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DIPLOMATIQUES

1866

I

PREMIÈRE PARTIE.

DOCUMENTS RELATIFS AU CONFLIT ENTRE L'AUTRICHE, LA PRUSSE ET L'ITALIE.

(SUITE '.)

PRUSSE.

Dépêche confidentielle de M. de Bismarck, ministre de Prusse à Saint-Pétersbourg, au baron de Schleinitz, ministre des affaires étrangères de Prusse, sur la nécessité de réformer la Constitution de la Confédération germanique.

Saint-Pétersbourg, le 12 mai 1859.

Monsieur le Baron, depuis les huit années que j'ai passées aux affaires à Francfort, le résultat de toutes mes expériences m'a donné

1. Voir Archives, 1866, tome II, page 359.

la conviction intime que l'organisation actuelle de la Confédération est pour la Prusse, en temps de paix, une charge, et, aux époques critiques, un lien des plus dangereux, sans nous assurer pour cela les mêmes compensations que l'Autriche en retire, tout en conservant une indépendance relativement beaucoup plus grande. Les deux grandes puissances ne sont pas jugées de la même manière par les Princes et les gouvernements des États moyens. L'interprétation du but et des lois de la Confédération se modifie selon les besoins de la politique autrichienne.

Votre connaissance des choses me permet de n'abstenir d'entrer dans d'autres détails relativement à l'histoire de la politique fédérale depuis 1850; je me borne donc à citer, à l'appui de mon opinion, le rétablissement de la Diète, la question de la flotte allemande, les conflits douaniers, la législation en matière de commerce, de presse et de Constitution, la question des forteresses fédérales de Rastadt et de Mayence, enfin les questions de Neufchâtel et d'Orient. Constamment nous nous sommes trouvés en face de la même majorité compacte et du même parti-pris de sacrifier la Prusse. Dans la question d'Orient, l'influence de l'Autriche primait tellement la nôtre, que même les désirs et les sympathies des gouvernements confédérés, réunis aux efforts de la Prusse, n'ont réussi qu'à lui opposer une faible barrière. A cette époque, presque tous nos confédérés nous ont fait entendre, ils nous ont même déclaré ouvertement « qu'ils seraient hors d'état de maintenir la fédération, si l'Autriche voulait agir pour son propre compte, bien qu'il ne fût pas douteux que notre politique pacifique ne fût conforme au droit fédéral et aux vrais intérêts de l'Allemagne.

Telle était, alors du moins, l'opinion de presque tous les Princes confédérés. Sacrifieraient-ils jamais dans la même mesure leurs propres intérêts ou leurs sympathies aux besoins, voire à la sûreté de la Prusse? Non, assurément, car leur attachement à l'Autriche repose essentiellement sur certains intérêts qui leur commandent comme base durable de leur politique commune l'union contre la Prusse et la résistance contre le développement de l'influence et de la puissance prussienne.

Le développement des affaires fédérales, l'Autriche en tête, voilà le but naturel de la politique des Princes allemands et de leurs ministres; à leur sens, elle ne peut réussir qu'aux dépens de la Prusse, et sera nécessairement dirigée contre la Prusse, aussi longtemps que celle-ci ne voudra pas se borner à la tâche utile de garantir ses confédérés contre une trop grande prépondérance de l'Autriche et de supporter, avec une patience qui ne se dément pas et avec une soumission entière aux vœux de la majorité, la disproportion existant entre ses devoirs et ses droits vis-à-vis de la Confédération. Cette tendance de la politi

que des États secondaires se manifestera après chaque mouvement en Allemagne avec la persistance de l'aiguille aimantée, car ce n'est pas le résultat de certaines circonstances ou de principes représentés par certaines individualités, mais le résultat naturel et nécessaire des rapports qui unissent les États secondaires à la Confédération. Nous n'avons aucun moyen de nous arranger avec eux d'une façon durable et satisfaisante dans les limites posées par les traités fédéraux.

Depuis que nos confédérés ont commencé, il y a neuf ans, et sous la direction de l'Autriche, à fouiller dans l'arsenal, jusqu'ici négligé, des lois fondamentales de la Confédération, pour en faire sortir des principes favorables à leur système; depuis que les dispositions de ces lois, qui ne peuvent avoir un sens qu'autant qu'elles sont basées sur l'entente entre la Prusse et l'Autriche, ont été exploitées par eux dans le but d'entraver la politique de la Prusse, nous avons dû constamment souffrir de la situation pénible qui nous est faite par l'organisation fédérale et par son développement historique. Mais nous nous disions que nous pouvions, au milieu d'un état de choses tranquille et normal, atténuer ces inconvénients par une conduite prudente, sans cependant être à même d'y remédier complétement. Dans des temps. difficiles comme aujourd'hui, il est bien naturel que la partie opposée, qui jouit de tous les avantages qu'offre l'organisation fédérale, admette que bien des abus aient été commis, mais déclare, au nom de l'intérêt général, que le moment est tout à fait inopportun pour discuter les choses du passé et s'occuper des dissensions intestines qui se sont produites. Mais, pour nous, une occasion comme l'occasion actuelle ne se présentera peut-être plus de sitôt et nous serons encore réduits à nous dire que dans les temps ordinaires il n'y a rien à changer à la situation.

S. A. R. le Prince Régent a pris une attitude qui a l'approbation sans partage de tous ceux qui sont à même de juger la politique prussienne, et dont le jugement n'est pas obscurci par des passions de parti.

