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symptôme de son déclin rapide. Bientôt elle n'intéresse plus; elle est morte. Les parties hautes du peuple apparaissent à l'horizon; les philosophes parlent de lui, le défendent. Diderot commence à sentir les joies et les vertus bourgeoises, et les fait peindre à Greuze. Rousseau parle de sa Thérèse à tout le monde. Ce n'est pas seulement la raison qui s'attaque aux erreurs; du même mouvement le cœur repousse les préjugés et parle de ses droits. Une sorte de grosse sensibilité raisonneuse et sans nuances forme, avec la critique des abus et des préjugés, la matière presque invariable de toute la littérature

romanesque.

Au dix-neuvième siècle la révolution est faite, la démocratie «<coule à pleins bords. » Il ne s'agit plus ici de philanthropie, de pitié pour les opprimés. Tous les hommes sont égaux. Les désirs sont infinis comme les espérances; toutes les convoitises sont déchaînées. Les imaginations ont la fièvre. On sent cela dans tous les grands livres du temps. Quelle distance de Figaro et de Gilblas à Lucien de Rubempré! Ces trois figures donnent la mesure du changement de 1750 à 1820. Personne, en effet, n'a eu mieux que Balzac le sentiment héroïque de la bataille de la vie. Si moral que l'on soit, quand on n'a pas cent mille livres de rente et des honneurs, on ne peut le lire sans éprouver je ne sais quelle ardeur d'entrer, soi aussi, dans la mêlée. On secoue ses principes; on fait bruire autour de soi son

armure.

L'influence de cette révolution démocratique sur la vie de province, voilà ce qu'a peint M. Gustave Flaubert. Nous reconnaissons d'abord les effets d'une centralisation exagérée, l'ennui qui s'abat sur les villes de province. Quelques jeunes ambitions coupées en herbe, dont les restes remuent encore dans les âmes, et puis l'uniformité des pensées et des sensations, l'influence pénétrante de l'habitude, la vie machinale qui finit par tout apaiser. Au milieu de ces circonstances, deux caractères qui portent la marque de l'époque.

Homais d'abord. Nous revoyons en lui le bourgeois lecteur du Siècle, délayant jusqu'à l'affadissement quelques gouttes de l'enthousiasme de Rousseau et de la malice de Voltaire. Qui de nous n'a connu ce personnage? Comme il aime le soir à grommeler contre la religion, entre sa femme et sa fille dévotes? Qu'est-ce donc s'il a lu ses auteurs, s'il connaît Athalie, « chef-d'œuvre de la scène française,» s'il est légèrement poudré de science? Bonhomme, d'ailleurs, et devenu le défenseur de l'ordre après quelques fredaines qu'il aime

à se rappeler. Plein de respect pour l'administration, et ne trouvant rien de mieux à dire de madame Bovary que ces mots caractéristiques : « Elle ne serait pas déplacée dans une sous-préfecture. » Ce mélange de légèreté et de suffisance, ce manque de sérieux, ce penchant à se payer de mots, cet amour de la petite guerre où la vanité trouve son compte, ce culte de la grande machine gouvernementale, n'est-ce pas là le Français tel qu'il est encore.

