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bles pour le général des hommes. Souvent une idée reçue, une pratique que les gens du monde regarderaient comme indifférente, et qu'ils s'empresseraient de proscrire comme minutieuse, suffit pour disposer les âmes aux plus grandes vertus et aux plus grands sacrifices. J'en appelle à l'expérience de tous les siècles les grandes choses qui se sont opérées dans le monde n'ont jamais été l'ouvrage de la raison seule; pour les opérer il a toujours fallu quelque chose de plus que la raison même.

Quand il s'agit surtout d'une institution religieuse, on tue l'institution si on veut la séparer de ce qui en fait l'âme. Les philosophes eux-mêmes ont reconnu que sans la religion les pauvres n'eussent jamais été servis que par des mercenaires; qu'il aurait pu exister quelques personnes privilégiées qui seraient venues à leur secours, mais que la religion seule a pu consacrer des corporations entières et nombreuses d'hommes et de femmes au service de l'humanité souffrante. Ce sont les petites pratiques de piété qui entretiennent et encouragent les grands actes de bienfaisance. Ce serait une grande erreur de penser que l'on pourrait conserver le bien que les associations religieuses produisent en tarissant la source qui les produit.

J'ajoute que ce serait mal connaitre le cœur humain que de l'empêcher de respirer librement dans des choses que la loi peut protéger, mais que le sentiment seul commande. L'office du magistrat est de veiller sur les devoirs essentiels du citoyen; mais dans les œuvres de surérogation, il faut laisser une grande latitude au libre arbitre. Les hommes sont d'autant plus attachés à certaines pratiques et à certaines vertus, qu'elles sont de leur choix, et qu'en les observant, ils peuvent s'y complaire, et avoir meilleure opinion d'eux-mêmes.

Il me parait bien important, Sire, qu'en vérifiant les divers statuts des associations religieuses, on s'astreigne

aux règles qui ont de tout temps été suivies en pareille matière, et qu'on ne décourage pas les membres de ces associations par des changements que l'intérêt de l'État ne demande pas, et qui ne pourraient même que tourner au préjudice de l'État. Tous les établissements de charité sont anciens; il ne faut point en changer les formes, si on ne veut s'exposer au risque d'en détruire l'esprit. C'est une maxime incontestable, que le magistrat n'a inspection sur les actions et sur les pensées qu'autant qu'elles importent à la société; car cette inspection n'est pas un pur acte de puissance, c'est un acte de raison et de sagesse qui est constamment dirigé par des vues réelles de bien public. C'est avec la plus respectueuse confiance que je soumets mes observations à Votre Majesté, à qui seule il appartient de dompter par son génie toutes les préventions, tous les sys tèmes et tous les préjugés.

PORTALIS.

LETTRE

AU PREMIER CONSUL,

AU SUJET DU POUVOIR DES ÉVÊQUES SUR LES MOINES QUI HABITENT LEUR DIOCÈSE,

ET DU DROIT Qu'a le souverain de les faire RENTRER DANS LA VIE CIVILE.

20 floréal an xi'.

Je vais vous présenter quelques explications sur la lettre de l'évêque de Namur, que vous avez bien voulu m'adresser confidentiellement.

Cette lettre prouve les bonnes intentions du préfet qui vous l'a transmise, et son attachement aux principes du

1 Inédit.

Gouvernement; mais elle prouve aussi que, si le zèle ne manque pas, l'instruction manque.

L'évêque de Namur suppose que les ex-religieux de son diocèse ne peuvent être soumis à sa juridiction que par un décret du pape ou de son légat.

Ce n'est là qu'une erreur; d'autres évêques avaient élevé le même doute, et je les ai convaincus qu'il n'était pas fondé.

Les ordres religieux, comme tels, étaient immédiatement soumis au saint-siége, dont ils étaient la milice; ils jouissaient de certaines exemptions autorisées par les conciles, et même reconnues par notre droit français.

Mais les exemptions étaient limitées aux choses qui se passaient dans l'intérieur du cloître, et qui étaient relatives à la monasticité.

Hors du cloître, et la vie conventuelle à part, les religieux retombaient sous la juridiction des évêques.

Aujourd'hui, les ordres religieux sont détruits par la loi; il n'y a plus ni cloître, ni conventualité donc, la juridiction des évêques est rentrée dans tous ses droits; elle ne peut être limitée par des exemptions qui ont disparu avec les monastères, comme l'accessoire tombe avec le principal. On n'a jamais disputé à la puissance civile le droit de supprimer des ordres religieux, puisqu'au contraire il a toujours été reconnu que de pareilles institutions ne peuvent exister malgré la puissance publique et sans son autorisation.

Or, la conséquence naturelle de ce principe est que, quand les lois ne veulent plus des ordres religieux, les personnes jusque-là consacrées à ces ordres rentrent dans le droit commun, qui les soumet à la juridiction épiscopale. On est citoyen avant que d'être moine, et les engagements que l'on contracte comme moine, et qui ne sont que de simple perfection et de conseil, ne sauraient préva

loir sur les devoirs dont on est tenu comme citoyen, et qui sont de précepte et de nécessité de salut.

La cour de Rome n'a jamais osé trop ouvertement contrarier ces vérités; elle a même eu l'adresse, en pareille occasion, d'accommoder sa conduite aux circonstances.

Ainsi, j'ai eu dans les mains des brefs qui autorisaient les religieux supprimés à se conformer aux lois civiles, et qui conséquemment les relevaient de l'exécution de leurs anciens vœux, excepté de celui de chasteté, dont les simples ecclésiastiques sont tenus. Les mêmes brefs reconnaissaient que les moines supprimés étaient désormais soumis à la juridiction des évêques. Ces brefs avaient été obtenus par des particuliers qui voulaient calmer leur conscience.

Les évêques seraient donc peu versés dans les matières théologiques et canoniques s'ils pouvaient douter de leur propre pouvoir.

Je garde, pour ma propre direction, la pièce que le premier consul a bien voulu me communiquer, et je fais faire une traduction d'un des brefs qui m'étaient tombés sous les mains, pour pouvoir la lui présenter.

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QUATRIÈME PARTIE.

LIBERTÉ, PROTECTION, POLICE DES CULTES

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