Page images
PDF
EPUB

ment fut combattu par MM. Berryer et de Montalembert par cette raison qu'il n'appartenait pas à l'Assemblée de limiter en quoique ce fût les pouvoirs de la Constituante. Mis au voix, l'amendement fut rejeté par 12 voix sur 15. Deux membres avaient seuls voté pour, MM. Charamaule et Jules Favre. M. le général Cavaignac s'était abstenu.

Restait à nommer un rapporteur : M. de Tocqueville fut désigné par 8 voix (25 juin).

Le Président de la République continuait à parler à la France du haut de ces tribunes improvisées que lui élevaient les fêtes de l'industrie. L'inauguration de la section de Tours à Poitiers (1er juillet) lui fournit une occasion nouvelle de se mettre en rapport avec les populations. La municipalité de la ville de Poitiers passait pour républicaine, et on disait que sur des ordres envoyés de Paris par les meneurs des sociétés secrètes, le ban et l'arrière-ban des démocrates allaient être convoqués sur toute la ligne du chemin de fer pour donner une leçon de républicanisme au chef de l'Etat républicain. La veille de la solennité, dans une proclamation inconvenante, le maire de la ville de Poitiers recommandait à la générosité de ses administrés l'hôte qu'ils allaient recevoir. On s'attendait à un scandale.

Le discours adressé par ce maire au Président exprima l'espoir que la légalité serait respectée par tout le monde et que les institutions républicaines sortiraient de la crise de 1852 saines, sauves et raffermies. Le Président, dont les paroles étaient attendues avec une curiosité pleine d'inquiétude et d'émotion, répondit avec une réserve et une mesure parfaites; rien dans son toast ne rappelait les allusions agressives du discours de Dijon. En voici le texte :

<< Monsieur le maire,

» Soyez mon interprète auprès de vos concitoyens pour les remercier de leur accueil si empressé et si cordial.

>> Comme vous, j'envisage l'avenir du pays sans crainte, car son salut viendra toujours de la volonté du peuple, librement exprimée, religieusement acceptée. Aussi j'appelle de tous mes vœux le moment solennel où la voix puissante de la nation dominera toutes les oppositions et mettra d'accord toutes les rivalités; car il est bien triste de voir les révolutions ébranler la société, amonceler

les ruines, et cependant laisser toujours debout les mêmes passions, les mêmes exigences, les mêmes éléments de troubles.

>> Quand on parcourt la France et que l'on voit la richesse variée de son sol - les produits merveilleux de son industrie; lorsqu'on admire ses fleuves, ses routes, ses canaux, ses chemins de fer, ses ports que baignent deux mers, on se demande à quel degré de prospérité elle n'atteindrait pas si une tranquillité durable permettait à ses habitants de concourir de tous leurs moyens au bien général, au lieu de se livrer à des dissensions intestines.

[ocr errors]

Lorsque, sous un autre point de vue, on réfléchit à cette unité territoriale que nous ont léguée les efforts persévérants de la royauté, à cette unité politique, judiciaire, administrative et commerciale que nous a léguée la révolution; quand on contemple cette population intelligente et laborieuse, animée presque tout entière de la même croyance et parlant le même langage; ce clergé vénérable qui enseigne la morale et la vertu, cette magistrature intègre qui fait respecter la justice, cette armée vaillante et disciplinée qui ne connaît que l'honneur et le devoir; enfin, quand on vient à apprécier cette foule d'hommes éminents, capables de guider le gouvernement, d'illustrer les Assemblées aussi bien que les sciences et les arts, on recherche avec anxiété quelles sont les causes qui empêchent cette nation, déjà si grande, d'être plus grande encore, et l'on s'étonne qu'une société qui renferme tant d'éléments de puissance et de prospérité s'expose si souvent à s'abîmer sur elle-même.

>> Serait-il donc vrai, comme l'Empereur l'a dit, que le vieux monde soit à bout et que le nouveau ne soit pas assis? Sans savoir quel il sera, faisons notre devoir aujourd'hui, en lui préparant des fondations solides.

>> J'aime à vous adresser ces paroles dans une province renommée à toutes les époques par son patriotisme. N'oublions pas que votre ville a été, sous Charles VII, le foyer d'une résistance héroïque, qu'elle a été pendant quatorze ans le refuge de la nationalité dans la France envahie. Espérons qu'elle sera encore une des premières à donner l'exemple du dévouement à la civilisation et à la patrie.