Puis la Française; qu'y a-t-il de plus délicat? Un tel portrait n'est-ce pas toute l'histoire de nos mœurs et de notre vie de société? Il y a dans le monde européen deux grands types féminins: celui des races néo-latines et celui des races germaniques. Raphaël et Holbein les ont représentés dans deux œuvres immortelles que le hasard a réunies et comme opposées l'une à l'autre au musée de Dresde. C'est là qu'il faut d'abord étudier la femme. De tels tableaux sont plus significatifs que toutes les phrases du monde. Quand on arrive, le cicerone vous mène d'abord voir la Vierge allemande, la Vierge d'Holbein. Quelle maternité dans cette robe lâche, dans cette cordelière négligemment dénouée, dans ce visage plein d'une expression tendre et penché sur l'enfant malade qu'elle tient dans ses bras! Tout autour les bourgeoises de Nuremberg adorent, la tête rentrée dans leurs coiffes, avec une touchante expression de foi et de bonté. La jeune fille est là, un peu gauche dans sa toilette allemande. Ses yeux ne savent encore rien dire; sa robe tombe roide avec ses mille plis; un faible bourrelet horizontal tient la place des seins. Rien encore pour le désir. Comme on sent bien cependant, à cette bonne foi répandue sur les visages, à cette union de tous dans la même pensée, dans la même prière pour l'enfant malade, qu'on a devant soi la famille idéale, tout un rêve de vie simple, calme et fortunée. Comme on transporte volontiers cette jeune fille dans une maison de campagne en briques, entre une brasserie et une nursery pour en faire l'image allégorique du bonheur conjugal, pour mêler autour d'elle, dans une même vision, un époux, des enfants, des serviteurs fidèles, pour la chanter dans une prose à demi poétique, où trouvent place à la fois l'amour et les occupations du ménage, le dévouement et les petits soins tendres, les hymnes à la lune, les bas raccommodés et les confitures à l'automne.

Si vous passez de l'autre bout du musée, vous vous trouvez devant la Madone de Saint-Sixte. C'est le chef-d'œuvre de Raphaël et une de ses dernières œuvres. Sans revenir à la gracilité des Vierges om

briennes, il semble que le peintre ait perdu un peu de l'ampleur de ses premières Vierges romaines. Il est devenu fin, gracieux, presque français. Marie ici n'est point une mère : c'est une jeune fille. Voyez comme elle est naïve avec ses grands yeux étonnés; elle n'a jamais vu ces magnificences célestes; elle est surprise, effrayée peut-être, un peu curieuse sans doute. On jouit de cette innocence; on jouit de se sentir protecteur. Puis les yeux descendent sur sainte Barbe; comme ces voiles mats ou transparents, si harmonieusement mêlés, enveloppent gracieusement ce beau corps! Est-ce une sainte? Mais non. Ces cheveux tressés et relevés avec art, ce doux sourire, ces yeux baissés dont les regards se sentent sous la paupière, tout cela est plein de promesses attirantes. Elle sait trop bien qu'elle est belle. Cette attitude n'est point celle de la chasteté, mais celle de la pudeur; c'est quelque chose qui appelle, retarde, aiguise la volupté. Innocence ou coquetterie, ce n'est pas là ce qui importe; mais comme ces deux figures sont idéales et éloignées de la vie de tous les jours! Comme on songe peu à les faire descendre de la toile où les a mises l'artiste, de l'autel où l'amour passionné les voit en rêve! Leur beauté n'est point celle de l'épouse: leur charme est de vous arracher à cette pauvre terre, aux sentiments tendres et vulgaires de la vie domestique, à ce qui est réel et pratique, et de vous transporter dans un monde où ces choses sont inconnues, où l'on vit pour le plaisir, pour l'art, pour la beauté, où les femmes ne sont que de merveilleuses statues qu'on admire, et peut être, aux jours de décadence, des babioles d'étagère dont le regard s'amuse et auxquelles on ne touche pas.

Le maître italien et le maître allemand n'ont donné que l'esquisse des deux types les plus généraux; mais n'admirez-vous point comme ils ont pénétré jusqu'aux caractères les plus intimes et les plus persistants, jusqu'à l'âme commune de toute la race? Ces deux merveilleuses figures de Raphaël contiennent déjà tous les grands traits que nous allons retrouver dans le type plus particulier de la française. Celle-ci n'a aucune des vertus pratiques; nulle tendresse de cœur, nul besoin de vénération. Quelque chose de « sec et de remuant » (mot de M. Guizot sur Madame); et puis encore cette disposition d'âme qu'a produite la passion raisonneuse de l'égalité. Le mari n'est point le maître vénéré, le patriarche; c'est le compagnon choisi librement, avec réserve du droit de comparaison, de critique, voire même de changement et de déposition. Ajoutez à cela les faci

