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une grande ville et je n'ai pas à me plaindre de ma santé ; mais combien je regrette mes petites chambres de San Marcello et nos si agréables promenades!» Ni l'un ni l'autre ne déploya aucun caractère officiel; Spina, seul, à proprement parler, était négociateur, et encore il n'avait aucun pouvoir pour traiter. Il n'était envoyé qu'à titre de simple délégué, come un semplice commissionato, chargé d'explorer le terrain, d'écouter les propositions, de discuter à l'amiable et de faire ensuite son rapport, ad audiendum et referendum. Au milieu des circonstances si extraordinaires, la prudence avait commandé cette précaution. Il ne devait point parler d'autre chose que du rétablissement de la religion en France, car, malgré sa situation si précaire, le Pape avait voulu oublier toutes ses préoccupations de souverain temporel pour ne se souvenir que de ses devoirs de Pontife. « Le Pape veut démontrer son désintéressement et la pureté de ses intentions, et, en ne parlant pas de choses temporelles, le négociateur soutiendra d'autant mieux les intérêts de la religion 1. »

Peu de jours après son arrivée, l'archevêque de Corinthe fut reçu par le ministre des relations extérieures, qui lui obtint presque aussitôt une audience de Bonaparte. « L'accueil du Premier consul fut, je puis le dire, un accueil de fête 2. Il me parla avec beaucoup de respect de Sa Sainteté et montra, pour elle, des dispositions très favorables. Il ne dissimula pourtant pas quelque déplaisir que Sa Sainteté

Il Papa vuol dimostrare il suo disinteresse e la purità delle sue intenzioni. (Instructions données à Spina.)

Festoso.

ne lui eût pas, en sa qualité de Premier consul, notifié officiellement son exaltation, comme elle l'a fait, dit-il, aux rois d'Angleterre et de Prusse et à l'empereur de Russie... Il me répéta ensuite tout ce qu'il avait déjà communiqué à l'éminentissime Martiniana sur ses intentions... Je fis doucement les objections que permettaient une première audience et l'extrême variété des sujets traités dans l'entretien. Je fis remarquer, et je l'espère avec succès, combien on devait apprécier l'adhésion donnée par le Saint-Père à la proposition d'envoyer un délégué à Paris dans des circonstances aussi critiques, au risque d'indisposer les puissances opposées à cette mesure, et combien était prudente la décision que je conservasse un caractère strictement privé. Des paroles obligeantes et l'ordre de conférer pour les affaires avec le ministre des relations extérieures et avec le sujet par lui désigné, terminèrent mon audience. qui fut d'une bonne demi-heure et dont j'avoue que je fus très satisfait1. »

Pourquoi Bonaparte voulait-il le Concordat et que pensait-il, au juste, en religion? Historiens, orateurs politiques et prédicateurs ont disserté à l'envi sur ce sujet dont l'intérêt n'est pas épuisé, tant cet homme règne encore sur nous et tant les questions qui se rattachent à sa religion demeurent actuelles, importantes et vivantes! Il y aurait de piquantes moralités à recueillir en étudiant sur ce point les vicissitudes de l'opinion et les appréciations contradictoires. Quel

Spina à Consalvi, 12 novembre 1800.

plaisir, par exemple, de suivre la fortune de Bonaparte dans la chaire chrétienne et de voir comment un genre d'éloquence qui parait immuable ressent le contre-coup des événements politiques et s'inspire des émotions contemporaines! Que d'auditoires ont pleuré de ce qui nous fait sourire aujourd'hui ! Il conclut le Concordat, et naturellement la louange du nouveau Cyrus retentit dans toutes les cathédrales qu'il vient de rouvrir et où, jusqu'à la fin de l'Empire, chacune de ses victoires sera saluée par un Te Deum et un mandement d'évêque. Il tombe, et la France épuisée retrouve la paix et la liberté avec son ancienne dynastie. Le roi très chrétien, l'auguste postérité de saint Louis, les princes et les princesses rendus à notre amour, chassent de la chassent de la chaire l'usurpateur étranger, le tyran sanguinaire, le persécuteur de l'Église, dont la justice divine a châtié les crimes'. Rien de plus naturel. Et, d'ailleurs, quel champ pour l'éloquence que les catastrophes de la Révolution et l'échafaud de Louis XVI! Jamais, assurément, orateur chrétien n'eut à célébrer des infortunes plus tragiques et des morts plus admirables que celles de la famille royale.

