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De toute mon âme, de tout mon cœur, de tout mon sang, répondit Sigognac; autant et plus que jamais homme ait aimé une femme sur cette terre, où rien n'est parfait, sinon Isabelle.

- En ce cas, monsieur le capitaine de mousquetaires, bientôt gouverneur de province, faites seller votre cheval et venez avec moi à Vallombreuse pour que je vous présente dans les formes au prince mon père et à la comtesse de Lineuil ma sœur. Isabelle a refusé pour époux le chevalier de Vidali nc, le marquis de l'Estang, deux fort beaux jeunes gens, ma foi; mais je crois que, sans se faire trop prier, elle acceptera le baron de Sigognac. >>

Le lendemain, le duc et le baron cheminaient botte à botte sur la route de Paris.

(La fin à la prochaine livraison.)

THEOPHILE GAUTIER.

LE ROMAN MODERNE

ET

M. GUSTAVE FLAUBERT

Qu'est-ce que M. Gustave Flaubert? Un poëte héroïque, chantre passionné de combats gigantesques?.. un orfévre du Ponte-Vecchio, usurier et artiste, dédaigneux observateur des douleurs humaines, aimant à faire ruisseler des perles dans un plat de vermeil? un patricien blasé des derniers jours de la république romaine, se reposant des émotions du cirque dans les magnificences d'une villa ornée à la manière de Verrès? ou bien un médecin philosophe de notre temps, qui a vu l'âme à travers le corps, et observé scientifiquement le développement des habitudes morales? M. Gustave Flaubert ressemble à tous ces personnages. Au premier abord il n'y a pas de génie plus complexe : il y a de tout en lui, de l'érudit et de l'aliéniste, du chirurgien et du psychologue, du poëte et du commissaire-priseur, de l'Homère, du Balzac et du Théophile Gautier.

Cette variété d'aptitudes est tout d'abord significative. Les inventeurs, les fondateurs d'école, ont tous des vues aussi étroites que profondes; une puissance extraordinaire, mais en un seul genre. C'est la vivacité extrême de la passion qui fait le génie et toute passion vive pour un objet, exclut, affaiblit ou pervertit le goût des autres choses. Si les esprits inventeurs avaient le salutaire équilibre de la sensibilité, la vaste impartialité, la clairvoyance générale, ils seraient d'excellents critiques; ils pourraient faire des chefs-d'œuvre dans un genre traditionnel quelconque; ils ne seraient pas des esprits inventeurs. Puissants avec le risque d'être incomplets; enthousiastes, mais à la condition d'être aveugles pour une moitié des choses, voilà les compensations que la nature de l'esprit humain leur impose. M. Gustave Flaubert n'a rien éprouvé de semblable. Il voit tout, il sent tout, il n'ignore rien; il joue dédaigneusement avec les artifices du style et de la pensée; il est incapable d'une naïveté. On sent qu'il a passé par les coulisses de tous les théâtres et par les sacristies de tous les

temples, qu'il n'a plus d'illusions et qu'il ne lui reste plus de dieux. Aussi pouvons-nous devancer sur lui le jugement de la postérité. Il pourra passer pour un Balzac perfectionné par Stendhal, revu par Théophile Gautier; il ne sera point un chef d'école. On le citera comme l'auteur d'une merveilleuse fantaisie (Salammbo); il n'est point le créateur d'un genre; il ne commence pas une période, il marque admirablement sa place dans une période commencée.

I

Quelle est donc cette période; où commence-t-elle, quels événements l'ont précédée et préparée? En quoi consiste le caractère qui la distingue?

Au dix-septième siècle, il n'y a qu'une seule science qui soit faite, les mathématiques, et les mathématiques vivent d'axiomes. Quoi d'étonnant qu'on ne fasse attention qu'à ce qui est général, à ce qui ne change pas? Aux yeux de Bossuet, l'Égyptien, l'Hébreu, le Grec, le Romain, ne sont pas des races ayant un type moral distinct; c'est la même créature plus ou moins perfectionnée selon les desseins de la Providence et les progrès de la pédagogie politique. Il n'y a pas des sociétés qui se développent et dépérissent comme les êtres vivants; il y a des empires que la main de Dieu élève ou abaisse à son gré et pour un certain but. Quelque chose d'identique à soi-même pour le fond, quoique sujet aux accidents, voilà ce qu'est l'homme. En quelque temps ou quelque lieu qu'on le prenne, on ne cherche point les différences, mais les ressemblances. On veut savoir ce qu'il a fait de raisonnable, ce qui appartient en lui à l'homme abstrait.

Le point de vue est le même au dix-huitième siècle. A la vérité, il y a une science de plus; Voltaire commence sa gloire en enseignant la physique à ses contemporains. De là le goût des faits, une grande curiosité. On lit des voyages, des compilations. Chardin et Bayle sont dans toutes les mains. Mais au fond tout ce grand travail n'est entrepris que pour se former une notion plus juste de l'homme en général, pour en revenir à des abstractions d'où l'on tirera des articles de législation universelle, à la nature, à l'humanité, à la raison, divinités du temps. On parle bien des Chinois et des Juifs, mais comme d'exemples à suivre ou à rejeter au nom du bon sens, point du tout comme de races distinctes, avec lesquelles il est oiseux de nous comparer dans un but pratique.