lités créées par l'industrie, le luxe accessible à peu près à tous, le mélange des castes et leur politesse mutuelle, l'exemple de ceux qui arrivent et la chance d'arriver à son tour, toute une armée d'espérances envieuses, toutes les convoitises de la vanité et des sens..., voilà madame Bovary. M. Flaubert a peint admirablement la tension extraordinaire de ces petites machines nerveuses, la délicatesse exquise de leurs sensations, les exigences infinies de leur imagination inquiète. Au delà du Rhin, on aime jusqu'aux ridicules, jusqu'aux infirmités de l'époux; à celle-ci il faut, sur l'objet aimé, le reflet de l'admiration publique. Charles raconte naïvement qu'il a été malmené par un confrère : « Tais-toi, lui dit-elle, » et en elle-même, <«<le pauvre homme!» Le pauvre homme! c'est le mot qui lui échappe encore, lorsqu'il a manqué son opération chirurgicale. Dès lors il est indigne d'elle, il est déchu de ses droits. Un peu après, sur la route, elle aperçoit la tête charmante de Léon, et à côté celle de son mari, dont on ne voit que les grosses lèvres sous la visière baissée de sa casquette. Ne pourrait-elle pas avoir raison, se dit-elle, de le détester, de chercher ailleurs. Ne croyez pas au moins que ce soit là une femme entraînée par son cœur? il Y aurait une excuse: mais non, c'est une duchesse déclassée par la métempsycose et à la recherche de son boudoir, de ses éventails, de ses amants titrés. Tout ce que la sensibilité perd, l'imagination le gagne; elle n'aime rien naïvement; à chaque chose elle se demande: «Est-ce bien là ce que j'ai rêvé? Rappelez-vous l'Emmeline d'Alfred de Musset, lorsqu'elle s'est donnée à Gilbert. Elle ne peut plus se taire, elle cherche une confidente. « Je suis à lui! je suis à lui!» dit-elle. Voilà le cri du cœur. « J'ai un amant ! J'ai donc un amant! » dit madame Bovary après avoir cédé à Rodolphe : ici c'est l'imagination qui parle; ce n'est pas Rodolphe qu'elle aime, c'est cette chose longtemps convoitée qu'on appelle un amant. Avec quelle foi fiévreuse elle attend de ce triste personnage des jouissances inconnues! Déçue, elle cherchera encore; elle cherchera toujours; quelquefois découragée, puis revenant ardente, vite consolée, plus vive que jamais en ses naïves espérances; tombant souvent très-bas à ses heures de lassitude, mais capable de s'élever, si elle trouvait un guide digne d'elle, jusqu'aux plus sublimes hauteurs du mysticisme; nature de courtisane et de carmélite, faite de toute manière pour chercher le bonheur hors de la maison conjugale; une Marion Delorme, mais qui sait? une madame de Chantal peut-être, s'il y

avait encore des saint François au dix-neuvième siècle et s'ils daignaient s'occuper de la bourgeoisie de province.

Ce personnage de femme ne vous fait-il pas penser un peu à la France cherchant un gouvernement idéal et se jetant dans une suite de révolutions sur la foi de quelques mots abstraits; chercheuse d'aventures dont la grandeur et la faiblesse sont de ne pas savoir renoncer << au long espoir et aux vastes pensées. » C'est, en effet, le même sentiment appliqué à d'autres objets; c'est la note éternelle qui donne le ton à toute notre histoire nationale. M. Flaubert a peint un type plus général qu'il ne semblait d'abord. Nous retrouvons ici tous les instincts qui ont fait la démocratie française. L'esprit critique, les convoitises, le besoin d'égalité dans la vie conjugale comme dans la vie publique, la nullité de l'esprit pratique et l'inquiétude de l'imagination, l'espérance que rien ne décourage de trouver mieux, d'arriver à la perfection, à un état social où les hommes soient bons et heureux, à un amant plus beau et plus noble que Bayard ou que Grandisson. Madame Bovary, si vivante et si vraie, pourrait passer pour une allégorie de la France au dix-neuvième siècle.

C'est cette profondeur de vues qui nous a fait dire, et qui nous fait répéter encore, quoique le sentiment de l'idéal en murmure un peu en nous-même, que M. Flaubert est un des premiers romanciers du siècle.

ÉMILE BOUTMY.

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