C'est cette attitude que cherchent à troubler une partie de nos confédérés par des conseils pleins d'exaltation et d'imprudence: si les hommes d'État de Bamberg se laissent si inconsidérément entraîner par les premiers cris de guerre poussés par l'opinion publique du jour, opinion sans cesse changeante et dépourvue de jugement, ils le font peut-être avec l'arrière-pensée consolante qu'un petit État peut toujours facilement changer de couleur dans les moments critiques.

Mais s'ils veulent se servir de l'organisation fédérale pour exploiter une puissance comme la Prusse; si l'on prétend nous faire sacrifier nos corps et nos biens à la sagesse politique et au besoin d'action des gouvernements à l'existence desquels notre protection est indispensa

ble; si ces États veulent nous diriger, et s'ils s'appuient, dans ce but, sur des théories de droit fédéral dont la reconnaissance impliquerait l'annihilation de toute autonomie politique de la Prusse, alors mon avis est qu'il serait opportun de nous rappeler que les chefs qui prétendent nous faire obéir servent d'autres intérêts que les nôtres, et que la question allemande, dont ils parlent tant, est interprétée par eux de telle manière, qu'elle ne saurait être en même temps une question prussienne.

Je vais peut-être trop loin, en exprimant l'opinion que nous devrions saisir toute occasion légitime que nous offrent nos confédérés pour arriver à cette révision de nos relations réciproques, indispensable à la Prusse pour vivre en des rapports durablement établis avec les États secondaires de l'Allemagne. Je crois que nous devrions relever le gant avec empressement et envisager moins comme un malheur que comme un nouveau pas dans la voie de l'amélioration, lorsque à Francfort une majorité prend une décision dans laquelle nous voyons une dérogation à sa compétence, une modification arbitraire du but de la Confédération et une atteinte au pacte fédéral. Plus la violation paraît flagrante, mieux cela vaut. Nous ne retrouverons pas de sitôt en Autriche, en France et en Russie, des conditions aussi favorables pour arriver à une amélioration de notre position en Allemagne, et nos confédérés sont en bon chemin de nous donner l'occasion légitime de le faire sans qu'il soit besoin de stimuler leur arrogance.

La Gazette de la Croix elle-même, ainsi que je le vois par son numéro de dimanche, s'émeut à la pensée qu'une majorité siégeant à Francfort puisse sans plus de façon disposer de l'armée prussienne. Et ce n'est pas dans ce journal seulement que j'ai remarqué avec inquiétude l'influence exclusive que l'Autriche a su s'assurer dans la presse allemande par des manéges très-habiles et par la manière dont elle sait manier cette arme. Sans cette influence, la prétendue opinion publique n'aurait pu être excitée à ce degré; je dis la prétendue opinion publique, car le gros de la population n'est jamais porté à la guerre, à moins que des maux réels et de grandes souffrances ne l'y poussent. Les choses en sont venues au point qu'aujourd'hui il n'y a presque plus de journal prussien qui ose, sous le couvert des idées de la grande patrie allemande, arborer le drapeau du patriotisme prussien.

La poltronerie générale y joue un grand rôle, ainsi que l'argent, qui ne manque jamais à l'Autriche dans ces cas. La plupart des correspondants allemands écrivent pour vivre; la plupart de nos journaux regardent surtout au produit matériel que donne leur feuille, et un lecteur intelligent peut facilement reconnaître dans quelquesuns d'entre eux s'ils viennent de recevoir une subvention de l'Autri

che, s'ils l'attendent ou s'ils cherchent à s'en faire donner une en publiant quelques articles menaçants.

Je crois que nous pourrions modifier notablement l'opinion en inaugurant dans la presse un système de politique prussienne indépendante vis-à-vis des outrecuidances de nos confédérés. Peut-être se produira-t-il à Francfort des événements qui nous offriront à cet effet une occasion toute naturelle.

C'est en présence de ces éventualités que la sagesse de nos mesures de prudence militaire pourra s'affirmer dans d'autres directions encore, et consolidera notre position. Alors le sentiment prussien aura une influence aussi forte et peut-être plus féconde que la Diète. Lorsque nous serons liés avec nos compatriotes d'une façon plus étroite et plus pratique que nous ne l'avons été jusqu'à présent; alors seulement je lirai volontiers sur nos bannières, le mot « allemand » au lieu du mot « prussien »; il perd son prestige si on l'emploie à faux déjà maintenant en l'appliquant à la Confédération actuelle.

Je crains qu'en me voyant faire cette excursion épistolaire dans le domaine de mon ancienne activité, vous ne vous écriiez: Ne sutor ultra crepidam; mon intention n'était pas de faire un cours officiel, mais seulement de porter un jugement compétent sur la Confédération. Je vois dans nos affaires fédérales une maladie de la Prusse que tôt ou tard il nous faudra guérir ferro et igni, si nous ne nous y prenons pas à temps et à une époque favorable de l'année pour entreprendre une cure salutaire. Si aujourd'hui la Confédération était tout simplement dissoute, sans être remplacée par quoi que ce soit, je crois que déjà, sur la base de cette conquête négative, se créeraient bientôt entre la Prusse et ses voisins allemands des rapports meilleurs et plus naturels que ceux que nous avons eus jusqu'ici.

Signé DE BISMARCK.

Note. Nous reproduisons cette lettre quoiqu'elle remonte déjà à plusieurs années parce qu'elle est intéressante en ce sens qu'elle porte bien l'empreinte des idées dont le comte de Bismarck poursuit si énergiquement la réalisation depuis qu'il est au pouvoir.

Sa lettre date de l'époque où la Prusse avait ordonné la mobilisation de son armée, après les premières victoires des armées de la France et du Piémont, et où elle discutait stérilement à Francfort au sujet du commandement en chef des contingents fédéraux.

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