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la volonté nationale pût se faire jour sans obstacle. En terminant, M. le ministre de l'intérieur déclara que si les reproches adressés au cabinet étaient fondés, ce n'était pas un blâme, plus ou moins sévère, qu'il fallait proposer, mais une mise en accusation. Il en est temps encore, s'écria-t-il ; quant à moi, je comparaîtrais devant la Haute-Cour, le front et la conscience aussi tranquilles que lorsque j'y portais la parole comme procureur général.

Ce discours, qui excita une certaine émotion et quelques marques de sympathies sur les bancs de la majorité, amena M. le général Changarnier à la tribune.

Les amis de l'honorable général furent un peu désappointés en entendant ses paroles. Nous les reproduisons comme un curieux monument historique. Après avoir établi que, lors de son élévation au poste des Tuileries, cinq partis divisaient la France : républicains modérés, monarchistes traditionnels ou constitutionnels, démagogues et partisans de la dictature impériale a même sans la gloire, même sans le génie de l'homme immortel dont l'univers s'entretient encore, » M. Changarnier ajouta :

Je n'ai voulu être, et je n'ai été l'instrument d'aucun de ces partis. J'ai voulu ce que voulaient tous les hommes honnêtes, j'ai voulu l'exécution des lois, le maintien de l'ordre, la reprise des transactions commerciales, la sécurité de la France entière, et j'ai l'orgueilleuse satisfaction d'avoir un peu contribué à vous donner ce bien.

Malgré d'odieuses insinuations, propagées par l'ingratitude, je n'ai favorisé aucune faction, aucune conspiration, aucun conspirateur, et les deux partis que je vous signalais les derniers m'ont voué des haines bien méritées, et qui, pour mon honneur, survivent à ma chute!

J'aurais pu dévancer cette chute par ma démission, qui eût été bien accueillie, mais ceux qui ont cru que j'aurais dû la donner sont-ils bien sûrs que ma présence aux Tuileries ne leur ait pas été utile?

Mon épée est condamnée à un repos au moins momentané, mais elle n'est pas brisée; et si un jour le pays en a besoin, il la retrouvera bien dévouée et n'obéissant qu'aux inspirations d'un cœur patriotique et d'un esprit ferme, trèsdédaigneux des oripeaux d'une fausse grandeur.

Certes, ce langage était incisif, sobre, énergique. Mais, pour qui se rappelle la noble et digne façon dont M. le général Cavaignac sut descendre d'un pouvoir tout autrement élevé, quelle différence entre l'abnégation toute empreinte de grandeur de

l'ancien chef du pouvoir exécutif et la parole courte, dédaigneuse, sourdement irritée du général parlant de sa chute!

Ce n'étaient là que des combats d'avant-garde. L'attaque véritable parut sans doute alors suffisamment préparée. M. Thiers prit la parole.

Il serait impossible de faire sentir dans une froide analyse les traits ingénieux et perçants, les adresses infinies de langage, dont l'orateur sema ce brillant réquisitoire; la passion contenue, l'argumentation souple, déliée, pénétrante; l'art inimitable qui dispose les moyens, interprète les mots, les faits, jusqu'aux pensées; la modération apparente qui donne plus de force aux accusations; en un mot, toutes les ressources d'une éloquence d'autant plus étudiée qu'elle semble plus simple, M. Thiers les développa dans ce discours décisif. Jamais l'homme d'esprit n'avait eu plus d'esprit ; jamais l'homme politique n'avait mis plus de talent au service de plus de colères. Conciliant avec tous les partis, il chercha, pendant deux heures, à les réunir sous un même drapeau contre le pouvoir exécutif. Pendant deux heures, il tint l'Assemblée enchaînée à sa parole facile et puissante.

L'orateur protesta d'abord de la douleur qu'il éprouvait à se séparer d'un gouvernement qui brisait lui-même le faisceau de la majorité. Cette majorité, comment s'était-elle formée? Par un oubli commun des préférences individuelles. Or, ces préférences dont on avait dû faire le sacrifice, le gouvernement, le premier, se les était rappelées. Il n'avait pas su plus longtemps sacrifier à l'intérêt du pays ses instincts ou ses désirs.

