpent à vos risques et périls, je ne m'y oppose pas. »

La fée releva la négresse qui lui baisait les mains en pleurant; on se mit à table; le Roi était si content, qu'il mangea comme quatre. Quant à Carlino, qui avait toujours les yeux sur sa fiancée, il se coupa cinq ou six fois le pouce par distraction, ce qui chaque fois le mit dans la plus belle humeur. Tout est plaisir quand le cœur est charmé.

Lorsque le vieux Roi mourut, comblé d'années et de gloire, Carlino et son aimable femme montèrent à leur tour sur le trône. Pendant un demi-siècle, si l'on en croit l'histoire, ils n'augmentèrent pas les impôts, et ne firent verser ni une goutte de sang ni une larme; aussi après plus de mille ans le bon peuple des Tours-Vermeilles soupire-t-il encore quand on lui parle de cet âge lointain, et ce ne sont pas seulement les petits enfants qui demandent quand reviendra le bon temps où régnaient les fées.

EDOUARD LABOULAYE.

ET

LES LOIS DE GERMINAL AN X'

Une logique impérieuse contraint le despotisme à ne pas concéder une seule liberté, et à pratiquer son système résolûment jusqu'au bout. Or, Napoléon n'était pas seulement un despote, c'était le génie même du despotisme. La liberté n'eut jamais d'adversaire plus résolu, plus conséquent et plus redoutable chez une nation éprise avant tout de la gloire et que la fumée des batailles aveugle si facilement. Il n'était donc pas possible que le premier consul laissât subsister l'indépendance de la conscience religieuse dans le pays qu'il venait de conquérir, aussi bien par l'ascendant de son génie que par son épée. Un pareil désordre ne pouvait être toléré, d'autant moins que si le despotisme a sa logique, la liberté a aussi la sienne; elle ne peut subsister sur un point, sans tendre à sa pleine réalisation. On ne saurait jamais se contenter d'une liberté particulière; elle serait vaine et illusoire en dehors d'un régime vraiment libéral. Est-ce que, par exemple, la liberté de la religion n'implique pas toutes les libertés publiques sous peine de n'être qu'un mot dérisoire sur un chiffon de papier? Les assemblées de culte peuvent être dissoutes au gré du pouvoir si le droit de réunion n'existe pas; la manifestation d'une foi vive et conquérante sera arrêtée par la loi qui comprime la presse, et toute Église active tombera sous le coup des lois contre l'association. La religion séparée de l'État a un besoin urgent de liberté, parce qu'elle est appelée à en user tous les jours. L'indépendance religieuse ne pouvait dès lors survivre à la liberté elle-même, et il suffit de relire la constitution de l'an VIII, pour prévoir les lois de germinal an X.

Je ne méconnais pas ce que le gouvernement du premier consul eut de réparateur au point de vue de l'ordre. Je suis aussi touché

1. Voir la 50 livraison.

Tome XIII.-51 Livraison.

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