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on pouvait interdire à tous, sans distinction, la voie publique. C'étaient là deux systèmes bien tranchés que patronaient M. Baze pour la prohibition, M. Pascal Duprat pour la liberté. La commission, par l'organe de son rapporteur, M. Langlais (Sarthe) reconnut que la question ne présentait à aucun point de vue le caractère d'une question constitutionnelle. Suivant elle, si la liberté de publier ses opinions appartient à chaque citoyen, il appartient aussi à la société de régler l'exercice de cette liberté. Tout mode de publication est donc essentiellement dans le domaine de la loi. L'intérêt particulier, le droit individuel, doivent s'effacer ici, comme partout, devant l'intérêt et le droit de la société.

S'occupant d'abord de la proposition de M. Pascal Duprat, la commission estimait qu'il y aurait inconséquence et témérité de la part de l'Assemblée, à effacer elle-même cette loi de prévoyance, en livrant aux journaux la voie publique. L'Assemblée, disait le rapport, a vu s'agiter devant elle, sans être séduite, toutes les théories de la liberté et de la publicité sans limites. La multiplication des journaux ne lui a pas paru le seul moyen ni même le meilleur d'instruire et de moraliser le peuple. Elle n'a pas cru à une puissance de la vérité telle, que la société fût dispensée de toute prévoyance, comme si la pénalité et le jury avaient enlevé à la presse tous ses dangers. L'état présent de la France dicte d'ailleurs à l'Assemblée sa résolution. Le calme règne encore dans le pays, mais l'ère des agitations est prochaine. L'esprit d'anarchie n'a-t-il pas déjà assez de moyens de parler aux passions du peuple, sans qu'on l'autorise encore à élever ses tribunes sur la place publique? Bientôt sa voix seule y serait entendue. C'est l'effet ordinaire d'une telle liberté. Jamais elle n'a produit que le monologue des factions, en multipliant les organes de cette presse si connue dans nos troubles civils. Abaissez la barrière, immédiatement vous verrez cette presse renaître, injurieuse et violente, comme dans tous les temps; agitant les populations, exploitant les souffrances du travail, calomniant la société, étouffant la voix des opinions sages et pacifiques, se dérobant à la répression par la continuité même de ses attaques. C'est une véritable fièvre qu'on donnerait au pays, sous prétexte d'y animer la

vie politique, et la République n'a rien à gagner à ce réveil de l'esprit démagogique. On la jugera dans le monde par sa conduite dans cette période difficile de la transmission des pouvoirs. Elle aura beaucoup fait pour elle-même si elle sait la traverser avec calme, et elle n'y parviendrait point en face d'une démocratie ardente, livrée sans défense aux excitations journalières d'une presse anarchique.

Toutes ces considérations avaient paru décisives à la commission pour le rejet de la proposition de M. Pascal Duprat.

Venant ensuite à la proposition de M. Baze, la commission avait pensé que la faculté dont était investie aujourd'hui l'administration d'autoriser ou d'interdire la distribution et le colportage des écrits de tout genre présentait des inconvénients, même pour le pouvoir, en le rendant de fait, et malgré lui, responsable de ce que contiennent les journaux autorisés. L'utilité de ce pouvoir, soit pour le gouvernement, soit pour le public, n'avait pas paru à la commission de nature à balancer ses inconvénients. L'autoriié aurait lieu de se plaindre, disait le rapport, si la loi la laissait désarmée et sans puissance pour les jours de crise. L'œuvre de la commission serait de prévoir ces difficultés et de conserver au gouvernement les moyens d'y pourvoir. La proposition n'y apportait aucun obstacle; la commission proposait, en conséquence, de la prendre en considération.

L'Assemblée avait donc à choisir entre deux systèmes ; l'un soutenu par MM. Frichon et Pascal Duprat, proposait d'accorder aux journaux une liberté égale et absolue pour la vente sur la voie publique ; l'autre, résultant de la proposition de M. Baze, tendait à interdire cette vente d'une manière générale. Le premier voulait l'égalité dans la liberté, le second l'égalité dans la prohibition.

Bien qu'il s'agit d'une question importante et par les principes de liberté qui s'y trouvaient engagés et par certains faits qui s'y rattachaient spécialement, lesquels avaient à différentes reprises, éveillé toutes les susceptibilités de l'Assemblée et appelé son attention sur l'usage fait par l'administration, du droit d'autoriser que lui accordait la loi, le débat prolongé durant toute une séance n'eut pas l'intérêt qu'il semblait devoir offrir. On remarquait

déjà que des questions qui auraient autrefois tenu une place considérable dans les débats parlementaires, pouvaient à peine pendant quelques heures attacher l'Assemblée, soit que prévoyant des jours plus orageux, celle-ci réservât sa passion pour ces moments suprêmes, soit aussi peut-être que la discussion manquât d'un éclat suffisant. Il est certain que les illustrations parlementaires, après s'être, presque sans exception, prodiguées dans la grande lutte du mois de janvier, se retiraient dans l'ombre, à droite aussi bien qu'à gauche, comme si elles voulaient conserver toutes leurs forces pour une occasion décisive. Des orateurs, qui, dans cette nouvelle discussion parlèrent au nom de l'opposition avec une certaine force, n'avaient ni cette autorité de parole, ni cette supériorité d'éloquence qui élèvent et agrandissent les questions, qui excitent et font éclater les ardeurs politiques.