Et ici, M. Thiers raconta, à sa manière, l'histoire de la présidence et de la majorité.

L'élection du 10 décembre, et l'orateur, oubliant un peu les acclamations de la France, paraissait l'attribuer surtout à la majorité conservatrice, avait porté à la présidence de la République un nom qui pouvait donner sans doute une grande force au pouvoir, mais qui pouvait être, dans un avenir plus ou moins rapproché, une occasion de prétentions. Or, dès ce moment, M. Thiers et ses amis avaient pris la résolution de soutenir le Président comme pouvoir, sans réserve, jusqu'au moment où apparaîtraient les prétentions prévues. Alors, on leur résisterait énergiquement.

Ce sera, un jour, un document historique de la plus haute importance que ce compte-rendu fait, du haut de la tribune, des conditions parlementaires de l'élection présidentielle du 10 décembre. Écoutons les révélations de M. Thiers à ce sujet.

Longtemps M. Thiers et ses amis avaient hésité. Mais la politique intérieure du parti que représentait M. Cavaignac les avait repoussés loin de lui. Prendre un candidat dans le parti modéré, c'eût été diviser ce parti. S'ils avaient été des ambitieux capables de spéculer sur le règne d'une femme ou d'un enfant, l'occasion était bonne pour s'emparer du pouvoir. Ici, M. Thiers s'aperçut que sa pensée entraînait sa parole et il dut faire un retour habile pour désavouer cette phrase imprudente. Il oubliait, d'ailleurs, que l'occasion n'eût pu être bonne, puisque démasquer ainsi prématurément les projets du parti de la régence, c'eût été diviser la majorité.

C'est alors que M. Thiers et ses amis avaient été à ce nom de Napoléon vers lequel couraient les masses. Ils lui avaient donné des conseils, lui avaient recommandé de s'entourer d'hommes nouveaux, évitant ainsi la responsabilité des actes, mais s'engageant à faire à côté de ces hommes tout ce qu'on pourrait faire pour les soutenir sans effacer le pouvoir.

M. le Président de la République « ne connaissait pas encore la France. » M. Thiers et ses amis s'étaient chargés de la lui faire connaître. Il voulait assurer sa popularité par quelque grande entreprise au dehors, par quelque grande création au dedans. On l'avait ramené au possible, c'est-à-dire à la paix et à la sécurité qui féconde. D'où il suivait que la politique des deux années passées aurait été, selon M. Thiers, la politique de lui et de ses amis, non celle du Président de la République.

Vint le Message du 31 octobre. Cet acte avait paru dirigé contre la majorité, empreint d'un caractère d'omnipotence tout opposé aux habitudes du gouvernement représentatif. Aussi, M. Thiers et ses amis l'avaient accueilli avec douleur, mais n'en étaient pas moins restés les appuis du pouvoir.

La politique personnelle avait porté ses fruits, à savoir les élections démocratiques qui avaient alarmé la France. M. Thiers. et ses amis, oubliant le passé, avaient conseillé au Président le

seul remède possible, la loi électorale. Le gouvernement trouvait la loi bonne, mais il en déclinait la responsabilité. Il fallut que la loi fût préparée ostensiblement par une commission prise dans les rangs de la majorité. A partir de ce jour, la sécurité publique reparut.

Vint la dotation. M. Thiers et ses amis l'accordèrent avec peine, craignant de voir par là dénaturer l'institution de la présidence. Et cependant ils cédèrent, pour éviter les conséquences d'une rupture avec le pouvoir exécutif.

