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Londres, et le beau monde qui s'y donne rendez-vous, les gentilshommes qui traînent bruyamment sur le parvis leurs éperons à mollettes, qui lorgnent et causent pendant le service, qui jurent par les yeux de Dieu, par les paupières de Dieu, qui entre les arceaux et les chapelles étalent leurs souliers garnis de rubans, leurs chaînes, leurs écharpes, leurs pourpoints de satin, leurs manteaux de velours, leurs façons de bravaches et leurs gestes d'acteurs. Tout cela est fort libre, débraillé mème, bien éloigné de la décence moderne. Mais laissez passer la fougue juvénile, prenez l'homme aux grands moments, dans la prison, dans le danger, ou même seulement quand l'âge vient, quand il arrive à juger la vie; prenez-le surtout à la campagne, sur son domaine écarté, dans l'église du village dont il est le patron, ou bien seul le soir, à sa table, écoutant la prière que son chapelain récite, et n'ayant d'autres livres que quelque gros in-folio de drames graissé par les doigts de ses pages, son Prayer Book et sa Bible; vous comprendrez alors comment la religion nouvelle trouve prise sur ces esprits imaginatifs et sérieux. Elle ne les choque point par un rigorisme étroit; elle n'entrave point l'essor de leur esprit; elle n'essaye point d'éteindre la flamme voltigeante de leur fantaisie; elle ne proscrit pas le beau ; elle conserve plus qu'aucune église réformée les nobles pompes de l'ancien culte, et fait rouler sous les voûtes de ses cathédrales les riches modulations, les majestueuses harmonies d'un chant grave que l'orgue soutient. C'est son caractère propre de n'être point en opposition avec le monde, mais au contraire de le rattacher à soi en se rattachant à lui. Par sa condition civile comme par son culte extérieur, elle en est embrassée et l'embrasse, car elle a pour chef la reine, elle est un membre de la constitution, elle envoie ses dignitaires sur les bancs de la chambre haute; elle marie ses prêtres; ses bénéfices sont à la nomination des grands, ses principaux membres sont les cadets des grandes familles : par tous ces canaux, elle reçoit l'esprit du siècle. Aussi entre ses mains, la réforme ne peut pas devenir hostile à la science, à la poésie, aux larges idées de la Renaissance. Au contraire, chez les nobles d'Élisabeth et de Jacques Ier, comme chez les cavaliers de Charles Ier, elle tolère les goûts d'artistes, les curiosités de philosophes, les façons

que tout le monde a flatté, toi seule tu l'as jeté hors du monde et méprisé. Tu as ramassé ensemble toute la grandeur si fort tendue, tout l'orgueil, la cruauté, l'ambition de l'homme, et couvert tout ensemble de ces deux mots étroits: Hic jacet. »

mondaines et le sentiment du beau. L'alliance est si forte que, sous Cromwell, les ecclésiastiques en masse se firent destituer pour le prince, et que les cavaliers par bandes se firent tuer pour l'Église. Des deux parts, les deux mondes se touchent et se confondent. Si plusieurs poëtes sont pieux, plusieurs ecclésiastiques sont poëtes; l'évêque Hall, l'évêque Corbet, le recteur G. Wither, le prédicateur Donne. Si plusieurs laïques s'élèvent aux contemplations religieuses, plusieurs théologiens, Hooker, John Bales, Taylor, Chillingworth, font entrer dans le dogme la philosophie et la raison.

On voit alors se former une littérature nouvelle, élevée et originale, éloquente et mesurée, armée à la fois contre les puritains qui sacrifient à la tyrannie du texte la liberté de l'intelligence, et contre les catholiques qui sacrifient à la tyrannie de la tradition l'indépendance de l'examen, également opposée à la servilité de l'interprétation littérale, et à la servilité de l'interprétation imposée. En face des premiers paraît le savant et excellent Hooker, un des plus doux et des plus conciliants des hommes 1, un des plus solides et des plus persuasifs entre les logiciens, esprit compréhensif, qui en toute question remonte aux principes, fait entrer dans la controverse les conceptions générales et la connaissance de la nature humaine; outre cela, écrivain méthodique, correct et toujours ample, digne d'être regardé non-seule.nent comme un des pères de l'Église anglaise, mais comme un des fondateurs de la prose anglaise. Avec une gravité et une simplicité soutenues, il montre aux puritains que les lois de la nature, de la raison et de la société sont, comme la loi de l'Écriture, d'institution divine, que toutes également sont dignes de respect et d'obéissance, qu'il ne faut pas sacrifier la parole intérieure, par laquelle Dieu touche notre intelligence, à la parole extérieure par laquelle Dieu touche nos sens; 'qu'ainsi la constitution civile de l'Église et l'ordonnance visible des cérémonies peuvent être conformes à la volonté de Dieu, même lorsqu'elles ne sont point justifiées par un texte palpable de la Bible, et que l'autorité des magistrats comme le raisonnement des hommes ne dépasse pas ses droits en établissant certaines uniformités et certaines disciplines sur lesquelles l'Écriture s'est tue pour laisser décider la raison. « Car si la force naturelle de << l'esprit de l'homme peut par l'expérience et l'étude atteindre à une <telle maturité, que dans les choses humaines les hommes puissent

