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entre deux intérêts contraires. Au point de vue monarchique, l'Europe est profondément émue, profondément alarmée; il n'y a pas de révolution qui n'ait son écho dans toutes les capitales et dans la même proportion que je viens de faire voir de 1814 à 1848, les faits parlent. L'Europe est donc profondément émue, au point de vue monarchique; mais, au point de vue de la jalousie et de la concurrence nationale, elle est profondément satisfaite.

Ce qui fait que les cabinets vont d'hésitation en hésitation, et de fluctuation en fluctuation depuis quarante ans, c'est qu'il y a toujours le sentiment monarchique qui dit: Sois affligé, et le sentiment national qui dit: Sois satisfait; tu subis une crise, mais tu en sortiras et tu y laisseras beaucoup moins que la France, ton ancienne rivale; entre en relation avec toutes les révolutions; travailles-y même s'il le faut !

M. Payer attaqua la révision dans l'intérêt de la République. M. de Mornay la combattit dans l'intérêt de la monarchie.

Après eux M. le général Cavaignac monta à la tribune. Dans un discours long et pénible, l'honorable général reproduisit son dogme de la nécessité, de l'inviolabilité de la République. Selon lui, la République était le gouvernement naturel et imprescriptible de l'homme, le gouvernement imposé par le ciel ou par la raison humaine à tous les peuples qui veulent vivre libres. Il était de ceux qui, après avoir établi la République au nom de la volonté nationale, eussent voulu supprimer la volonté nationale au profit de la République. Il mettait le gouvernement de son choix au-dessus de l'opinion publique, au-dessus de la discussion, au-dessus du suffrage universel. Restait à savoir si le pays, qui n'a pas voulu passer cette prétention à la monarchie, voudrait la passer à la République. La monarchie, au moins, était le gouvernement historique et traditionnel du pays; elle était contemporaine de notre nationalité française; elle se liait aux premiers âges, aux nobles souvenirs, aux glorieuses destinées de notre vieille patrie; elle avait partagé pendant quatorze siècles sa bonne et sa mauvaise fortune; à ce titre, la monarchie était excusable d'invoquer ce droit divin, ce droit antérieur et supérieur qu'elle répudiait aujourd'hui devant le principe nouveau de la souveraineté nationale. Mais revendiquer le droit divin, le droit antérieur et supérieur de la République, de la République née le 24 février, de cette formé de gouvernement qui ne s'impatronišẽ en France que par la violence, qui ne dure que par l'anarchie et qui glisse dans le sang jusqu'au despotisme, n'était-ce pas se jouer à

la fois des droits du bon sens et de ceux de l'opinion publique ?

Le lendemain, 15 juillet, M. Coquerel défendit le projet de révision avec une passion. républicaine qui n'excluait pas des sympathies nombreuses et divergentes. Après un éloge de la République, qu'il déclarait être « le vrai gouvernement de l'Evangile, » après un témoignage de regret adressé à la monarchie constitutionnelle, et une profession de vive reconnaissance pour le Président de la République, l'orateur protestant annonça, tout désolé qu'il fût de cette perspective, la réélection du prince Louis-Napoléon Bonaparte comme inévitable. Il engagea donc l'Assemblée à se résigner et à voter la révision, si elle ne voulait pas courir la chance d'une réélection inconstitutionnelle.

La Montagne, pour garder une attitude plus digne dans le débat, avait interdit la parole à un de ses orateurs les plus excentriques, M. Lagrange; elle ouvrit la tribune à un de ses orateurs les plus habilement compassés, M. Grévy.

Après lui, la parole inculte et quelque peu emphatique de M. Michel (de Bourges) porta une sorte d'animation dans le débat. Son discours trop long, scindé en deux séances, mais vigoureusement et largement étudié, entreprit de démontrer la supériorité politique du gouvernement républicain sur le gouvernement monarchique; il accusa la monarchie d'être incompatible avec les conquêtes les plus précieuses de notre siècle, avec les grands principes de liberté, de justice et d'égalité que la révolution de 1789 a semés dans le monde ; il essaya une audacieuse apologie de la Convention, qu'il exalta aux dépens des monarchies qui ont gouverné la France après elle. Une de ses prétentions les plus hardies fut d'établir que le gouvernement monarchique était impuissant à régler d'une manière équitable et libérale les rapports du capital et du travail, A la République seule il attribuait le pouvoir et la volonté de résoudre cet important problème. Au reste, se séparant de M. le général Cavaignac, M. Michel (de Bourges) admit que la République pouvait être discutée, et cela par cette raison, peut-être un peu présomptueuse, que, dit-il, « nous avons la prétention d'être la raison même. »

Dans le jugement qu'il avait porté sur les derniers gouverne

ments monarchiques, c'est contre celui de la Restauration que l'orateur républicain avait montré le plus de violence et d'amertume. M. Berryer se chargea de la défendre, et avec elle le principe monarchique lui-même.

