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tout le monde. Les uns y retrouveront les souvenirs des luttes de leur jeunesse; les autres, l'image d'un temps qui, si rapproché qu'il soit de nous, ne ressemble en rien à celui-ci. Tout cela mène jusqu'en 1841. A cette date Victor Hugo devint académicien, et par conséquent se trouva dans une des catégories où il était permis au roi Louis-Philippe de choisir des pairs de France. Sa vie politique commençait. L'histoire de cette nouvelle existence doit faire l'objet d'une nouvelle publication, à ce que nous dit l'auteur.

C'était habilement choisir son point d'arrêt. A cet endroit-là, il y a, pour ainsi dire, bifurcation; et les lecteurs se sépareront. Pour mon compte, je suis heureux que dans cette première partie de son œuvre l'auteur n'ait pas dépassé la période pendant laquelle j'ai pu le suivre avec un très-grand plaisir et une sympathie entière.

H. DE LAGARDIE

7 juillet 1863.

Il est dès aujourd'hui permis de croire que les décrets du 23 juin ne seront une déception pour personne. On les a accueillis avec assez peu de surprise, mais surtout sans le moindre enthousiasme. C'est là, à notre avis, un réel progrès de la raison publique. De tous les progrès qui nous ont été octroyés ou promis-par les décrets du 24 novembre de célèbre mémoire, cette circonspection de la reconnaissance populaire à l'endroit des présents du pouvoir, est celui auquel nous attachons le plus de prix. Tant que nous n'aurons pas recouvré toutes nos libertés, toute satisfaction est au moins trèsprématurée. Avant de nous réjouir, sachons du moins ce qu'on nous donne, ou mieux encore, n'attendons rien que de nous-mêmes; car c'est montrer un excès de simplicité que de croire qu'un gouvernement, fût-il composé de purs philanthropes, se dépossédera jamais de son propre mouvement d'attributions qui lui rendent si commode l'exercice du pouvoir et simplifient si considérablement sa tâche. Cela ne s'est pas vu et ne se verra pas; les gouvernements n'aimeront jamais ni le contrôle, ni la discussion. Pour les décider à rendre ou à donner à une nation ces garanties essentielles de la liberté, la docilité et la patience ne suffisent pas, quoi qu'on ait dit. Il est infiniment plus sûr de les pousser dans la voie des concessions par des démonstrations du genre des récentes élections de Paris. La résignation n'a jamais été une vertu pour les peuples libres. On calomnie d'ailleurs le gouvernement actuel lorsqu'on le représente comme inaccessible à cette sorte de persuasion. Compelle intrare, c'est une méthode qu'il connaît pour l'avoir lui-même pratiquée avec bonheur. Il est permis d'en rappeler de ses résolutions d'aujourd'hui à celles de demain. Il est même inconcevable que, sous prétexte de glorifier sa politique, on ait pu songer à lui appliquer l'épithète d'immuable. On a voulu dire, sans doute, immuable dans sa mobilité. Où trouver, en effet, une seule de nos constitutions antérieures qui ait subi un aussi grand nombre de modifications que celle qui nous régit? Il est à peine quelques-unes de ses dispositions qui n'aient été remaniées de

fond en comble; c'est au point que, si nous étions conservateur, nous ne serions pas sans éprouver quelque inquiétude au sujet de la stabilité tant vantée de nos institutions! Quand une institution a duré deux ans, elle est usée et mise au rebut. Voilà, par exemple, l'institution des ministres sans portefeuille, qui a été dans son temps une inspiration de génie, une création immortelle, destinée à faire oublier pour toujours les vieilles théories sur la responsabilité ministérielle il y a de cela deux ans à peine et aujourd'hui elle expire, pour ainsi dire, avant d'avoir vécu, au milieu de l'indifférence générale et sans obtenir un mot d'oraison funèbre de la presse qui l'a prônée.

Spectacle plein de philosophie! Quoi! deux ans pour une grande institution politique? Et c'est en présence de cette fragilité, en présence de cette incertitude et de cette indécision dans les choses qui exigent le plus de suite et d'idées arrêtées, qu'on prétendrait nous contester le droit d'intervenir dans la gestion de nos propres affaires, nous interdire l'espérance d'y faire prévaloir des principes que nous considérons à la fois comme plus sûrs, plus justes et plus stables, des principes qui ont pour eux des siècles d'expérience? Que sontils donc ces changements plus nombreux qu'habiles qui découvrent à chaque instant aux yeux du vulgaire ces « quatre planches de sapin» dont parlait Napoléon Ier, sinon l'aveu indirect, mais formel, qu'on n'a jusqu'ici rien pu trouver de satisfaisant à mettre à la place de ce principe de la responsabilité ministérielle dont on se plaît à dire tant de mal, comme pour se venger de ce qu'on est forcé de s'en rapprocher tous les jours davantage? Allons au fond des choses; quelle est la pensée, quel est le but de ces nouvelles modifications? L'événement dont elles sont nées le dit assez clairement : c'est à la suite des élections qu'elles ont été conçues. Les élections ont, en effet, démontré la possibilité, que jusque-là on se refusait à admettre, d'un conflit entre le gouvernement et le corps législatif. Supposez que le gouvernement rencontre à la Chambre une opposition persistante; avec l'ancien système des ministres sans portefeuille l'échec est personnel pour le chef de l'État; avec le système actuel il est dans la force des choses qu'il retombe plus spécialement sur le ministère. Seulement, comme cette action de la Chambre n'aura d'autre caractère que celui d'une influence morale, et sera dépourvue de toute sanction efficace, le système nouveau atténue les inconvénients de l'ancien, mais il ne les détruit nullement.