Cela n'allait pas toujours sans protestation, et je sais un village de Lorraine, où le prédicateur fut contredit publiquement. Adoptant une légende dont le Pape lui-même a déclaré la fausseté, il racontait avec indignation qu'à Fontainebleau Napoléon s'était porté sur Pie VII à des violences indignes, l'avait renversé et traîné par les cheveux sur le parquet. Pendant ce récit, il y avait un paysan qui s'agitait avec des signes visibles de mécontentement. C'était un ancien soldat rentré dans ses foyers depuis plusieurs années et qui parlait fort peu, parce qu'il bégayait horriblement. A la fin il n'y tint plus et, faisant un effort extraordinaire, il s'écria « Monsieur l'abbé, ce n'est pas vrai! J'ai vu le Pape, moi, et il n'avait pas de cheveux! ». Le fait m'a été raconté par un témoin auriculaire, et il s'est passé dans le village de M., dont les vicaires de L. faisaient le service religieux.

Arrive, avec la révolution de 1830, un gouvernement qui ne prêtait point à l'enthousiasme des prédicateurs, et le jeune clergé commence à regarder vers Sainte-Hélène et le grand tombeau qui inspirait si magnifiquement les poètes. Enfin, l'année 1840 et le retour des cendres inaugurent dans la chaire une restauration bonapartiste éclatante, une sorte de 20 mars qui n'a pas été suivi de Waterloo et qui se prolonge encore. C'est alors que Napoléon rentre en triomphe à Notre-Dame, introduit par Lacordaire, qui ressuscite les pompes du sacre et transforme le héros en apôtre éloquent de la divinité de Jésus-Christ. «< Un jour, les portes de cette basilique s'ouvrirent, un soldat parut sur le seuil, entouré de généraux et suivi de vingt victoires. Où va-t-il? Il entre, il traverse lentement cette nef, il monte devant le sanctuaire : le voilà devant l'autel. Qu'y vient-il faire, lui, l'enfant d'une génération qui a ri du Christ? Il vient se prosterner devant le Vicaire du Christ. » Le morceau est devenu classique, tout comme la tirade qui finit par la phrase célèbre : « En vérité, je me connais en hommes, et je vous dis que Jésus-Christ n'est pas un homme. » C'est ce que Renan appelait malicieusement démontrer le christianisme par la bataille de Marengo. La malice porte à faux, car, en laissant de côté Marengo, quoi de plus légitime que de revendiquer, pour la religion chrétienne, l'hommage d'un grand homme, puisqu'on emploie contre elle la tactique opposée, et que déjà Julien l'Apostat lui reprochait de n'être adoptée que par les pauvres d'esprit ? Ce n'est pas seulement dans les cathédrales que Napoléon est célébré. On parle de sa gloire dans les

plus humbles églises, comme sous le chaume, et il n'y a guère de catéchisme où les curés ne racontent la grande scène de l'empereur demandant à ses compagnons d'armes, réunis en cercle autour de lui, quel est le plus beau jour de sa vie, les réponses variées des généraux citant chacun un nom de bataille, le silence modeste de Drouot qui, enfin interpellé, s'écrie « Sire, c'est le jour de votre première communion. C'est vous qui avez raison, Drouot! »>< Anecdote touchante qu'on aimerait à croire authentique, mais qui paraît avoir été surtout accréditée par un prélat des bords de la Garonne dont l'autorité historique n'égalait pas la popularité 1 !

Quoi qu'il en soit de ces appréciations contradictoires et de ces légendes, que peut-on savoir exactement de la religion du Premier consul? J'oserais dire que sa psychologie religieuse ne me paraît pas avoir été plus compliquée que celle des autres officiers d'artillerie, ses contemporains, parce qu'en face du christianisme les plus grands hommes sont peuple, tantôt subjugués par sa beauté, tantôt repoussés par les sacrifices qu'il impose, tentés comme les autres et plus que les autres par l'orgueil et par le plaisir, par conséquent exposés à perdre la foi, comme le commun des esprits, sans qu'il faille y chercher des raisons particulières. Bonaparte fut préparé à la première communion avec soin, mais il ne reçut qu'une instruction religieuse très sommaire, et les Minimes de Brienne ne l'édifièrent pas toujours, s'il est vrai qu'il y en avait un qui disait la messe en cinq minutes.

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