Page images
PDF
EPUB

on posait la question d'une manière trop absolue. Tout par l'Etat, disaient les uns; rien par l'Etat, disaient les autres. Pourquoi se jeter ainsi dans le domaine des théories exclusives? Il était certain que dans la situation actuelle de nos finances, une grande part devait être faite aux compagnies industrielles dans l'achèvement des chemins de fer; mais il fallait dire aussi, et le rapporteur de la commission le reconnaissait lui-même, que dans des circonstances données l'Etat doit prendre à sa charge l'exploitation de certains chemins de fer.

L'article 6 était ainsi conçu: « La compagnie concessionnaire s'engage à verser au Trésor public une somme de trois millions pour la construction du chemin de fer de Paris à Caen, par la Loupe et par le département de l'Orne. » Cet article souleva, le 3 mai, un débat assez vif entre MM. de Vatimesnil et Passy, d'une part, et M. Bocher et le rapporteur de la commission, d'autre part. MM. de Vatimesnil et Passy prétendaient que le vote de cet article préjugeait la question du chemin de fer par tracé direct de Paris à Cherbourg; que le tracé indirect, qui privait Evreux et Lisieux de la ligne de parcours, présentait l'immense inconvénient d'un trajet beaucoup plus long, et qu'il ôtait en outre au chemin de fer de Paris à Cherbourg le caractère de chemin stratégique. L'article 6 avait été renvoyé à la commission qui déclara, par l'organe de son rapporteur, qu'elle maintenait le projet tel qu'il avait été présenté.

M. Daru se leva pour le défendre. L'honorable représentant reconnut tout d'abord que de Paris à Cherbourg il y avait deux lignes possibles: l'une par le tracé direct s'embranchant sur le chemin de fer de Rouen, et passant par Lisieux et Evreux ; l'au- ́ tre, par le tracé indirect, s'embranchant sur le chemin de Rennes, et passant par Alençon. La première ligne était plus courte de 45 kilomètres. La seconde était moins dispendieuse. En outre, l'embranchement par la Loupe offrait l'avantage de mettre en rapport avec la capitale plusieurs départements de la Basse-Normandie.

Quelle était, suivant M. Daru, la seule objection qui pût être faite à ce projet? Les marchandises qui, par le tracé indirect, devraient subir un excédant de 45 kilomètres, seraient soumises

aussi à un excédant de prix de transport. Tel fut le plus fort argument dirigé contre le projet.

Mais, répondait-on, les marchandises peuvent de Caen être dirigées sur Paris par trois lignes. Elles peuvent être dirigées par la mer et le chemin de fer du Havre. Elles peuvent aller chercher le chemin de fer de Rouen à St-Pierre-Louviers; elles peuvent enfin prendre la voie qui est en discussion. Or, la concurrence qui s'établira nécessairement entre ces trois lignes, est une garantie certaine que l'administration du chemin de fer par le tracé indirect fera disparaître la surélévation de prix résultant de l'excédant de quarante-cinq kilomètres existant entre le tracé indirect et le tracé direct. Ce qu'il importe avant tout d'obtenir, dit en terminant M. Daru, c'est que les départements de la Basse-Normandie soient mis enfin en communication par une ligne de fer avec la capitale, qu'ils puissent porter toutes leurs richesses agricoles sur le marché de Paris, et qu'on cesse de leur promettre des chemins qui restent toujours sur le papier.

M. Thiers se chargea de répondre à M. Daru; lorsque l'honorable orateur, qui s'occupait rarement des questions secondaires, monta à la tribune, l'Assemblée tout entière se rappela que M. Thiers était représentant de la Seine-Inférieure. Cette impression ne lui échappa pas, aussi, son exorde fut-il: « Suspectezmoi, mais écoutez-moi. » Le discours de M. Thiers fut, comme toujours, une merveilleuse causerie, qui découvrit à la Chambre des points de vue tout nouveaux ; avec une adresse infinie, il sut agrandir la question au profit d'un intérêt local, et cacher l'intérêt industriel sous des considérations stratégiques qu'il exposa avec un art singulier.