La prorogation arriva et avec elle des actes nouveaux qu'on ne pouvait laisser passer sans résistance. A ces manifestations inconstitutionnelles, on opposait les visites faites à Claremont et à Wiesbaden, et on semblait dire partant quittes. M. Thiers fut donc amené à expliquer, à justifier son voyage. Il le fit en ces

termes :

Je suis allé voir à son lit de mort ce roi dont j'avais combattu la politique avec la vivacité que je mets dans l'opposition, mais sans que cela pût altérer en rien mes sentiments pour sa personne. Je me suis dit: Je ne le laisserai pas mourir sans l'aller voir, et avant de partir j'étais allé trouver M. le Président de la République, et je lui avais dit : « Ce que je vais faire, ce n'est pas un acte de conspiration clandestine; je vais à Claremont honorer la vieillesse, le malheur, l'exil. Je savais toutes les suppositions que ce voyage ferait naître, et c'est pour cela que j'avais voulu en prévenir M. le Président de la République ; ce n'était pas pour demander une permission qu'il n'avait pas à m'accorder : mais je connaissais son sentiment délicat des convenances, et j'étais sûr qu'il m'approuverait. Je lui ai dit que je ne demaudais rien au gouvernement actuel, à celui-là ni à aucun autre ; mais que je demandais à la République, pour prix de mon concours, la liberté de mes affections.

J'ai dit, ensuite, à mon retour, à M. le ministre de l'intérieur : J'ai eu l'honneur de m'asseoir entre une veuve et un enfant ; cet enfant, ce prince, on l'appelait le comte de Paris, et pour moi, je ne lui reconnais que ce nom, car la France ne lui a donné que ce nom-là et pas d'autre.

Voilà la vérité sur le voyage de Claremont.

Et, pendant ce temps, le Président de la République faisait des voyages, passait des revues dans lesquelles on poussait des cris de: Vive l'Empereur ! Cela avait indigné M. Thiers et ses amis. Ils avaient vu là une préparation de l'ère des Césars, celle où les légions proclamaient les empereurs.

M. Thiers revenait ensuite sur l'affaire Neumayer, sur la des

titution de M. Changarnier, acte qu'on ne pouvait imputer à un fait de désobéissance, ou à une cause aussi légère que son mauvais caractère. La position du général était, disait-on, une anomalie dans la République. Une anomalie, il y en avait bien d'autres, celle par exemple qu'avaient consentie M. Thiers et ses amis quand ils avaient laissé se créer dans la République a quelque chose qui n'était déjà plus la République. >>

Après quelques mots rassurants à l'adresse de la gauche sur la loyauté avec laquelle il s'était résolu à faire l'expérience de la République, l'orateur apporta enfin l'ultimatum de son parti. Des deux pouvoirs en présence, l'un avait entrepris sur l'autre. Il fallait qu'il cédât celui qui avait fait la faute. Si l'autre cédait, ce serait un pouvoir perdu. Et M. Thiers finissait par le mot d'ordre, par le mot d'alarme si longuement, si habilement préparé.

Maintenant, je n'ajoute plus qu'un mot. Il n'y a que deux pouvoirs : le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Si l'Assemblée cède, il n'y en aura plus qu'un. Et quand il n'y aura plus qu'un pouvoir, la forme du gouvernement sera changée. Et soyez-en sûrs, les mots viendront plus tard; quand? je ne sais, peu importe le mot viendra quand il pourra : L'EMPIRE EST FAIT.

:

L'effet de ce discours fut immense. Peut-être eut-il encore plus de retentissement dans le pays que dans l'Assemblée, mais non pas sans doute celui qu'eût désiré l'orateur. Il avait fait toucher du doigt la situation, il l'avait résumée d'un seul mot et ce mot, l'Empire est fait, fut bientôt dans toutes les bouches. M. Thiers avait, avec quelque imprudence, montré la force du pouvoir exécutif. Or, l'opinion publique ne s'était attachée successivement à M. Cavaignac et à M. Changarnier que parce qu'ils représentaient l'autorité, la force. Ce pouvoir inquiétant pour M. Thiers et pour ses amis ne parut pas l'être aux yeux de la France.

Quant au parti modéré, sa ruine était complète. Ce discours brillant en éclairait la chute, en montrait les débris. On avait assisté à ce spectacle que la France soupçonnait depuis deux ans, celui de partis divisés, se rapprochant provisoirement, sous la condition mutuelle et tacite de ne se tolérer que jusqu'au jour où l'un d'eux serait assez fort pour écraser les autres. Une parole

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