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voirs. Dans la visite rendue, la veille du jour de l'an, par M. Dupin au Président de la République, celui-ci avait adressé au président de l'Assemblée ces paroles significatives: « Vous et moi, chacun dans la limite de nos attributions, nous devons nous attacher à faire respecter les lois du pays et l'autorité qui nous est donnée par la Constitution, sans empiétement d'un pouvoir sur l'autre. Je ne tiens pas à la prorogation de mes pouvoirs, mais je tiens, quand je remettrai au peuple le pouvoir que j'ai reçu de lui, à le lui rendre intact et respecté. Ma conviction, c'est que la France veut la paix et l'ordre, et elle donnerait tort à celui des deux pouvoirs qui attaquerait l'autre. »

Cependant on était en pleine crise. Les nouvelles arrivaient à la chambre, nombreuses, contradictoires. Tantôt on annonçait un ministère de pure gauche, tantôt une administration exclusivement élyséenne. Quelques-uns craignaient ou feignaient de craindre que le Président ne choisît pour appeler dans ses conseils, ou ses amis personnels ou des noms compromis dans la gauche. On s'em. pressait d'ajouter, avec une habileté transparente, que cette conduite rallierait contre le Président de la République tous les partis monarchiques, et les pousserait peu à peu en dehors de la légalité. D'autres affirmaient que les ministres démissionnaires reprendraient leurs portefeuilles faute de successeurs. A travers toutes ces émotions, les affaires du pays se faisaient peu ou se faisaient mal. L'opinion publique, inquiète, sentait s'ébranler sa confiance dans ceux qui étaient appelés à diriger les affaires. Elle eût pu sans doute subir avec patience les conflits causés par des dissentiments sérieux sur des principes fondamentaux; mais elle s'irritait, et à juste titre, de querelles sorties d'incompatibilités secrètes, de froissements dus à des questions d'influence.

Ceux qui n'étaient pas dans le secret de la lutte s'étonnaient de voir le cabinet du 31 octobre porter la peine de ces tiraillements politiques. Car enfin, disait-on, ces ministres dont la majorité ne voulait plus, ils avaient été pris dans le sein de la majorité, ils en étaient l'expression la plus fidèle, et ils ne pouvaient pas en être la plus éclatante, parce que la majorité, prise dans son ensemble, était une coalition et n'avait point, ne pouvait avoir d'hommes qui la représentassent avec éclat. Par qui les remplacerait

on? Si c'était leur médiocrité dont on ne voulait plus, cette médiocrité était leur mérite et la qualité précieuse qui les rendait à la fois possibles et suffisants. Pour en trouver d'autres qui offrissent le même avantage, il faudrait chercher au-dessous d'eux.

Mais bientôt une révélation nouvelle vint jeter quelque jour dans les obscurités du conflit. Le bruit courut que ce qu'il y avait de plus sérieux dans la crise ministérielle, c'était le maintien ou la destitution du général en chef de l'armée de Paris. C'était là, disait-on, une condition formelle d'une recomposition du ministère. Aussitôt les ignorants ou les habiles de s'écrier que là seulement serait la provocation; qu'une telle mesure ôterait à la sécurité publique un appui nécessaire. Ils ajoutaient que ce serait sacrifier une vaine jalousie de pouvoir au bien général.

Ce que l'on ne disait point, ce que l'on ne pouvait dire, mais ce que savait tout le monde, c'est que le Président de la République n'avait pas voulu plus longtemps d'un troisième pouvoir dans l'État. Sentinelle placée auprès du pouvoir exécutif dans un but encore mal compris, difficile à définir, mais évidemment hostile, M. le général Changarnier avait dû tomber enfin, non pas devant la peur mais devant l'impatience qu'il inspirait. Ceux qui ne voyaient dans l'honorable général que l'homme qui avait naguère si énergiquement soutenu l'élu du 10 décembre contre les mauvais vouloirs de la Constituante, que le bouclier du pouvoir et de la société, au 29 janvier, au 13 juin, s'expliquaient mal l'incompatibilité qui éclatait à cette heure. Mais cette incompatibilité n'était pas nouvelle. Peu à peu, l'honorable général avait fait de son commandement extraordinaire un pouvoir de l'État. Pendant la prorogation de l'Assemblée, M. Changarnier avait fait cause commune avec les adversaires du pouvoir exécutif. Pendant que les hommes éminents des partis monarchiques se rendaient ostensiblement à Wiesbaden ou à Claremont, M. Changarnier était resté près du Président, non comme un lieutenant, mais comme un observateur inquiet et sévère. Il avait joué, à cette époque, non le rôle d'un bras du pouvoir exécutif, mais celui d'un protecteur de la commission de permanence. Au moment où étaient lancées contre le Président les étranges imputations du procès Yon-Allais,

le général avait associé son nom à ces bruits regrettables par un ordre du jour inutile et tardif. Enfin, le général était devenu comme la personnification de l'article 32 de la Constitution, cette machine de guerre incessamment dirigée contre le pouvoir exécutif.

On se demandait encore, il est vrai, lequel des deux partis dynastiques s'était assuré la coopération du général. L'attitude réservée de M. Changarnier l'avait fait surnommer le Sphinx de la monarchie et on lui assignait ouvertement le rôle de Monck, sans pourtant décider au profit de quelle cause il voudrait descendre à le jouer.