Tout ce que la raison a de force et d'énergie, tout ce que l'histoire a de lumières, tout ce que le patriotisme a d'élans généreux et d'émotions pathétiques, M. Berryer le réunit pour montrer que le salut de notre pays est dans le retour au principe de ce gouvernement national et traditionnel qui a fait, pendant quatorze siècles, la puissance, la grandeur et la gloire immortelle de la France. Tout ce qu'il trouva dans son âme et dans son esprit de convictions ardentes, l'orateur y fit appel pour établir que la République est incompatible avec le génie, les intérêts, les souvenirs, les mœurs de notre patrie, avec sa situation en Europe et dans le monde, avec ses intérêts politiques, avec ses intérêts sociaux, avec les intérêts sacrés de la religion, de la famille et de la propriété. Cette profession de foi n'avait rien, au reste, qui pût offenser les partisans de la souveraineté nationale et de la liberté constitutionnelle. Si l'éloquent orateur avait la religion de la monarchie, il n'en avait pas la superstition. Dans son programme, le principe monarchique était inséparable des grands principes consacrés par la révolution de 1789. Il croyait que l'avenir de la monarchie et du gouvernement représentatif est dans l'alliance indissoluble de l'un avec l'autre.

Une des prétentions de M. Michel (de Bourges) avait été de prouver que les partisans de la monarchie qui ont adopté les principes de 1789 étaient de vrais républicains, des républicains sans le savoir et sans le vouloir. M. Berryer répondit, on va voir avec quelle grandeur de conviction et d'éloquence :

Je le connais, ce peuple, il ne cédera pas à ces excitations funestes; il recueillera ses souvenirs (il en a de récents!); il interrogera les souvenirs de ses pères, il comptera ce qu'il a eu de misère, ce qu'il a eu de souffrance, ce qu'il a eu d'égarement, de honte, quand vous avez été ses maîtres, quand il a obéi à la voix de ces enfants du doute qui prétendent être la raison elle-même !

Et nous, nous, mes amis, nous! Il serait vrai de dire que, nous aussi, inévitablement emportés sous le joug impérieux de ces principes et de leurs conséquences, malgré nous, sans le vouloir, sans le savoir, nous dit-on, nous serions pareils à eux ?... Et pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas des insensés ? parce que nous reconnaissons le travail des temps, les progrès, les changements

les modifications inévitables d'une société qui marche, qui se développe par son industrie, par ses travaux, par ses richesses, par son intelligence, parce que nous reconnaissons ces transformations de la société, parce que nous revendiquons les grandes réformes de 1789, parce que, à la suite de quatorze siècles, nous voulons et nous réclamons les institutions politiques, les libertés publiques dont le principe fut alors consacré. Nous sommes entraînés, dites-vous ; la monarchie est incompatible avec ces principes : nous sommes républicains, car il n'y a que la république qui puisse réaliser tous ces progrès.

Ah! quel souvenir avez-vous donc d'une histoire bien récente, et quel orgueil vous anime de venir confondre ces années que vous groupez, que vous embrassez dans une même pensée, comme dans une sorte de lien de conséquences naturelles, la république et 1789 ! Mais la république a égorgé les plus nobles fondateurs de la liberté de 1789.

Et vos amis, et Thouret, et Bailly, et Chapelier, et tant d'autres que je pourrais citer, qui ont fondé les institutions de 1789, ils sont tombés sur les échafauds de la République! Ah! il y a une distance immense entre vous et 1789, ses principes, ses grandes réformes que nous revendiquons pour notre pays, que nous saurons y maintenir, auxquels nous avons engagé notre vie.

La monarchie, à travers toutes les erreurs, toutes les faiblesses, tous les vices qui sont attachés à l'humanité, elle a duré quatorze siècles. On a un long espace à parcourir pour y saisir des fautes, des jours mauvais, et les lui reprocher, comme si c'était la conséquence même de son principe. La république, cette république qui doit être éternelle, cette république est, selon vous, la grande condition de l'avenir; nous ne l'avons connue qu'un jour. Elle s'est défendue, dites-vous; mais le système de défense nous a fait horreur, mais les misères qui en ont résulté ont pesé pendant vingt années sur la nation française. Je ne veux pas abuser de ce que vous avez duré trop peu, n'abusez pas de ce que nous avons duré beaucoup.