M. Thiers commença par déclarer qu'il était partisan de l'exécution des chemins de fer par l'Etat. Si cette déclaration était une habileté oratoire,-il faut reconnaître qu'elle produisit son effet, car elle fut immédiatement saluée par les acclamations de la gauche. Pénétrant ensuite au cœur même de la question, il combattit l'article 6 du projet qui, selon lui, avait pour but d'écarter le chemin de fer par tracé direct de Paris à Cherbourg. Cette ligne, dit-il, a non-seulement une importance industrielle, mais une importance stratégique. Elle seule peut défendre nos côtes.

La France a sur la Manche et l'Océan une ligne immense exposée à l'invasion de l'ennemi. La vapeur a fourni à la marine une puissance nouvelle, qui donne à ce danger un caractère de gravité qu'il n'avait pas sous l'Empire.

Depuis quinze ans, de nombreux faits d'armes de l'Angleterre et de la France ont prouvé qu'il n'y a plus de côtes qui puissent être mises à l'abri d'une descente. Il faut donc se prémunir contre ce danger. L'Empereur l'avait prévu à une époque où l'on ne connaissait pas l'application de la vapeur. Il avait créé deux camps, l'un à Rennes, l'autre à Saint-Lô. Le premier devait défendre les côtes de Bretagne ; le second les côtes de Normandie. De ces deux villes, les troupes concentrées pouvaient courir au point menacé. Mais si la vapeur a augmenté les dangers de l'invasion, elle a aussi augmenté les moyens de défense. Quels seront les points menacés en cas d'invasion anglaise ? Le Havre, Caen, Honfleur, Rouen lui-même. Il faut donc que le chemin de fer suive la ligne des côtes; il faut que la vapeur jette des défenseurs là où la vapeur jettera des ennemis. Si le chemin de fer quitte la ligne des côtes, la défense est impossible.

Ce n'est pas tout. Cherbourg, comme port de mer, a besoin d'être approvisionné par l'intérieur dans le cas d'un blocus extérieur, et cette ville ne peut être approvisionnée que par la Seine. Les houilles lui viennent de la Flandre, les bois, de la Normandie, les céréales, des départements que traverse le tracé direct. C'est donc à ce tracé que l'Assemblée doit donner la préférence.

Après ces généralités pleines d'intérêt, et qui n'étaient en réalité que la préface des arguments que M. Thiers devait présenter en faveur de l'intérêt local à défendre, l'orateur attaqua corps à corps le projet de la commission. Quel était le but du projet de loi? On voulait faire prévaloir le tracé indirect du chemin de fer de Paris à Cherbourg. A qui profiterait ce tracé indirect? à une seule ville, à Caen, qui serait le premier port de ce littoral, qui se verrait doté d'un chemin de fer le reliant à la capitale. Cette préférence ne pouvait être tolérée. Il est un principe d'équité qu'il n'est permis à aucun gouvernement de méconnaître. Ce principe peut se formuler ainsi: Lorsque vous accordez un chemin de fer à un port quelconque, il faut en accorder à tous les

ports circonvoisins; car, dans le cas contraire, le port doté d'un chemin de fer absorbe la vie commerciale de ceux qui en sont déshérités, et la ruine de ces établissements maritimes est la conséquence forcée de cette injustice.

La ville de Caen trouvait un autre avantage à la jouissance anticipée d'un chemin de fer: toute la Basse-Normandie, qui porte ses produits à Rouen, les porterait désormais à Caen; or il est d'une mauvaise politique de déplacer ainsi les intérêts privés et de ruiner un marché florissant au profit d'un autre qui peut très-bien vivre sans cette bonne fortune.

L'honorable M. Thiers avait ainsi placé à la fin de son discours, comme un habile post-scriptum, le motif qui l'avait fait monter à la tribune.