1. The ecclesiastical policy, 1594.

<< faire quelque fonds sur leur jugement, n'avons-nous pas raison de «< penser que, même dans les choses divines, le même esprit muni « des aides nécessaires, exercé dans l'Écriture avec une diligence égale, << et assisté par la grâce du Dieu tout-puissant, pourra acquérir une << telle perfection de savoir que les hommes auront une juste cause, << toutes les fois qu'une chose appartenant à la foi et à la religion sera << mise en doute, pour incliner volontiers leur esprit vers l'opinion que <<< des hommes si graves, si sages, si instruits en ces matières, déclare<«<ront la plus solide? » Qu'on ne dédaigne donc pas «< cette lumière naturelle,» mais plutôt servons-nous-en pour accroître l'autre1, comme on apporte un flambeau à côté d'un flambeau; surtout servons-nous-en pour vivre en harmonie les uns avec les autres. « Car, «< dit-il, ce serait un bien plus grand contentement pour nous (si petit << est le plaisir que nous prenons à ces querelles) de travailler sous le << même joug en hommes qui aspirent à la même récompense éternelle << de leur labeur, d'être unis à vous par les liens d'un amour et d'une <«< amitié indissolubles, de vivre comme si nos personnes étant plu«< sieurs, nos âmes n'en faisaient qu'un, que de demeurer démembrés << comme nous le sommes, et de dépenser nos courts et misérables << jours dans la poursuite insipide de ces fatigantes contentions. >>

En effet, c'est à l'accord que les plus grands théologiens concluent; par-dessus la pratique oppressive ils saisissent l'esprit libéral. Si par sa structure politique l'Église anglicane est persécutrice, par sa structure doctrinale elle est tolérante. Elle a trop besoin de la raison laïque pour tout refuser à la raison laïque. Elle vit dans un monde trop cultivé et trop pensant pour proscrire la pensée et la culture. Son plus éminent docteur, John Hales 2, « déclare souvent qu'il renoncerait demain à la religion de l'Église d'Angleterre, si elle l'obligeait à penser que d'autres chrétiens seront damnés, et qu'on ne croit les autres damnés que lorsqu'on désire qu'ils le soient 3. » C'est encore lui, un théologien, un prébendiste, qui conseille aux hommes de ne se fier qu'à eux-mêmes en matière religieuse, de ne s'en remettre ni à l'autorité, ni à l'antiquité, ni à la majorité, de se servir de leur propre raison pour croire « comme de leurs propres jambes pour marcher,» d'agir et d'être hommes par l'esprit comme par le reste, et de

1. Voyez les Dialogues de Galilée; c'est la même idée qui, en même temps, est poursuivie à Rome par l'Église et défendue en Angleterre par l'Église.

2. Clarendon.

3. Voyez dans J. Taylor (Liberty of prophesying) les mêmes doctrines, 1647.

considérer comme lâches et impies les paresses de l'examen et l'emprunt des doctrines. A côté de lui, Chillingworth, esprit militant et loyal par excellence, le plus exact, le plus pénétrant, le plus convaincant des controversistes, protestant d'abord, puis catholique, puis de nouveau et pour toujours protestant, ose bien déclarer que ces grands changements opérés en lui-même et par lui-même à force d'études et de recherches « sont de toutes ses actions celles qui le satisfont le plus, » et soutient que la raison appliquée à l'Écriture doit seule persuader les hommes; que l'autorité n'y peut rien prétendre; «que rien n'est plus contre la religion que de violenter la religion; » que le grand principe de la réforme est la liberté de conscience, et que si les doctrines des diverses sectes protestantes « ne sont point absolument vraies, du moins elles sont libres de toute impiété et de toute erreur damnable en soi où destructive du salut. » Ainsi se développe une polémique, une théologie, une apologétique solide et sensée, rigoureuse dans ses raisonnements, capable de progrès, munie de science et qui autorisant l'indépendance du jugement personnel en même temps que l'intervention de la raison naturelle laisse la religion à portée du monde, et les établissements du passé sous les prises de l'avenir.