Quoi qu'il put y avoir de vrai dans ces imputations, on affirmait que derrière l'honorable général se tenait une des plus vives, des plus habiles et quelquefois des plus dangereuses intelligences qu'ait enfantées le régime parlementaire. On disait encore que cet inspirateur secret des actions de l'honorable général personnifiait en lui des espérances dont la chute du Président de la République était l'exorde nécessaire. Et c'est là ce qui faisait la part belle au pouvoir exécutif dans l'opinion publique. Il avait été facile de reconnaître que, les grands périls qui menaçaient la société une fois conjurés, le pouvoir législatif avait, sans le vouloir sans doute, permis aux deux conspirations dynastiques de s'organiser et de s'abriter dans son sein. Peut-être n'y avait-il pas, parmi les partisans du pouvoir exécutif, plus de respect pour la Constitution que parmi les sectateurs des monarchies tombées. Mais au moins les premiers avaient-ils l'avantage de la position, puisqu'ils se rangeaient du côté de celui qu'avait choisi la France.

Quant au droit de révoquer le général en chef de l'armée de Paris, personne ne le contestait. Il était écrit dans la Constitution. Mais on ajoutait qu'il ne suffit pas que le pouvoir use d'un droit qui lui appartient; il faut encore qu'il en use avec modération, et non dans un but de satisfaction personnelle.

Le Moniteur du 10 janvier vint mettre fin à la crise. Le ministère était reconstitué, avec M. Baroche à l'intérieur, M. Rouher à la justice, M. Fould aux finances, M. de Parieu à l'instruction publique, et, comme ministres nouveaux, M. Drouyn de Lhuys,

aux affaires étrangères, M. Regnault de Saint-Jean-d'Angély à la guerre, M. Magne aux travaux publics, M. Bonjean à l'agriculture

et au commerce.

Enfin, M. le général Changarnier était révoqué. L'honorable général Baraguay-d'Hilliers était appelé au commandement de l'armée de Paris. M. le général de division Perrot était nommé au commandement de la garde nationale.

Pour ceux qui niaient les dispositions hostiles du général révoqué, pour ceux qui se rappelaient les services rendus par lui à la cause de l'ordre et qui fermaient les yeux sur l'intolérable antagonisme qui avait élevé les Tuileries contre l'Élysée, cette révocation était une faute grave, la première faute commise par le pouvoir exécutif, le premier pas fait hors du système de modération auquel le Président était jusqu'alors resté fidèle. Pour les autres, c'était un avertissement donné aux conspirateurs dynastiques, l'usage énergique et nécessaire d'un droit.

Il faut le dire, à l'exception d'une certaine partie de la bourgeoisie parisienne, la retraite du général Changarnier ne provoqua ni les regrets, ni les colères sur lesquels on avait compté. C'est que de ces conflits, de ces froissements, de ces crises ministérielles, l'opinion publique ne s'inquiétait pas comme elle l'eût fait dans d'autres temps. Elle réservait ses craintes pour d'autres temps, pour d'autres dangers. Mais, quelle que fûtl'attitude du parlement en face du ministère, les fonds publics restaient fermes et le travail ne s'arrêtait pas. Le ministre des finances choisissait ce moment d'agitations parlementaires pour abaisser d'un demi pour cent l'intérêt des bons du trésor.

Il n'y avait que le Parlement dans lequel cette situation difficile exerçât une fâcheuse influence. Les travaux de l'Assemblée s'en ressentaient de façon à légitimer l'indifférence ou l'antipathie croissante de l'opinion publique. En vain, dans une séance pleine d'inattentions, M. le président Dupin s'écriait « Messieurs, vous avez la plénitude du pouvoir législatif, vous êtes complets.» Les conversations particulières témoignaient de préoccupations étrangères aux études sérieuses. On votait, un peu à la hâte, la loi relative au régime commercial de l'Algérie. On discutait un peu superficiellement une importante proposition de

M. Dufournel, relative à l'agriculture. On prenait, on quittait, on reprenait l'étude d'une réforme hypothécaire. On entendait, on n'écoutait pas. La séance était souvent tout entière dans les couloirs.

Comme on pouvait s'y attendre, dès l'ouverture de la séance (10 janvier), M. de Rémusat, au nom de la majorité, provoqua des explications, proposant, si elles n'étaient pas satisfaisantes, de nommer d'urgence une commission chargée de prendre toutes les mesures que les circonstances pouvaient commander. L'honorable membre voulait connaître les causes qui avaient amené la dissolution et la reconstitution du cabinet.

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J'espérais, dit-il, d'une voix forte, mais émue, qu'après les actes extraordinaires que nous connaissons, le ministère, cédant cette fois aux usages des gouvernements libres, viendrait nous expliquer pourquoi il siége sur ces bancs. A défaut de ces explications qui nous étaient dues, il faut que la France parle. —Oui! oui s'écrie-t-on sur les bancs de la droite. Cette Assemblée, reprend M. de Rémusat, a sauvé la France, et n'a laissé à d'autres que l'honneur de la suivre. De nouvelles acclamations parties du même côté interrompent l'orateur, qui continue ainsi : Je supplie les ministres d'exposer ici leur politique, sinon je demanderai à l'Assemblée de se retirer dans ses bureaux pour prendre toutes les mesures que les circonstances pourraient commander, et de faire cesser un généreux silence qui a duré trop longtemps. Les bravos recommencent à droite: toute la gauche reste étrangère à cette manifestation.

M. Baroche prit la parole avec un embarras visible, encore augmenté par les murmures malveillants d'une partie de l'Assemblée. C'était la droite, cette fois, qui couvrait systématiquement la voix de l'orateur. M. Baroche reconnut avec M. de Rémusat que l'Assemblée avait sauvé la France; mais il revendiqua la part du gouvernement dans cette œuvre de salut, montrant qu'elle ne s'était accomplie que par l'accord des deux pouvoirs. Je m'adresse, ajouta l'orateur, à ceux avec lesquels nous avons marché si longtemps, et avec lesquels nous espérons marcher Non, non, s'écrièrent quelques voix de la droite. Vous dites non ! reprend le ministre. Ainsi donc vous nous de

encore.

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