» Je porte un toast à la ville de Poitiers. >>

L'opinion républicaine avait au banquet des représentants qui n'attendaient qu'un prétexte pour lancer en forme de protestation le cri de Vive la République ! Le prétexte leur manqua et des applaudissements nombreux accueillirent l'orateur qu'on avait espéré faire tomber dans un piége et dont l'habileté déjouait les mauvais vouloirs.

Louis-Napoléon Bonaparte pouvait se résigner à la patience : à l'exception de quelques autorités municipales jalouses de jouer un rôle, de quelques gardes nationaux fiers de manifester leur indépendance, de quelques émissaires apostés des clubs de petites villes, imperceptible minorité faisant nombre à force de bruit et de mouvement, il n'avait rencontré sur sa route que sympathie

et bienveillance. Le véritable peuple, les ouvriers des villes, les cultivateurs des campagnes, l'acclamait avec enthousiasme. Pour un cri de Vive la République ! éclataient mille cris de Vive le Président! Vive Napoléon !

A Châtellerault, la démagogie avait concentré toutes ses forces. Il fallut arrêter quelques misérables qui poursuivaient la voiture du prince en criant à bas Napoléon! A un discours reconnaissant et respectueux du maire, le Président répondit :

« Messieurs, en remerciant M. le maire des paroles affectueuses qu'il m'adresse, je ne puis attribuer à moi seul les heureux résultats qu'il a bien voulu signaler. Depuis trois ans, ma conduite peut se résumer en quelques mots. Je me suis mis résolûment à la tête des hommes d'ordre de tous les partis, et j'ai trouvé en eux un concours efficace et désintéressé. S'il y a eu quelques défections, je l'ignore, car je marche en avant sans regarder derrière moi. Pour marcher dans des temps comme les nôtres, il faut en effet avoir un mobile et un but. Mon mobile, c'est l'amour du pays; mon but, c'est de faire que la religion et la raison l'emportent sur les utopies, c'est que la bonne cause ne tremble pas devant l'erreur.

>> Ce résultat sera obtenu si nous suivons dans toute la France l'exemple de Châtellerault, et si nous forgeons des armes, non pour l'émeute et pour la guerre civile, mais pour accroître la force, la grandeur et l'indépendance de la

nation.

» A la ville de Châtellerault! >>

Ainsi s'effaçaient à chaque pas les traces du discours qui avait ému si vivement les parlementaires. A Beauvais, quelques jours plus tard, tout en prêchant d'exemple la conciliation et l'oubli, le Président laissa percer dans quelques paroles pleines d'énergie, cette foi puissante et invincible en sa propre destinée qui faisait sa force au milieu de l'indécision et des défaillances des partis.

Le maire de Beauvais s'était adressé, non plus au Président de la République, mais à l'élu du 10 décembre, à l'héritier d'un guerrier illustre. Le Prince répondit :

<< Messieurs,

» L'honorable maire de Beauvais me pardonnera de me borner à un simple remercîment pour les paroles flatteuses qu'il vient de m'adresser. En y répondant, je craindrais d'altérer le caractère religieux de cette fête, qui, par la commémoration d'un fait glorieux accompli dans cette ville, offre un haut enseignement historique.

» Il est encourageant de penser que, dans les dangers extrêmes, la Providence réserve souvent à un seul d'être l'instrument du salut de tous, et, dans certaines circonstances, elle l'a même choisi au milieu du sexe le plus faible, comme si elle voulait, par la fragilité de l'enveloppe, prouver mieux encore l'empire de l'âme sur les choses humaines, et faire voir qu'une cause ne périt pas lorsqu'elle a pour la conduire une foi ardente, un dévouement inspiré, une conviction profonde.

[ocr errors]

Ainsi, au xve siècle, à peu d'années d'intervalle, deux femmes obscures, mais animées du feu sacré, Jeanne d'Arc et Jeanne Hachette, apparaissent au moment le plus désespéré pour remplir une sainte mission.

>> L'une a la gloire miraculeuse de délivrer la France du joug étranger; >> L'autre inflige la honte d'une retraite à un prince qui, malgré l'éclat ét l'étendue de sa puissance, n'était qu'un rebelle, artisan de guerre civile.

» Et cependant, à quoi se réduit leur action? Elles ne firent autre chose que de montrer aux Français le chemin de l'honneur et du devoir, et d'y marcher à leur tête.

>> De semblables exemples doivent être honorés, perpétués. Aussi suis-je heureux de penser que ce soit l'empereur Napoléon qui, en 1806, ait rétabli l'antique usage, longtemps interrompu, de célébrer la levée du siége de Beauvais.