Au milieu d'eux s'élève un écrivain de génie, poëte en prose, doué d'imagination comme Spenser et comme Shakspeare, Jérémy Taylor, qui, par la pente d'esprit comme par les événements de sa vie était destiné à présenter aux yeux l'alliance de la Renaissance et de la réforme, et à transporter dans la chaire le style orné de la cour. Prédicateur à Saint-Paul, goûté et admiré des gens du monde « pour sa beauté juvénile et florissante, pour son air gracieux, » pour sa diction splendide, protégé, placé par l'archevêque Laud, il écrivit pour le roi une défense de l'épiscopat, devint chapelain de l'armée royale, fut pris, ruiné, emprisonné deux fois par les parlementaires, épousa une fille naturelle de Charles Ier, puis, après la Restauration, fut comblé d'honneurs, devint évêque, membre du conseil privé, et chancelier de l'université d'Irlande. Par toutes les parties de sa vie, heureuse et malheureuse, privée et publique, on voit qu'il est anglican, royaliste, imbu de l'esprit des cavaliers et des courtisans; non qu'il ait leurs vices; au contraire, il n'y eut point d'homme meilleur ni plus honnête, plus zélé dans ses devoirs, ou plus tolérant dans les principes, en sorte que, gardant la gravité et le pureté chrétiennes, il n'a pris à la Renaissance que sa riche imagination, son érudition

classique et son libre esprit. Mais pour ce qui est de ces dons, il les a tout entiers, tels qu'ils sont chez les plus brillants et les plus inventifs entre les gentilshommes du monde, chez sir Philip Sidney, chez lord Bacon, chez sir Thomas Brown, avec les grâces, les magnificences, les délicatesses qui sont le propre de ces génies si sensitifs et si créateurs, et en même temps avec les redondances, les singularités, les disparates inévitables dans un âge où l'excès de la verve empêchait la sûreté du goût. Comme tous ces écrivains, comme Montaigne, il est imbu de l'antiquité classique; il cite en chaire des anecdotes grecques et latines, des passages de Sénèque, des vers de Lucrèce et d'Euripide, et cela à côté des textes de la Bible, de l'Évangile et des Pères. Le cant n'était point encore établi; les deux grandes sources d'enseignement, la païenne et la chrétienne coulaient côte à côte, et on les recueillait dans le même vase, sans croire que la sagesse de la raison et de la nature pût gâter la sagesse de la foi et de la révélation. Figurez-vous donc ces étranges sermons, où les deux éruditions, l'hellénique et l'évangélique, affluent ensemble avec les textes, et chaque texte cité dans la langue; où pour prouver que les pères sont souvent malheureux dans leurs enfants, l'auteur allègue coup sur coup Chabrias, Germanicus, Marc-Aurèle, Hortensius, Quintus Fabius Maximus, Scipion l'Africain, Moïse et Samuel; où s'entassent en guise de comparaisons et d'illustrations le fouillis des historiettes et des documents botaniques, astronomiques, zoologiques que les encyclopédies et les rêveries scientifiques déversent en ce moment dans les esprits. Taylor vous contera l'histoire des ours de Pannonie, qui, blessés, s'enferrent plus avant; celle des pommes de Sodome qui sont belles d'apparence, mais au dedans pleines de pourriture et de vers, et bien d'autres encore: car c'est le trait marquant des hommes de cet âge et de cette école, de n'avoir point l'esprit nettoyé, aplani, cadastré, muni d'allées rectilignes comme les écrivains de notre dixseptième siècle, et comme les jardins de Versailles, mais plein et comblé de faits circonstanciés, de scènes complètes et dramatiques, de petits tableaux colorés, tous pêle-mêle et mal époussetés, en sorte que perdu dans l'encombrement et la poussière, le spectateur moderne crie à la pédanterie et à la grossièreté. Les métaphores pullulent les unes par-dessus les autres, s'embarrassent l'une dans l'autre, et se bouchent l'issue les unes aux autres comme dans Shakspeare. On croyait en suivre une, en voilà une seconde qui commence, puis une troisième qui coupe la seconde, et ainsi de suite, fleur sur

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