M. Gustave de Beaumont essaya de lutter contre lui. Il rappela à l'Assemblée que les questions stratégiques traitées par l'illustre orateur renfermaient en général plus de détails intéressants que de raisons décisives. Il reconnut qu'en préjugeant la question du tracé indirect, la commission avait voulu procurer à certaines localités un chemin de fer qui les mît, dans un délai rapproché, en communication avec Paris, et il soutiut que le tracé indirect offrait un avantage positif qni pouvait balancer les considérations générales présentées par M. Thiers. Néanmoins l'Assemblée ne partagea pas l'opinion de M. de Beaumont, et, à une majorité de 441 voix contre 191, l'article 6 du projet de la commission fut rejeté. Un débat s'engagea ensuite au sujet d'un amendement de M. de Monchy, amendement auquel se ralliaient la commission et M. le ministre des travaux publics. Cet amendement avait pour but de sanctionner l'accord conclu la veille entre la rive gauche et la rive droite, par le raccordement des deux voies à Viroflay. MM. de Lasteyrie et Vavin essayèrent vainement de livrer un dernier combat en faveur de la rive gauche, l'Assemblée vota l'amendement de M. de Lasteyrie, et c'est ainsi que le projet arriva jusqu'à sa dernière délibération (13 mai).

Ainsi était enfin décidé le sort de cette ligne qui avait eu à subir tant et de si longues vicissitudes, à souffrir tant d'hésitations fatales. Depuis la loi du 26 juillet 1844, jusqu'à celle du 13 mai 1851, six projets de loi s'étaient succédé et n'avaient abouti qu'à

des tentatives toujours impuissantes, tantôt pour amener un rapprochement entre les deux chemins de fer de Versailles, tantôt pour former une compagnie indépendante.

Deux points seuls avaient semblé fixés dès l'origine; c'étaient Chartres et Rennes. Mais comment l'Océan d'un côté, la Loire de l'autre, seraient mis en communication avec la ligne intermédiaire, c'est ce que le législateur n'avait pas encore osé décider.

A la suite du débat parlementaire, les deux lignes de Versailles vinrent donc s'absorber dans la concession du chemin de l'Ouest, et le vote de la loi du 13 mai amena une solution toute nouvelle. Le chemin de l'Ouest s'établit avec deux entrées à Paris, sous une administration unique. Ce qui avait paru à bon droit une erreur déplorable lorsqu'il ne s'agissait que de Versailles, pourrait être considéré comme un avantage pour l'exploitation, lorsque la Bretagne et la Normandie allaient être appelées à en profiter.

La ligne de l'Ouest ainsi étendue présente d'incontestables éléments de succès. Les deux contrées qu'elle est destinée à mettre en contact avec la capitale sont riches, peuplées, industrieuses, et cependant la configuration de leur sol est telle, qu'elles ne sont traversées dans cette direction par aucune voie fluviale ou navigable. La voie de fer y pénétrera seule, recevant de vallée en vallée des produits et des éléments de trafic qu'elle ne disputera qu'aux routes de terre. Sans doute, les chemins de fer se font entre eux une concurrence qui tend sans cesse à abaisser leurs tarifs; mais il ne faut que jeter un coup d'œil sur la carte de la Bretagne et de la Normandie pour comprendre les avantages exceptionnels d'une ligne qui s'avance parallèlement à la Loire et à l'Océan, et remplit l'intervalle qui les sépare.

Le raccordement de Viroflay et la construction du chemin de fer de ceinture auront un effet des plus avantageux sur une ligne qui, jusqu'à présent, n'a eu d'autre marché que celui de Paris. Lorsque l'union de toutes les lignes aboutissant à Paris permettra le transit entre elles sans rompre charge, le chemin de l'Ouest prendra une large part dans le mouvement nouveau que cette amélioration doit créer.

Les produits du chemin de fer de l'Ouest proprement dit n'ont

« PreviousContinue »