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donner un exemple duquel dépendra peut-être la civilisation de cette partie considérable de l'Europe. M. Heard, philantrope anglais, de qui le zèle égale le mérite, voyageant, à cette époque, en Russie, pour y propager le nouveau systè– me d'instruction élémentaire, fut choisi par M. de Romanzof pour mettre à exécution son plan charitable.

Cet apôtre de l'éducation populaire, après avoir parcouru les terres du comte, reconnut qu'un obstacle important s'opposerait au succès d'une première école dans un village. Il fallait que cette première école, pour produire l'effet désirable, pour offrir un modèle qui attirât l'attention, mît en évidence tous les avantages de la méthode ; et par conséquent, il fallait qu'elle fût nombreuse. Or, il n'était pas un seul village dont la population permît de réunir plus de quarante enfans ; et la distance des uns aux autres était trop grande pour songer à rassembler dans un seul les enfans de plusieurs.

Cette remarque fit craindre d'abord à M. Heard d'échouer dans son entreprise. Cependant, il avait remarqué, dans le cours de son voyage, qu'un nombre assez considérable de petits malheureux parcouraient le pays en vagabonds, mendiant de porte en porte, couverts de misérables haillons et dans un état de dénûment, de malpropreté et d'abrutissement qui excitait tout à la fois le dégoût et la compassion. Il saisit avidement l'idée que ces petits infortunés pourraient être arrachés à leur déplorable sort, et rendus à la société ; qu'il serait possible de les rassembler dans une école, où ils oublieraient leurs habitudes de paresse et de vagabondage pour se livrer au travail Cette pensée fut regardée comme une chimère par les personnes auxquelles il la communiqua.On sembla croire que ces malheureux serfs n'appartenaient point à l'espèce humaine ; et l'habitude de les considérer comme des êtres imparfaits ou dégradés ne laissait pas même soupçonner la possibilité de les voir s'élever au niveau des autres créatures

organisées comme eux. Le comte de Romanzof, trop éclairé et trop généreux pour partager un semblable préjugé, accueillit avec empressement la proposition de M. Heard. Il voulut qu'un vaste bâtiment fût construit à Homel, lieu de sa résidence, pour y établir une école primaire et une école d'industrie où seraient recueillis les petits mendians dont j'ai parlé. Afin de n'apporter aucun retard à l'exécution de cette œuvre de bienfaisance, il mit immédiatement à la disposition de M. Heard une aile de son propre château, qu'il consacra à l'établissement de l'école, en attendant que le bâtiment spécial fût élevé.

M. Heard se hâta de répondre à l'empressement généreux du comte. Soixante petits vagabonds furent en peu de tems réunis par lui dans le château, et il commença à les instruire, pour en faire plus tard des moniteurs, lorsque l'école pourrait être complétement organisée. Ces pauvres enfans, à leur arrivée, présentaient un spectacle digne de pitié. A peine vêtus, sans chaussure, couverts de vermine, leur aspect misérable était en harmonie avec la rudesse de leurs manières et l'air farouche ou stupide de quelques-uns. En moins de quinze jours, ils furent tous vêtus proprement et décemment; et bientôt on put remarquer un changement frappant dans leurs habitudes morales, comme dans leur état physique.

M. Heard forma son école, et y établit la discipline et l'ordre, avec une facilité qui étonna fort les personnes prévenues. Il commença en même tems à organiser l'école d'industrie. Les enfans les plus grands et les plus forts devinrent apprentifs forgerons, charpentiers, bottiers, etc. ; les plus jeunes et les plus faibles furent occupés à natter la paille destinée à faire des chapeaux, à diviser l'écorce du tilleul et à en former des semelles, à travailler l'osier ou à faire des filets de pêcheur. Le tems était partagé entre ces divers travaux et ceux de l'é

16 NOTICE SUR UNE ÉCOLE D'INDUSTRIE, etc.

cole primaire, où la lecture et l'étude des Saintes Écritures avaient une part considérable.

La métamorphose devint surprenante, et il fallut convenir que ces petits infortunés, pour être nés dans la condition d'esclaves, ne sont point cependant condamnés à celle des brutes. Au bout de huit mois, soixante de ces enfans, dont nous avons dépeint le déplorable état primitif, vinrent se présenter à leur bienfaiteur, vêtus d'habits et chaussés de souliers, faits de leurs propres mains. Il n'est que ceux qui ont eu le bonheur de faire du bien à leurs semblables qui pourront se figurer quelle fut la joie du vertueux comte. Ravi et attendri à ce doux spectacle, il voulut donner une petite fête à ses intéressans protégés, et fit dresser pour eux un banquet, auquel il vint s'asseoir comme leur père. Ces enfans, en sortant de la barbarie, avaient appris ce que sont la reconnaissance et le dévouement. Les expressions de l'une et les protestations de l'autre avaient quelque chose d'enchanteur de la part de ces jeunes créatures régénérées; le cœur de leur maître dut en être profondément touché. Quel encouragement pour ses pareils à imiter son noble exemple!