Le terrain de la discussion spéciale fut plus d'une fois dépassé. A un horizon assez rapproché apparaissaient des questions très-hautes, dont quelques orateurs impatients voulurent prendre les prémices. Récriminations sur le passé, menaces et terreurs de l'avenir défrayèrent cette conversation parlementaire dont le résultat, prévu à l'avance, fut le rejet de la proposition Pascal Duprat, par 406 voix contre 226, et la prise en considération de la proposition Baze (24 avril).

Cette décision de l'Assemblée ne vidait pas le débat engagé. La proposition Baze, soutenue par une fraction importante de la droite de l'Assemblée, adoptée avec restrictions par le ministère, pouvait donner lieu à des explications graves. La difficulté fut ajournée. Le rejet de la proposition de M. Pascal Duprat n'avait fait que déblayer le terrain de la lutte.

Au fond, il s'agissait, entre le ministère et une partie de la majorité, beaucoup moins d'une question de liberté théorique, que de la situation spéciale faite à certains journaux qui soulevaient avec vigueur, et souvent avec habileté, une polémique ardente contre la loi du 31 mai.

Quelques jours avant, le 3 avril, l'Assemblée avait repoussé, par 426 voix contre 213, la prise en considération d'une proposition de quelques représentants montagnards, ayant pour objet le libre exercice des professions d'imprimeur et de libraire.

Cette proposition, patronée par M. Dain, avait été déjà présentée par Benjamin Constant en 1830. Tous les efforts du brillant orateur avaient échoué devant la difficulté de concilier le principe de la liberté absolue, en matière d'imprimerie et de librairie, avec les impérieuses exigences de l'ordre.

D'ailleurs, l'auteur de la proposition nouvelle avait laissé de côté deux questions qui, en 1830, avaient entraîné la chute dụ projet. Ces deux questions étaient celles du cautionnement et de l'indemnité. Ce silence valut à M. Dain, de la part du rapporteur, une fin de non-recevoir.

Dans le cours de la discussion, un membre, M. Moulier, reconnut qu'avec la loi telle qu'elle existait, on pouvait craindre que l'autorité ne se livrât à l'arbitraire. Mais cet arbitraire, ajoutait-il, a un contre-poids dans la publicité et dans la responsabilité des agents du pouvoir. On pouvait craindre que la loi n'eût augmenté le monopole en restreignant le nombre des brevets. Elle n'en avait rien fait. Il existait, au mois d'avril 1851, 1,100 imprimeurs brevetés et 5,000 libraires. Sous la Restauration, on avait retiré trois brevets, un seul avait été retiré sous le gouvernement de Juillet, neuf l'avaient été depuis la République.

Ce n'étaient là que des escarmouches, et la lutte sérieuse s'annonçait par ces engagements d'avant-garde. Elle devait éclater avec la question de la révision. On pressentait tellement la gravité de ces débats, que l'Assemblée avait entendu, avec une émotion profonde, la lecture d'une lettre de M. Dupin aîné qui, le 31 mars, demandait un mois de congé et se démettait de ses fonctions de président. L'Assemblée se refusa à accepter cette démission, et, le 12 mai, elle renouvela à M. Dupin son témoignage de confiance en l'appelant de nouveau au fauteuil. Sur 478 votants, M. Dupin eut 350 voix contre 85 données à M. Mathieu ( de la Drôme), et 55 à M. de La Rochejaquelein.

Ce fut un événement parlementaire que cette phrase qui terminait la lettre de M. Dnpin:

« Je reviendrai avant la fin de mai prendre part à nos communs travaux, surtout pour des questions qui intéressent au plus haut degré l'avenir du pays, et qui méritent assurément qu'on y consacre du recueillement et de la méditation. >>

C'était comme l'annonce officielle du grand débat sur la révi sion de la Constitution.

Le terrain fut encore déblayé par l'ajournement d'une loi organique importante, la loi réglant toute l'administration intérieure et qui organisait les communes, les cantons, les départements et les conseils de préfecture.

Les pouvoirs des Conseils électifs, nommés en vertu de la Constitution allaient bientôt expirer. Or, il était à craindre que la loi organique sur les attributions municipales et départementales ne fut pas encore votée pour cette époque. Le gouvernement pensa que, dans un intérêt d'ordre public, il fallait prendre une mesure semblable à celle qui avait été prise pour la garde nationale. M. le ministre de l'intérieur, en se fondant sur ce précédent, présenta donc un projet de loi tendant à faire proroger provisoirement les pouvoirs des Conseils généraux, d'arrondissement et municipaux ; il demanda en même temps pour ce projet une déclaration d'urgence.

La gauche fit entendre de vives réclamations; M. Pascal Duprat s'écria que l'approche des élections n'était qu'un prétexte, et que la prorogation dans laquelle on voulait engager l'Assemblée n'était qu'un premier pas vers la prorogation des pouvoirs du président de la République. M. de Vatimesnil ramena la question à des termes plus positifs : il expliqua que les travaux de la commission municipale et départementale étaient encore trop peu avancés pour que le rapport pût être soumis pour la première fois aux délibérations de l'Assemblée avant la fin du mois de juillet; l'urgence fut déclarée et le projet de loi renvoyé à la commission municipale et départementale (6 mai).

La révision, c'était là le terrible écueil sur lequel il semblait que dût s'échouer bientôt l'un des deux grands pouvoirs. Le ministère du 10 avril, dont les efforts sincères cherchaient à ménager une réconciliation entre le gouvernement et l'Assemblée, avait espéré que la révision de la Constitution pourrait en être le gage, et ses protestations loyales de respect pour la loi du 31 mai, avaient fini par désarmer une partie de la droite.

Mais la loi du 31 mai avait trouvé, dans l'Assemblée, comme

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