>> C'est que, pour lui, la France n'était pas un pays factice, né d'hier, renfermé dans les limites étroites d'une seule époque ou d'un seul parti: c'était la nation grande par huit cents ans de monarchie, non moins grande après dix années de révolution; travaillant à la fusion de tous les intérêts anciens et nouveaux, et adoptant toutes les gloires, sans acception de temps ou de cause. » Nous avons tous hérité de ces sentiments, car je vois ici des représentants de tous les partis; ils viennent avec moi rendre hommage à la vertu guerrière d'une époque, à l'héroïsme d'une femme.

» Portons un toast à la mémoire de Jeanne Hachette. >>

L'instinct jaloux de la démocratie comprenait et redoutait ce calme confiant, cette marche lente et persévérante vers un but fortement marqué. Si les colères des républicains poursuivaient les utopistes de la restauration monarchique, leurs terreurs n'avaient qu'une cause sérieuse : l'Empire.

Il y parut lorsque, dans les premiers jours de juillet, la police découvrit un nouvel atelier clandestin du Comité central de résistance. Le bulletin n° 12, prêt à paraître, menaçait bien les fauteurs de révision et exhortait le peuple, si on déchirait la Constitution, à en ramasser les lambeaux pour bourrer ses fusils; mais ses fureurs allaient surtout à Louis Bonaparte, ce misérable jongleur affilié aux jésuites, crétin stupide et tétu, s'apprêtant à faire une Saint-Barthélemy de patriotes.

M. de Tocqueville, cependant, avait achevé son rapport sur la proposition de révision. Il le lut le 8 juillet à l'Assemblée.

Le ton et l'esprit général de ce grave document, écouté au milieu d'un silence et d'un recueillement inusités, était de nature à ne satisfaire complétement et à ne blesser profondément aucun des partis parlementaires. Conciliant et modéré dans la forme, il n'était absolu que sur un point, le respect de la Constitution et de la légalité.

Organe du vœu d'une révision totale, l'éminent rapporteur expliquait nettement le sens de cette formule en déclarant que le but de la commission avait été de n'imposer aucune limite à l'exercice de la souveraineté nationale, et de laisser à l'Assemblée constituante la pleine et entière liberté de ses votes.

Mais, dans les considérants qui précédaient les conclusions du rapport, le rapporteur n'avait pas gardé la même réserve et la même impartialité que dans ces conclusions, elles-mêmes.

On y remarquait ces phrases singulières.

Si, par suite de cette anxiété publique, dans l'absence de tout autre candidat connu, peut-être par suite de l'action illégitime des partis ou du pouvoir lui-même, une élection inconstitutionnelle avait lieu, qu'arriverait-il ? Croit-on que l'unique conséquence d'un pareil fait fût l'abolition d'un article de la Constitution? Est-ce que quand un peuple a brisé de ses propres mains une partie de sa loi fondamentale, il n'a pas virtuellement aboli tout le reste, et réduit en poussière la fabrique entière de son gouvernement? Non : la Constitution tout entière serait renversée, renversée par une impulsion soudaine, par un effort irréfléchi, sans qu'il restât debout aucun pouvoir légitime qui eût le droit de rien édifier à sa place. Et qu'est-ce que la Constitution, Messieurs, quelque imparfaite qu'on la suppose? Avons-nous besoin de le dire? c'est la légalité, c'est le droit. La Constitution non pas légalement changée, mais violée et renversée, tout est permis, tout peut être essayé, tout est possible. Le droit politique n'est plus nulle part; la seule et dernière image qui nous en restait a disparu. La France est de nouveau livrée aux caprices de la foule et aux hasards de la force.

Qui pourrait penser et qui oserait dire que l'Assemblée Nationale, gardienne du droit, dût souffrir tranquillement qu'on entraînât de nouveau, sous ses yeux même, la nation vers cette carrière de révolutions et d'aventures? L'Assemblée Nationale tient de la Constitution toute sa puissance, elle est par elle le premier pouvoir de l'Etat, et rien sans elle. Son devoir, le sentiment de sa responsabilité, son intérêt, son propre honneur, l'obligent à la défendre. L'Assemblée pourrait-elle tolérer que les agents du pouvoir exécutif, détournant les forces que la Constitution met dans leurs mains pour un autre usage, préparassent et favorisassent des candidatures inconstitutionnelles? Et si par malheur ils le tentaient, cela ne conduirait-il pas inévitablement à la lutte ouverte et violente des deux grands pouvoirs ?

« PreviousContinue »