Au mois d'avril 1821, l'école d'Homel était entièrement organisée, dans le local construit aux frais du comte de Romanzof. Alors, M. Heard, obligé de retourner dans sa patrie, et ayant accompli sa tâche philantropique, s'éloigna de cette contrée, où il venait de déposer le germe d'un grand bienfait. Le jour de son départ fut un jour de deuil. Pendant deux heures la cour de l'école fut remplie d'enfans qui l'attendaient pour lui adresser leurs adieux. Il les vit fondre en larmes, lorsqu'il monta en voiture; et il fut accompagné par des cris de regrets jusqu'à ce qu'on l'eût perdu de vue. Pauvres enfans! quel coeur serait assez barbare pour ne point se réjouir de l'affranchissement de votre esprit, et des consolations que l'éducation vous prépare! L. P. DE JUSSIEU.

NOTICE SU GARAT, Professeur de la classe de perfectionnement du chant au Conservatoire de Musique.

Les Beaux-Arts ont leurs phénomènes, comme la nature. GARAT en a été un dans la musique; et celui de tous qui a fait naître le plus vite une admiration universelle, qui sans cesse y a le plus ajouté, durant un long cours d'années, et jusqu'à près de soixante ans, a toujours soutenu l'étonnement, en créant tous les jours à son talent, par ses méditations, plus de ressources et plus de perfections que l'âge ne pouvait lui ôter de forces.

Il vaudrait mieux expliquer les phénomènes que de les contempler comme en extase ; en les expliquant, on pourrait apprendre à les reproduire ; et l'extase est un état de jouissance, non de création, ni d'instruction.

On veut absolument faire de Garat un miracle; on soutient fermement partout qu'il n'a jamais reçu aucune éducation musicale; et cependant, ce qui est certain, ce qui peut être affirmé par celui qui écrit ces lignes, et qu'il affirmerait encore quand il serait seul à le savoir, c'est que les vraies causes de ce phénomène musical ont été dans l'éducation musicale qu'il a partout fortuitement rencontrée, ou qu'il s'est partout donnée avec passion, depuis son berceau.

Né d'un Basque, il reçut de son père, auquel il ressemblait beaucoup, l'organisation de ces peuples des bords de l'Asie-Mineure et des confins de la Grèce, de ces Phéniciens qui peuplèrent de leurs colonies les Pyrénées françaises et espagnoles, et qui, depuis près de trois mille ans, y parlent la langue, y chantent la musique, et figurent les danses astronomiques qu'ils y ont portées. La mère de Garat, fille d'un chirurgien-accoucheur, à Bordeaux, musicienne elle même, douée, à la fois, par la nature, d'une voix superbe, et par un T. XIX.-Juillet 1823.

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maître habile, d'un goût plein de délicatesse et de grandeur, dut ajouter de nouvelles dispositions d'organes à celles qu'il tenait de son père.

C'était déjà l'un des momens les plus marqués de nos progrès en musique. Les limites se reculaient de toutes parts; les préjugés dont se nourrissaient des habitudes vocales plus mauvaises encore que notre musique et nos sonates dont on s'est tant moqué, s'évanouissaient : Jean - Jacques, Duni, Philidor, Grétry, créaient de nouveaux chants; leurs chants, un nouveau goût; le nouveau goût, en quelque sorte, une nouvelle voix humaine. Les disputes, qui ne pouvaient manquer de naître à côté des créations, irritaient et contenaient les innovations; la marche était hardie et constante, jamais trop rapide; les inspirations les plus soudaines, loin d'être sans règles, étaient souvent provoquées par elles.

Le grand-père de Garat, qui en sa qualité d'accoucheur très-employé, devait savoir où étaient les meilleures nourrices, lui en avait trouvé une excellente dans cet intervalle, entre Bordeaux et Langon, où sont placés à droite et à gauche, et sur les coteaux et sur les plaines du beau fleuve de la Garonne, une partie considérable de ces vignobles fortunés qui font les richesses et les délices de la province. Dans tous les tems, mais surtout aux jours des vendanges, des deux bords opposés, sortent, retentissent, et quelquefois se marient des chants trop heureux pour être savans encore. Le rôle des femmes, en général, est mieux rempli que celui des hommes, dans ces concerts des coteaux, des plaines et des fleuves; et la nourrice de Garat se rencontra la meilleure chanteuse de Barsac, où elle vivait. Le berceau autour duquel elle chantait toujours, fut pour l'enfant un lieu de délices ; et l'attention particulière qu'il ne manqua pas de donner bientôt à la voix de celle qui lui donnait son lait, remarquée par elle, lui devint une grande facilité pour le nourrissage, une grande

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