Nous avons, quant à nous, la ferme confiance qu'on n'arrivera à quelque chose de fixe et de régulier que par un rétablissement pur et simple de la responsabilité ministérielle telle qu'elle existe chez

tous les peuples libres. C'est en vain qu'on nous oppose sur ce point l'exemple des États-Unis. Là, il est vrai, le président couvre les ministres; mais sa responsabilité à lui n'est point une fiction: elle est à courte échéance, puisqu'il n'est élu que pour quatre ans, et elle est au moins aussi réelle qu'a jamais pu l'être celle des ministres dans les monarchies constitutionnelles. Ajoutez à cela que le pouvoir exécutif n'agit que dans un cercle extrêmement limité, grâce à l'absence de toute centralisation. Est-ce à cette responsabilité qu'on prétendrait comparer celle qui, d'après notre constitution, pèse sur l'empereur, mais d'un poids tellement léger qu'on peut la classer hardiment parmi les impondérables? Qu'on dise seulement, si l'on peut, dans quelles conditions elle s'exerce.

Il faut cependant de toute nécessité que quelqu'un soit responsable, c'est là une question non-seulement de gouvernement, mais de civilisation, et comme dans les monarchies on ne peut sans cesse mettre en cause la personne du souverain, on a sagement agi en décidant que la responsabilité serait attribuée aux ministres. Sous l'empire de notre constitution le souverain est responsable de nom, mais personne ne l'est de fait. Il nous est impossible de comprendre par quelle aberration on a pu en arriver à qualifier « d'institution aristocratique » une garantie qui n'est pas autre chose que le contrôle qu'exerce le pays en la personne de ses représentants sur les affaires publiques et la marche du gouvernement. Si les hommages qu'on adresse si fréquemment à la souveraineté du peuple et à la toute-puissance du suffrage universel ne sont pas une dérision, pourquoi refuser aux élus de ce suffrage une attribution qui est, ce semble, leur unique raison d'être, à savoir, la faculté d'approuver ou de blâmer la direction politique du ministère? L'essence, le signe distinctif de l'aristocratie, n'est-ce pas précisément que cette influence soit réservée au petit nombre au lieu d'appartenir au grand? Est-ce bien au nom de la démocratie que parle M. de Persigny lorsqu'il déplore dans la mélancolique circulaire qui lui a servi de testament politique, «< la doctrine funeste qui avait pour résultat de faire tomber le pouvoir des mains de la royauté dans celles des orateurs de la Chambre? » Les orateurs de la Chambre sous le régime du suffrage universel, ce sont les représentants du peuple, et c'est en sa qualité de zélé démocrate, c'est au nom des intérêts de la démocratie, que M. de Persigny s'effraye des faibles prérogatives qu'on leur a laissées et voudrait les en déposséder au profit des influences de cour? Voilà assurément une façon nouvelle et singulière de comprendre la démocratie, mais à qui espère-t-on la faire adopter? Ce pourra être là la thèse d'un ministre en expectative ou d'un ministre

démissionnaire, mais ce ne sera jamais la doctrine d'un pays libre. Tous les reproches qu'on adresse à la responsabilité ministérielle, principalement ceux qui portent sur les compétitions d'ambition qu'elle a fait naître, ont pu avoir un sens alors que la vie politique à tous les degrés était la propriété exclusive d'une minorité privilégiée; mais ils n'en ont pas depuis que le suffrage universel forme la base de nos institutions. Toutes les compétitions deviennent légitimes alors qu'elles sont l'expression de la pensée nationale.

Les disputes de portefeuille sous le roi Louis-Philippe n'ont eu un caractère mesquin et antipathique à la nation, que parce qu'elles ne répondaient pas aux réelles classifications des partis et représentaient des rivalités de personnes au lieu de représenter des compétitions de partis. Mais ce tort, dont je ne dissimule pas la gravité, a tenu, je le répète, non pas au principe de la responsabilité ministérielle, mais à ce que, grâce à l'exiguïté et à l'insuffisance du corps électoral, les partis ne se trouvant pas représentés à la Chambre, la lutte, au lieu de s'établir sur des principes et de grands intérêts, s'alimentait de passions et de vanités sans grandeur. Les personnalités et les coteries seules pouvaient s'y mouvoir à l'aise. Élargissez cette base trop étroite, la scène change aussitôt; au lieu de cette agitation superficielle et stérile, vous avez la lutte féconde des partis qui est non-seulement utile, mais nécessaire, et sans laquelle il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de liberté au sein d'une nation. Je dis à dessein la lutte, parce qu'il faut qu'ils aient chacun à leur tour leur victoire avec le pouvoir qui en est le prix. Jetez les yeux autour de vous: partout où vous voyez une nation libre vous apercevez en même temps des partis puissants qui s'y disputent l'empire; c'est la condition même de la vie; en Angleterre, les tories et les whigs, aux États-Unis, les démocrates et les républicains, en Suisse, les fédéralistes et les radicaux unitaires, en Belgique, les libéraux et les catholiques, etc. Les partis n'étant autre chose que les éléments constitutifs d'un peuple, il est naturel et légitime qu'ils aient leur participation successive au pouvoir à mesure que l'opinion publique les désigne en se portant de leur côté, qu'ils se le transmettent les uns aux autres comme un patrimoine commun et indivis, et la responsabilité ministérielle est le mécanisme même au moyen duquel cette transmission bienfaisante s'opère. La ou elle n'existe pas, le pouvoir n'en est pas moins soumis jusqu'à un certain point aux variations de l'opinion publique, car comment s'y déroberait-il d'une façon absolue? Mais il ne les traduit que par brusques soubresauts. Les changements de politique, au lieu de s'opérer régulièrement et au grand jour par les simples déplacements de la majorité, ont toujours l'air d'un coup de théâtre et d'une

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