Pour revenir à l'époque dont vous parlez, je dirai que cette Restauration, puisqu'il faut que je prononce son nom, la royauté héréditaire, la souveraineté publique de France, la souveraineté nationale transmise dans l'ordre de la loi fondamentale, dans l'espace de temps qu'elle a parcouru, a fait pour le peuple non pas par des théories vagues, mais par des faits, par de sages lois, ce qu'il y avait à faire, la seule chose qu'il y avait à faire, ce qui valait mieux que les problèmes philosophiques que vous jetez en pâture à des esprits qui ne les comprennent pas; elle a fait renaître le travail, elle a fait sortir une prospérité sans égale.

Calculez, je vous prie, du jour où elle a été libérée du passé, des guerres, des malheurs dont on l'accusait, comme si elle avait été chercher la guerre au loin; calculez du jour où elle a fait ce pacte de 1818, rachetant le succès de l'Europe victorieuse un jour, calculez, depuis ce moment de 1818, combien se sont développées, d'année en année, cette immensité de travail, cette réalité de richesse, cette dispersion du capital entre les mains des travailleurs, cet accroissement de la propriété sans bornes aux yeux de l'imagination, et je demanderai à ceux qui ont comparé la valeur des biens immatériels, immobiliers, et de toutes les richesses mobilières de la France, leur valeur en 1815 et leur valeur en 1830; je demande à tous ceux qui peuvent faire cette comparaison, et elle est facile, s'il n'y a pas eu un accroissement considérable de richesse. La richesse,

elle ne naît que du mouvement, de la circulation, de la confiance, du travail, de sa facilité, de sa multiplication et de la distribution des richesses entre les mains de ceux qui ont travaillé.

Voilà ce que la Restauration a fait pour le peuple, par des faits et non par des théories qu'on peut encore aujourd'hui promettre à l'avenir, mais dont on serait bien embarrassé de faire accepter, par un esprit raisonnable, la réalisation possible, au point de vue abstrait où on les envisage.

La royauté, dites-vous, est antipathique à la France, et surtout celle qui prétend être de droit divin.

Entendons-nous.

Jamais expression, jamais pensée plus fausse n'a été produite dans le monde Il n'y a qu'un droit divin, il n'y a qu'une loi divine, c'est la loi même de la création de l'homme; il doit vivre en société, il est fait pour vivre en société. L'existence de la société, l'être de la société dans les conditions essentielles, voilà la loi divine, voilà le droit divin; il n'y en a pas d'autre. Point de société sans religion; point de société sans famille ; point de société sans droit de propriété. Et, remarquez-le bien, quand vous dites à la royauté dont je vais parler tout à l'heure qu'elle est incompatible parce qu'elle se prétend de droit divin, vous menacez ce qui est vraiment de droit divin, ce qui seul est de droit divin; vous menacez les conditions essentielles de la société, les conditions sans lesquelles aucune société ne peut demeurer dans le monde.

Allons au delà des paroles, au delà du cercle habile dans lequel vous avez enfermé cette longue lutte du capital et du travail, pénétrons au fond de la pensée. Le droit de propriété, le droit de transmettre la propriété, ce droit qui est le lien de la société humaine, le respectez-vous? Non; vous le menacez au moins.

Ainsi, il n'y a qu'une chose divine au monde, il n'y a qu'une loi divine, c'est la vie de l'homme en société. Mais la forme sous laquelle telle ou telle société se conduit, cette forme est une institution humaine. Dieu n'est pas venu dire à un tel : Tu seras roi. Les sociétés peuvent vivre en république, en monarchie héréditaire, en monarchie élective. Toujours les sociétés, dans ces conditions divines de religion, de famille, de propriété, peuvent subsister sous toutes les forines de gouvernement.

Je ne vous dis pas qu'une société ne peut pas vivre en République; ne me dites pas qu'une société ne peut pas vivre en monarchie.

Quand vous nous dites que la royauté est incompatible avec les principes de 89, quand vous faites tomber sous cette même accusation les deux derniers gouvernements, et celui de l'autorité traditionnelle, et celui de l'autorité acclamée pour sauver les formes et les principes du gouvernement représentatif, quand vous nous dites cela, permettez-nous, à notre tour, de vous demander si c'est sérieusement, que vous venez dire à cette vieille France qu'elle est républicaine, si c'est sérieusement, après l'expérience que vous avez faite.

La France républicaine, la France qui a reçu l'acclamation de la république à Paris comme vous ne pouvez pas nier qu'elle a été reçue de l'immense maorité du pays; la France qui a fait de vos circulaires et de vos commissaires ce que vous savez... la France à qui vous reprochez, en trahissant ainsi le secret des choses, qu'elle n'est pas républicaine... à qui vous reprochez de n'avoir supporté la république, que parce qu'elle a un président qui est prince, se disant

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