De là le caractère des héros de roman jusque vers 1800. Raisonneurs ou sensibles, ils ne représentent presque jamais que l'homme en général. Ils vérifient des aphorismes abstraits comme ceux de la Bruyère et de la Rochefoucauld, rien de plus. D'ailleurs comme ils appartiennent à des siècles de foi et de raison, ils ont toujours une valeur morale, c'est-à-dire qu'ils se dirigent suivant un certain principe rationnel; ici le goût de l'ordre, le triomphe du devoir sur les passions; là le retour aux enseignements de la raison naturelle, la révolte du cœur contre les préjugés. Voilà ce qui fait l'intérêt et la vie de ces figures abstraites. Chacun des deux siècles y retrouve ses inclinations et ses croyances, sa manière de concevoir la vertu et l'intérêt social. De vagues personnages, avec quelque belle ou touchante doctrine qui les soutient, les relève, leur donne une voix vivante et leur fait un écho dans les âmes, voilà ce que nous trouvons presque sans exception dans les romans antérieurs à 1800.

Au dix-neuvième siècle, tout change. Voici l'histoire naturelle et, avec elle, l'anthropologie, l'ethnographie, la physiologie. Les idées de type, d'espèce, de fonction apparaissent. Des analogies tirées de ces notions s'imposent à quiconque veut méditer sur l'homme, le comprendre et le peindre.

On passe bien vite sur le végétal pur, pour étudier les grandes divisions botaniques, familles, genres et espèces. De même l'homme abstrait cesse d'exciter l'intérêt. On s'attache aux espèces d'une moyenne étendue. Voilà ce qui est « riche et substantiel, » comme disait Hégel. On ne peint plus le cœur humain, mais le cœur de la Parisienne; on ne nous parle plus de nos faiblesses; on décrit les ridicules de la province. Ainsi il n'est plus question de l'humanité et de la société en général, mais des subdivisions que chacune contient. Il s'agit d'en figurer les types. De là une nouvelle sorte de beauté, celle qui résulte de la justesse de la classification, de la vraisemblance du type, du relief du caractère. Le lecteur se plaît à reconnaître le genre du personnage, comme un botaniste à reconnaître une fleur.

L'âme ne tombe plus du ciel toute faite dans un corps quelconque; elle se développe par degrés et subit l'action des circonstances. La plante succède à l'aérolithe. L'homme cesse donc d'être séparé de la nature et élevé au-dessus d'elle; il apparaît comme une portion d'un ensemble vivant. Tout ce qui l'entoure immédiatement, climat, société, conversation, luxe, costume, mobilier, que sais-je? agit sur

son esprit ou en reçoit l'empreinte. L'âme prend de toutes mains, se peint dans tous les objets. De là ce précepte littéraire que rien de ce qu'on voit à l'entour de l'homme n'est indifférent et à négliger. Les descriptions deviennent donc plus précises; les détails prennent de l'importance; l'accessoire d'autrefois devient quelque chose de principal et le cadre est désormais une partie du tableau.

De la même cause dérive un sentiment tout nouveau de la nature animée. Avant le dix-neuvième siècle, l'union de l'homme et de la nature ne paraît point. Les choses vivantes ne sont autour de l'homme que comme un accompagnement habituel, tout à fait inanimé et insignifiant. L'utilité est le point auquel tout se ramène. Si l'on admire la vigne, c'est en pensant au pressoir d'où coule un vin généreux ou aux branches ramenées en berceau d'où pendent des grappes agréables au goût. On sait gré au chêne, non de sa force, mais de ses frais ombrages, et la campagne, avec ses horizons au bout de la plaine, ses prairies remplies de bœufs couchés, ses bêlements de brebis dans le lointain, n'est que le théâtre inévitable d'une pastorale ornée de rubans. Les progrès de l'histoire naturelle changent ces dispositions. On commence à trouver aux choses une physionomie propre; elles plaisent non plus seulement parce qu'elles sont utiles, mais parce qu'elles vivent ou reçoivent l'empreinte de la vie, parce qu'elles expriment le libre développement de la force. On aime le bouleau avec son feuillage qui pleure autour de lui; la simple pâquerette dans sa collerette blanche; le coquelicot avec sa tête de nègre, bouffon dans son capuchon de velours rouge; le grand œil bleu de la pervenche, plein des larmes de la rosée. Chaque plante a son caractère; tout animal a son âme; et les bœufs semblent poursuivre «un rêve intérieur.» Enfin les objets inanimés eux-mêmes s'animent et vivent pour l'imagination. La nature tout entière apparaît comme le miroir de l'esprit, comme un assemblage d'êtres sensibles, dont les impressions réelles ou présumées ressemblent aux nôtres et peuvent en devenir l'écho. Mais voici une conséquence bien autrement grave. L'homme n'est plus un cristal immuable: ce qui nous frappe maintenant en lui, c'est ce qui vit, c'est-à-dire ce qui se développe et change. Grand péril pour la raison absolue. On la néglige d'abord comme trop connue, comme fastidieuse; puis on la soupçonne. Ne voyez-vous pas qu'elle change comme le reste? N'est-elle pas le plus souvent l'imagination ou la sensibilité sous un masque? Que de principes absolus d'autrefois, qui nous apparaissent aujourd'hui comme les consé

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